Résumé

Les sciences humaines s’évertuent à intégrer le concept de durabilité dans la formation et les activités de l’ingénieur (long terme des processus, pérennité des produits), mais elles n’ont que très peu et que très récemment incorporé une réflexion sur les processus mentaux individuels et collectifs qui rendent possible cette approche. Il semble ainsi primordial de reconsidérer comment notre domaine aborde la relation entre l’ingénieur et la Terre dans laquelle il s’enracine. Cet article se propose donc de s’interroger sur certains concepts directeurs du développement durable (DD), le rapport avec la Terre qu’ils impliquent et l’impact de ce rapport sur l’ingénieur, acteur du DD, sur sa manière de se comprendre et sur les liens sociaux, en portant l’attention sur les aspects neurobiologiques et phénoménologiques de la symbiose entre cet acteur et son milieu de vie. Nous nous appuyons d’abord sur les travaux neuroscientifiques qui traitent de l’évolution actuelle de cette relation en examinant comment la technologie favorise la satisfaction des pulsions primaires au détriment de l’environnement. Nous abordons ensuite les travaux éco-psychologiques qui portent sur le rôle de la nature dans l’engendrement de la psyché et du sensible, de sa connaissance et de sa survie. Nous cherchons par conséquent à montrer comment les approches conceptuelles de ces domaines peuvent nourrir une formation de l’ingénieur au sensible, essentielle à l’évolution vers une société humaine soutenable.

Mots-clés : durabilité, éco-psychologie, cerveau, psyché, sensible

Auteur(s)

Anya Soriya, docteure en littérature comparée, licenciée en anthropologie culturelle et formée en Développement Durable (DD) et RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) et en Éducation au Développement Durable (EDD), est enseignante-chercheuse en sciences humaines et sociales et responsable Développement Durable à IPSA (l’Institut Polytechnique des Sciences Avancées). Adoptant une approche transdisciplinaire, ses intérêts de recherche et d’enseignement portent sur les évolutions du rapport humain-nature en lien avec celles des systèmes de normes et de valeurs, et sur les dimensions multiples de la transition. Elle a développé et mis en place le programme DD à l’IPSA qu’elle continue à faire évoluer.

Plan

Introduction

Un demi-siècle après le premier Sommet de la Terre à Stockholm, les données scientifiques et les analyses historiques n’ont pas réussi à provoquer un changement de la relation de l’être humain avec son environnement. Les processus mentaux qui jouent un rôle inestimable dans le développement de cette relation ne sont pas suffisamment pris en compte. Dans le contexte de la formation de l’ingénieur, acteur influent sur le devenir de la communauté planétaire, la prise en compte de ces processus cérébraux et psychiques s’avère nécessaire à l’évaluation critique du concept de Développement Durable (DD), souligné dans le rapport Brundtland comme processus de changement pour renforcer la satisfaction des besoins et des aspirations humaines actuels et à l’avenir. Cette prise en compte permet également d’évaluer d’un point de vue tout aussi critique la transition écologique ancrée solidement dans le progrès technique. Les travaux neuroscientifiques qui examinent les processus mentaux et leur rôle dans la création et la satisfaction des besoins, contribuant à la création du sens, nous donnent un éclairage utile sur l’évolution actuelle et possible de la relation entre l’homme et la Terre. L’éco-psychologie apporte un regard complémentaire sur cette relation, traitant son évolution et le rôle de la nature dans l’engendrement de la psyché, et proposant un cadre de compréhension pour rétablir une relation saine. Les approches conceptuelles de ces deux domaines apportent une compréhension de l’être enraciné dans son milieu terrestre qui est nécessaire dans la formation de l’ingénieur afin de mener au changement de paradigme qui sous-tend une transition vers une société soutenable.

