« Penser la technique avec Bernard Stiegler » : tel est le thème du dossier central du numéro 4 des Cahiers, qui rend hommage à l’œuvre de celui qui fut le collègue et l’ami de nombre de chercheuses et chercheurs du laboratoire COSTECH. Arrivé à l’UTC en 1988, à l’issue d’un programme de recrutement ambitieux qui a abouti à la constitution du département TSH (Technologie et Sciences de l’Homme), Stiegler a fondé le COSTECH en 1993 et a continué à enseigner à l’UTC jusqu’à récemment. Philosophe à la renommée internationale, il a consacré son travail à la question de la technique et de ses enjeux pour penser la société contemporaine. Sa disparition survenue l’été dernier nous invite non seulement à revenir sur une œuvre prolifique caractérisée par une grande vitalité, mais aussi à engager une réflexion sur son héritage intellectuel. Si la pensée de Stiegler a résonné au-delà des cercles philosophiques, c’est également en raison des nombreuses responsabilités institutionnelles qu’il a exercées (à l’INA, à l’Ircam, puis à l’IRI), de son engagement dans des collectifs (comme Ars Industrialis, devenu l’Association des Amis de la Génération Thunberg) et des chantiers (tel que le Territoire Apprenant Contributif de Plaine Commune) dont il fut à l’origine, et à travers lesquels il articulait théorie et pratique, réflexion et engagement, inspirant des chercheurs et acteurs d’horizons différents.

Dans ses travaux, le philosophe n’a cessé de mettre en avant et de décliner l’idée d’une technique anthropologiquement constitutive. Loin d’être un simple outil dont nous pourrions nous dispenser, ou le moyen au service de fins déjà données, la technique est ce qui rend possible, façonne et transforme nos manières de penser, d’agir et d’interagir - plus fondamentalement, ce que nous sommes en tant qu’humains. Pour Stiegler, on ne peut penser l’être humain, son origine et son évolution, indépendamment des techniques : l’humain est l’être vivant qui a fait de l’artificialité et de la prothéticité les fondements de son être au monde. Les techniques (du silex au numérique en passant par l’écriture) lui permettent en effet de construire sa mémoire, ses savoirs et ses savoir-faire, et de les transmettre. À partir d’un dialogue avec l’œuvre d’auteurs tels que Leroi-Gourhan et Simondon, Stiegler a souligné comment notre destin est donc fondamentalement lié aux techniques que nous inventons et fabriquons, et qui nous inventent et nous fabriquent en retour, façonnant ainsi toutes les dimensions de notre expérience. C’est pourquoi, depuis ses premiers travaux jusqu’à son dernier ouvrage, il a considéré la technique comme étant la question philosophique fondamentale, là où une certaine tradition l’avait trop souvent diabolisée, mal comprise ou reléguée hors du champ de la réflexion.

Chez Stiegler, cette pensée de la co-constitution originaire de la technique et de l’humain se prolonge en une analyse critique des relations entre la société et les technologies contemporaines, doublée d’une incitation à agir face à l’urgence qui interpelle tout un chacun aujourd’hui. Le philosophe n’a eu de cesse de révéler les enjeux des mutations cognitives, sociales, politiques et économiques portés par les supports techniques, les systèmes d’information et de communication, et les modes d’organisation de notre époque. La réflexion de Stiegler s’est étendue au fil des années dans de multiples directions, en absorbant constamment de nouveaux champs, de l’audiovisuel au numérique, de l’économie à l’environnement. Cette démultiplication des objets d’étude (assortie d’un vocabulaire original et complexe) témoigne du besoin d’apporter des outils conceptuels pour repenser le monde contemporain au prisme de la question technique, mais aussi d’une volonté de se donner les moyens de le changer. En effet, si l’adoption d’une posture critique vis-à-vis des technologies est selon Stiegler nécessaire, elle n’a évidemment pas pour but de conduire au rejet pur et simple de celles-ci, mais permet au contraire de mieux se les approprier pour les transformer. D’après le philosophe, il est en effet primordial de reconnaître la nature ambivalente de la technique. En tant que pharmakon (mot grec qui signifie à la fois remède et poison), toute technique apporte autant de solutions que de nouveaux problèmes potentiels. C’est pourquoi toute technologie doit faire, à ses yeux, l’objet d’une critique pharmacologique, où le pharmakon est « appréhendé du même geste dans ses dimensions curatives et ses dimensions toxiques »1.