Les motivations du comportement humain

Les travaux de recherches en neurosciences ouvrent des pistes intéressantes de compréhension et de réflexion sur les causes du comportement de l’être humain qui entraîne la destruction de son habitat à partir de ses motivations profondes. En examinant le comportement dévastateur et contradictoire de l’homme du point de vue neurobiologique, Sébastien Bohler le renvoie à une des structures profondes du cerveau à partir de laquelle est activé le système de récompense : le striatum. Chez l’être humain, ce système communique par l’entremise du neurotransmetteur dopamine avec plusieurs structures cérébrales dont fait partie le cortex préfrontal, siège des processus cognitifs parmi lesquels ceux participant au contrôle de l’attention, au comportement orienté vers un but, à la mémoire de travail, à la planification, à l’organisation, au raisonnement et à l’abstraction (Bohler, 2019). Étant donné le rôle critique de la dopamine dans ces processus cognitifs dits exécutifs ainsi que dans les fonctions exploratoires et motrices, le développement de l’intelligence humaine chez les chasseurs-cueilleurs serait attribuable à l’expansion de l’innervation dopaminergique du cerveau humain (Previc, 2009). Cette théorie expliquerait la Révolution cognitive opérée entre 70 000 et 30 000 ans lorsque sont apparues des nouvelles façons de penser et de communiquer et le début de la domination planétaire par notre espèce grâce à sa capacité de planifier des actions complexes dans des groupes plus nombreux et plus soudés et permettant ainsi la transmission de grandes quantités d’informations (Harari, 2011). Néanmoins, le striatum possède un pouvoir énorme sur le plus jeune cortex dû à son rôle majeur dans le renforcement positif et négatif des comportements nécessaires à la survie d’une espèce en les motivant.

Le striatum joue ainsi un rôle important dans la libération de dopamine produisant un état hédonique lorsqu’une récompense est consommée, ce qui déclenche des processus d’apprentissage dont la finalité est la consolidation des objectifs ou des indices spécifiques annonçant la disponibilité de cette récompense et des actions permettant de la consommer (Pignatelli, Bonci, 2015). Depuis un demi-milliard d’années, les actions et les comportements indispensables pour augmenter les chances de survie d’une espèce à court terme sont appris de cette manière chez les vertébrés, les objectifs essentiels étant notamment de se procurer de la nourriture, de procréer, d’acquérir du statut social pour accroître l’accès à la nourriture et aux possibilités d’accouplement, et également de recueillir l’information sur son environnement afin de saisir les opportunités avantageuses et d’éviter les dangers potentiels, tout en minimisant l’énergie dépensée pour le faire (Bohler, 2019). La dopamine est cruciale pour l’incitation motivationnelle à la réalisation de ces objectifs, l’interruption de sa transmission aboutissant à une dépression motivationnelle profonde, celle-ci empêchant le déclenchement de l’action pour les réaliser et l’apprentissage du comportement qui y est lié, mais elle se trouve également fortement impliquée dans la satisfaction des récompenses ne répondant pas à un besoin physiologique immédiat, telle que la consommation des sucreries ou des drogues et l’acquisition de l’argent ou de la connaissance (Previc, 2009).

Lorsque l’un des objectifs essentiels est atteint, le striatum libère la dopamine, et la deuxième fois que les stimuli de l’environnement physique ou social qui ont été codés de ce premier apprentissage « prédisent » que la récompense va suivre, la décharge de dopamine commence avant que la récompense soit atteinte, permettant ainsi de planifier à l’avance et de prendre des décisions en connaissance de cause (Wolfram, 2016). L’émission de dopamine survient de plus en plus tôt pour les résultats anticipés, mais la décharge se reproduit à nouveau lorsque l’objectif est atteint à condition que la récompense surpasse les attentes dû à l’accoutumance à cette décharge de dopamine émise dès l’anticipation de la récompense. Ceci a pour conséquence, d’une part, de valoriser les résultats supérieurs aux « prédictions » et le comportement les améliorant (Bohler, 2019). D’autre part, le besoin d’une récompense plus grande afin d’obtenir des doses de dopamine plus intenses sous-tend l’addiction due à l’incitation motivationnelle basée sur l’envie (« wanting ») même si la sensation hédonique (« liking ») ne se renouvelle plus (Previc, 2009). Si la récompense ne se produit pas malgré les indices, une erreur de « prédiction » se produit favorisant ainsi l’adaptation par des nouvelles stratégies comportementales et modulant la formation de la mémoire émotionnelle qui y est liée (Pignatelli, Bonci, 2015).

La question du sens derrière les actions

Ce processus de « prédiction » et le contrôle qu’il donne à l’individu dans son milieu lui permet de trouver un ordre intelligible en raison de la cohérence des liens qu’il peut discerner et établir entre l’état de son environnement au moment vécu et son futur état, la capacité d’établir ces liens étant la base de la création du sens dans le monde (Bohler, 2020). Afin d’expliciter les dimensions différentes englobées par cette détermination du sens, il est utile de l’enrichir avec une définition issue des recherches en neurosciences existentielles. Ce domaine transdisciplinaire, s’intéressant aux processus de fonctionnement du cerveau face aux questions de l’existence et tirant ses racines des neurosciences cognitives et sociales ainsi que de la phénoménologie existentielle, aborde le cerveau à partir de son enracinement dans le corps dont il a besoin, tout ceci afin d’exister dans un monde de normes sociales partagées où l’origine du sens s’enracine dans une appartenance relationnelle au monde a contrario des représentations mentales comme séparées et indépendantes des objets extérieurs (Iacoboni, 2007). La définition complémentaire du sens précise qu’il renvoie à la cohérence perçue entre les représentations mentales, et plus particulièrement entre les croyances, les objectifs saillants et les perceptions de l’environnement ; le manque de cohérence rendrait nos actions inefficaces, arbitraires et déconnectées de notre environnement, engendrant la dissonance cognitive et empêchant le processus d’identification et d’exécution des objectifs importants (Inzlicht et al., 2011 ; 2012). Lorsque cette cohérence est troublée par une « erreur de prédiction » entre les attentes et ce qui se produit, le cortex cingulaire antérieur, une bande de cortex cérébral connectée au striatum s’active, émettant une onde électrique fonctionnant comme un système d’alarme afin d’inciter l’adaptation (Bohler 2020). Néanmoins, plus les résultats ne se conforment pas aux attentes et que le sens devient indécelable, plus l’activation du cortex cingulaire antérieur s’amplifie, activant une réponse hormonale de stress ayant pour effet d’infuser à l’être l’angoisse, la détresse et la peur, tout ceci entraînant un effet néfaste aux niveaux psychologique et physiologique. Les expériences émanant des recherches en neurosciences existentielles soulignent que lors d’une violation d’attente, l’émission du signal de détresse, ainsi que son intensité, dépendent de la perception d’un sens d’ordre établi avant que cette violation n’ait lieu. Plus un sens d’ordre est établi par des moyens expérimentaux variés avant que des tests cognitifs provoquant des erreurs de prédiction se réalisent, plus l’activation du cortex cingulaire antérieur est différée et diminuée en intensité lorsque la violation d’attente se produit. Les expériences réalisées avec des sujets croyants, quelle que soit la religion, montrent la diminution de signal la plus significative. À l’inverse, plus la réflexion des sujets est dirigée vers des idées d’un monde sans sens d’ordre inhérent, de l’insignifiance de la vie humaine dans le cosmos ou de la mort avant les tests cognitifs, plus le signal de détresse émis devient fort (Bohler, 2020).

Le cortex cingulaire antérieur crée des attentes concernant le déroulement de l’expérience basées sur la fiabilité des « prédictions » faites par rapport aux phénomènes et aux événements se produisant afin de maintenir le contrôle et de diminuer le degré de désordre provenant des incohérences dans cette grille de lecture du monde à partir de laquelle il crée du sens. C’est cette partie de notre cerveau qui cherche un ordre intelligible du monde à partir des « prédictions » sur l’environnement et sur le comportement des autres, et elle inciterait également à la création des systèmes de sens chez l’homme, s’évertuant à influer sur son environnement afin de pouvoir mieux prédire et en conséquence mieux contrôler son monde (Bohler, 2020). En abordant le développement des sociétés humaines sous le prisme du contrôle motivant le cortex cingulaire antérieur dans sa quête du sens, Bohler met en évidence l’effritement du sens depuis la révolution scientifique lorsque les visions théologique et cosmologique du monde qui avaient jusqu’alors ordonné l’univers étaient remplacées par la vision mécaniste, et les valeurs sociales des croyances qui servaient à prédire et à contrôler l’environnement naturel et social étaient remplacées par des moyens technologiques. Cette transformation a engendré plus de certitude à l’égard du monde matériel, mais elle a également entraîné plus d’incertitude sur les plans moral et social. À partir du moment où les moyens technologiques ont permis à l’homme de répondre de mieux en mieux à ses besoins matériels, la question du sens a été de plus en plus négligée, une des raisons étant le semblant de contrôle que donnent les technologies qui facilitent la réduction de l’incertitude par rapport à l’avenir, ce que recherche le cortex cingulaire antérieur (Bohler, 2020).