Présentation des contributions

Les contributions publiées dans le dossier thématique développent ces différentes facettes et préoccupations de l’œuvre stieglerienne.

L’entretien avec Charles Lenay permet de revenir sur le parcours de Stiegler à l’UTC, le rôle qu’il a joué dans la création de l’équipe de recherche COSTECH et dans la réflexion collective autour de la thèse TAC (c’est à dire de la « Technique comme Anthropologiquement Constitutive/Constituante). L’article de Mathias Gérard se veut une première étape de l’évaluation de l’héritage philosophique de Stiegler. En repartant notamment des trois tomes de La technique et le temps, Gérard montre comment la philosophie de Stiegler est une philosophie de la transmission et de l’héritage (de savoirs, de gestes et d’outils), notions centrales pour appréhender le caractère constituant de la technique, mais aussi une philosophie de l’invention.

Parmi ce dossier, de nombreux articles abordent les réflexions de Stiegler sur notre présent, en montrant comment son analyse de la crise planétaire actuelle, qui pointe la fragilité de modèles économiques et industriels porteurs d’une toxicité systémique (environnementale, sociale et psychique), constitue en effet une sorte de point d’aboutissement de sa critique du devenir contemporain de la technique. Pour Stiegler, le diagnostic d’une croissance accélérée d’entropie, fruit de sa réflexion sur l’Anthropocène (qu’il qualifie aussi d’Entropocène, en jouant sur le mot entropie), appelle des réponses pour lutter contre la prolétarisation généralisée (le fait pour les individus d’être dépossédés de leur savoirs, savoir-faire et savoir-vivre) et la destruction de l’attention engendrées par le numérique et l’automatisation. Ainsi, Maël Montévil présente une analyse de la notion d’entropie (du point de vue de la physique, mais aussi de ses conséquences et ramifications sur les plans biologique et social), afin de mettre en lumière les impasses des sciences contemporaines face à la crise de l’Anthropocène. La possibilité d’une croissance anti-entropique est au cœur de l’article d’Anne Alombert, qui articule les travaux de Georgescu-Roegen et de Guattari avec les réflexions de Stiegler sur la triple crise environnementale, psychologique et sociale. Philippe Barrier se penche sur la question de soin, centrale chez Stiegler, dans sa relation avec les notions de pharmacologie et d’organologie générale. A partir d’une critique des analyses proposées par Lyotard sur la condition post-moderne, Michał Krzykawski aborde la question du savoir à l’ère du numérique et de l’automatisation. Bruno Bachimont rend hommage à Stiegler avec un article nous invitant à réfléchir sur la politesse du numérique comme médiation entre les normes propres aux formats numériques et leur mobilisation dans des pratiques effectives.

Le dossier réunit en outre les vidéos de tables rondes et présentations ayant eu lieu lors du séminaire Phiteco, consacré lui-aussi à la thématique « Penser la technique avec Stiegler » : Eric Boëda y propose une analyse épistémologique de la thèse stieglerienne de la mémoire épiphylogénétique et de son rôle dans l’évolution humaine, à l’aune de découvertes récentes en anthropologie préhistorique ; Xavier Guchet et Victor Puig dialoguent autour de la notion d’organologie, de l’histoire du concept et de son développement chez Stiegler ; Philippe Barrier et Ariel Kyrou reviennent sur la question du « prendre soin » et de son application concrète dans des collectifs et projets d’économie contributive dont le philosophe a été à l’origine ; Anne Alombert examine enfin les thèses de Stiegler concernant les technologies audiovisuelles et numériques en tant que « technologies de l’esprit ».

Le dossier se conclut avec les enregistrements de trois interventions de Bernard Stiegler lors d’éditions récentes du séminaire interdisciplinaire PHITECO, événement annuel du laboratoire COSTECH qu’il avait contribué à créer et auquel il participait régulièrement depuis plus de trente ans. Ces conférences portent sur les thèmes suivants : « Penser la technique dans la disruption », « Anticipation et futurition comme moments de la sélection dans l’exosomatisation » et « De la cognition au savoir, de l’organique à l’organologique ».

Penser la technique avec Bernard Stiegler


Sommaire du dossier de ce numéro :


1 Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie, Paris, Flammarion, 2010, p.16.

Citer cet article

Raimondi, Vincenzo., Levillain, Florent. "Bernard Stiegler, penseur de la technique.", 22 juin 2021, Cahiers Costech, numéro 4.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech121 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article121