Les recherches en neurosciences existentielles indiquent qu’au-delà d’être seulement des connexions abstraites de l’esprit, le sens constitue un besoin psychologique fondamental, permettant à l’individu d’agir dans son environnement (Inzlicht et al., 2012). Ces recherches neuroscientifiques soutiennent les constatations du psychologue Abraham Maslow il y a près de soixante-dix ans qui fondent sa théorie de la motivation humaine, notamment la hiérarchie des besoins. À la base de cette hiérarchie se trouvent les besoins ou les pulsions physiologiques, suivis par les besoins de sécurité et de stabilité motivant, parmi d’autres choses, la propension à rechercher la cohérence et le sens de l’univers qui se manifestent à travers une conception religieuse ou philosophique du monde (Maslow, 1943 ; 1970). Le sens sous-tend les aspirations humaines que le DD cherche à satisfaire. Avec la privation de ce sens offrant à l’homme la possibilité d’agir de manière cohérente, les moyens technologiques se développent et se répandent, puisant les ressources de la planète pour combler ce manque en faisant appel au système hédonique et les envies dérivées des objectifs essentiels pour la survie qui entraînent des addictions d’un striatum sans limite. Depuis que l’homme a développé des technologies de plus en plus performantes et perfectionnées, aussi bien dans le domaine de l’agroalimentaire, de la production industrielle que dans celui de l’information, il n’est ni entravé par ses propres limites, ni par celles de la nature, portant atteinte à l’équilibre du système terrestre avec le dépassement des limites planétaires dans le but de satisfaire les besoins inassouvissables du striatum. L’objectif de minimiser l’énergie qu’il dépense motive l’homme dans ses efforts persistants de mécanisation, d’informatisation et de « plateformisation » des activités humaines, malgré leurs impacts environnementaux et socio-économiques. Les décharges de dopamine se décuplent lorsque la minimisation d’effort va de pair avec la possibilité de combler le manque de sens instantanément avec la nourriture livrée chez soi, les sites pornographiques, les ‘likes’ sur les réseaux sociaux et les recherches Google, ces envies étant satisfaites par un clic (Bohler, 2020).

Malgré les effets néfastes pour la santé planétaire et humaine engendrés par les comportements qui assouvissent les désirs, la plupart de ces désirs ayant été créés afin de maintenir la croissance illimitée de l’activité économique sur une planète aux ressources finies, ces comportements ne changent pas facilement en raison du phénomène de la dévalorisation temporelle. Les recherches en psychologie expérimentale sur ce phénomène, débutées par le psychologue Walter Mischel à la fin des années cinquante, montrent qu’un avantage éloigné dans le temps comporte moins de valeur pour le striatum, celui-ci cherchant une récompense immédiate (Bohler, 2019). La résistance aux tentations de la gratification instantanée exige que les injonctions du striatum soient inhibées par les connexions neuronales du cortex préfrontal. Cette action inhibitrice peut se produire et devenir habituelle, grâce à la plasticité du cerveau, si ces connexions neuronales sont développées : plus on résiste à la satisfaction immédiate, plus les fibres neuronales se renforcent. Inversement, moins la résistance se pratique, plus ces connexions s’atrophient, créant un niveau d’impatience qui s’exacerbe et une capacité d’attention plus limitée (Bohler, 2020).

L’approche éco-psychologique

L’éco-psychologie sert d’approche complémentaire à celles émanant des neurosciences afin de repenser la relation entre l’ingénieur et la Terre, se centrant sur la dimension psychologique du comportement destructif de l’homme envers son habitat. Puisant dans la phénoménologie dont l’éclairage de l’expérience perceptuelle souligne la dépendance de l’esprit à l’égard de la relation de l’être humain avec le monde sensible, l’éco-psychologie cherche à intégrer dans la compréhension de cette relation réciproque les processus inconscients de la psyché qui enracinent l’être humain dans la Terre, ainsi que ceux qui le « déracinent » (Abram, 1996). Elle cherche concomitamment à réintégrer le monde non humain dans la psychologie, se basant sur la compréhension que la nature humaine est profondément enracinée dans le monde naturel dès les peuples premiers afin de rétablir une relation saine entre les deux.

Le déracinement de la psyché du monde naturel est attribué, d’une part, à sa « mutilation ontogénique » présente dès la sédentarisation néolithique lors du commencement d’un changement psychogénétique graduel, celui-ci vécu par l’espèce humaine pendant la plupart de son existence sur Terre, participant ainsi au développement de l’altérité débutant dès la relation maternelle et se poursuivant avec la relation que l’enfant développe avec les êtres vivants et les éléments, ce qui pourrait constituer « un dehors internalisé et incorporé comme un autre dedans » (Shepard, 1982). D’autre part, cette désunion résulte du changement de paradigme de la révolution scientifique, du développement des sciences dites objectives basées sur l’élimination de l’expérience subjective de la réalité matérielle, et du dualisme platonico-cartésien en tant que principe organisateur de la pensée occidentale. Ces éléments à l’origine de la vision du monde occidental moderne entraînent l’objectivité supposée de la conscience et de la réalité, la séparation de l’être humain et du monde naturel, perçu comme une collection des objets insensibles, et la division entre la psyché et le corps. La séparation mentale et spirituelle des sensations, des ressentis et des instincts corporels se projette au monde extérieur de la nature, le coupant du monde intérieur de la psyché, et cette scission est à la racine de la relation destructrice de l’homme avec la nature (Roszak, 1992).

Malgré la prise de conscience que la transition vers une société durable dépend d’un changement du comportement vers un mode de vie durable, ce changement reste en attente, motivant ainsi la recherche sur les visions du monde et jouant un rôle fondamental dans la relation entre l’individu et son environnement en tant que systèmes de sens et de la création du sens (Hedlund de Witt, 2014). Les aspects ontologique et épistémologique de la vision du monde occidental moderne, et l’orientation axiologique qui y est liée, sont corrélés négativement avec des attitudes et des comportements en faveur de l’environnement (Hedlund de Witt, 2014 ; 2016). Cette vision véhiculée par les sociétés industrielles modernes, dépeignant l’individu dans la nature comme un hasard dans le cosmos, joue un rôle inconscient sur le sens de l’existence, les valeurs, les désirs et la position de l’individu envers le monde naturel, favorisant l’angoisse, la peur et, à son tour, entraînant la domination, le contrôle et les tentatives de répondre aux désirs inassouvissables, dérivés des objectifs essentiels à la survie, dus au manque du sens. Par conséquent, la transition à la durabilité exige un changement de perception « afin de voir les besoins de la planète et ceux de la personne comme un seul continuum » (Roszak, 1992).

Un élément crucial de changement de perception, de la manière de voir et de se voir, se base sur une compréhension de la relation interdépendante entre l’homme et le système terrestre. Un exemple de cette interdépendance est la relation co-évolutionnaire de l’être humain avec tous les systèmes biologiques et naturels de la Terre, proposé par l’hypothèse de Gaia de James Lovelock et Lynn Margulis, tirant son nom de la déesse personnifiant la Terre, première divinité à sortir du Chaos selon la cosmogonie hésiodique. Selon cette hypothèse, depuis l’apparition de la vie sur Terre, les êtres vivants agissent de manière active et créative avec la planète pour la former ; ainsi, le potentiel à l’origine de la vie planétaire s’amplifie par toutes les espèces de la biomasse qui agissent de manière symbiotique afin de maintenir l’équilibre dynamique des conditions permettant la vie, l’homéostasie de la Terre (Roszak, 1992). Gaia est reconnue comme un système vivant, complexe, adaptatif et auto poïétique dont les réseaux des relations interdépendantes des systèmes plus simples forment des systèmes plus complexes par l’imbrication, et dont la stratification de plus en plus complexe fait émerger des propriétés à chaque niveau de complexité, celle de l’esprit étant une propriété représentant les dynamiques de l’auto-organisation de chaque système vivant (Capra, 1996). En tant qu’élément d’une vision du monde soutenable, l’intériorisation de ce cadre conceptuel de la relation symbiotique et co-évolutionnaire de l’homme avec les êtres vivants favoriserait l’empathie, permettant dès lors à l’homme d’agrandir la notion de générations présentes et futures et celle de besoins. Au niveau individuel et sociétal, la compréhension de l’être humain en tant que co-créateur de la vie lui permettrait également de retrouver un sens individuel et collectif de ses actions.

Cette manière de conceptualiser la relation entre l’espèce humaine et la vie planétaire permettant de comprendre l’engendrement de la psyché en tant qu’émergence sous-tend la notion de « l’inconscient écologique » de Théodore Roszak. S’inspirant de l’inconscient collectif de la psychologie jungienne, un réservoir des instincts et des archétypes venant du passé ancestral, Roszak propose l’inconscient écologique en tant que réservoir de la trace évolutionnaire liant la psyché à l’histoire cosmique dans sa totalité, celle-ci au cœur de l’esprit et dont la répression est à la racine de la folie de la société industrielle (Roszak, 1992). Recélant le sens inhérent de la réciprocité environnementale, l’éveil de l’inconscient écologique constitue la première étape de la guérison de la relation maladive de l’homme avec la Terre. Cet éveil exige une autre conception de l’écologie qui ne se base pas sur la quantification menant à l’abstraction du vivant, rendue plus aiguë par l’hypertrophie des données écologiques, mais sur l’expérience sensible commençant avec la reconnaissance de l’altérité, la sympathie permettant de sentir avec l’autre (Tassin, 2020). Il se base également sur un rapport au monde avec une attention présente, condition de l’expérience du sensible.

Conclusion

Les processus cérébraux et psychiques et leur rôle dans le développement de la relation de l’être humain avec l’environnement doivent être pris en compte et intégrés dans la formation de l’ingénieur, non seulement pour mieux évaluer le concept du DD et une transition basée sur le progrès technique, mais également pour équilibrer la place prépondérante donnée dans la formation pour fortifier la pensée logique et la rationalité technique. Les approches conceptuelles provenant des domaines des neurosciences et de l’éco-psychologie sont ancrées dans une pensée systémique et relationnelle à l’origine d’un changement de paradigme vers une vision du monde écologique. Cette pensée conçoit l’être humain et le milieu vivant comme un réseau de relations interdépendantes, et elle est essentielle pour influer sur les décisions de l’ingénieur afin de créer une société soutenable.

L’intégration des outils pédagogiques tels que les fresques, basées sur celle du climat, conçue par Cédric Ringenbach, favorise le développement de cette pensée sur laquelle elles sont fondées. Ces dernières années ont vu apparaître des fresques sur les thématiques aussi variées que le numérique, les déchets, le textile, la mobilité, les low techs, le transport aérien, l’économie circulaire, la construction, la biodiversité, l’océan, la forêt, l’alimentation, l’eau, la ville, et la diversité, pour citer les principales. En mettant en avant les relations multiples entre les causes et les conséquences du mode de développement actuel à travers des ateliers participatifs qui incitent le débat et la recherche des solutions, les fresques permettent d’aborder les questions liées au rôle des processus mentaux dans la création et la satisfaction des besoins. Cette réflexion pourrait également être menée dans les cours intégrant les dimensions multiples de la transition énergétique et éco-sociologique.

L’intégration et la promotion des valeurs collectives et partagées sous-tendant un système de sens commun basé sur la pensée systémique renforceront également la transition vers une société soutenable, et donc, constituent un composant essentiel de la formation des futurs ingénieurs. Reconnue par l’UNESCO en 2003 en tant que cadre éthique du DD et plus récemment en 2019 dans le cadre de l’Éducation au DD pour 2030, la Charte de la Terre se présente comme instrument d’éducation manifestant les interrelations systémiques particulières entre les facteurs écologiques, socio-économiques et politiques. En réponse à l’appel du rapport Brundtland à « une “nouvelle charte » prescrivant de nouvelles normes de comportement nécessaires pour maintenir les moyens d’existence sur notre planète partagée, l’idée de développer la Charte de la Terre a fait partie des préparations du premier Sommet de Rio, le but étant de fournir les fondations éthiques sur lesquelles seraient basés l’Agenda 21 et d’autres accords du Sommet. Suite à l’échec des négociations intergouvernementales concernant cette charte, une initiative civile a été lancée en 1994 par les fondateurs du Conseil de la Terre et de Green Cross International, également membres du Club de Rome, permettant la possibilité d’une participation beaucoup plus large de la société civile au processus de consultation et de rédaction jusqu’en 2000 lors de son lancement. En tant que déclaration d’interdépendance et de responsabilité, la Charte de la Terre propose une vision et une éthique globale cherchant à identifier des objectifs et des valeurs partagés qui transcendent les frontières culturelles, religieuses et nationales, et son intégration dans la formation des futurs ingénieurs donnerait des bases fortes au changement de paradigme vers une vision du monde écologique et soutenable.


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Citer cet article

Soriya, Anya. "Penser la durabilité : repenser l’enracinement de l’ingénieur dans son milieu terrestre.", 27 avril 2022, Cahiers Costech, numéro 5.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech145 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article145