Résumé

Cet article tente d’apporter un éclairage sur le processus de massification des automédias sur le réseau social numérique Facebook depuis 2011. A partir d’une enquête qualitative par entretien semi-directifs et par des observations réalisées en ligne entre le mois de décembre 2020 et avril 2021, l’objectif est ici de revenir sur les évolutions de cette pratique, identifiée comme héritière du « néo-militantisme ». Nous nous intéresserons particulièrement à deux événements politiques majeurs ayant exercé une influence sur l’évolution des activités et discours des administrateurs de pages Facebook à caractère automédiatique. Le mouvement des Gilets jaunes puis successivement les mobilisations contre les mesures sanitaires liées à l’épidémie de Covid 19, ont incité de nouveaux militants aux profils sociologiques variés, à s’emparer des réseaux sociaux numériques afin de proposer une information alternative, tout en assumant un engagement énonciatif à l’encontre des médias traditionnels et des représentants politiques. Il s’agit alors de comprendre d’une part pourquoi la plateforme Facebook a été investie par ces internautes militants en tant qu’outil sociotechnique favorable au développement d’automédias, mais également d’étudier la diversité des pratiques et discours qui se côtoient sur le réseau social numérique, en les resituant dans les contextes d’émergence de chacune de ces pages, afin de mettre en exergue leur pluralité, tant sur le plan politique que méthodologique.

Auteur(s)

Titulaire d’un master de sociologie obtenu en juin 2022 à l’Université de Paris Cité, je me suis particulièrement intéressé au cours de mon cursus à l’étude du mouvement des Gilets Jaunes. Lors d’un premier mémoire de master j’ai notamment abordé cette mobilisation inédite à travers le prisme de la médiatisation alternative réalisée par les militants sur le réseau social numérique Facebook. Puis dans le cadre d’un second mémoire de master et à l’issue d’une participation à une enquête avec le collectif de recherche Quantité Critique, portant sur les trajectoires professionnelles et les conditions de travail des militants Gilet Jaune dans l’Oise, j’ai appréhendé ce mouvement social comme une mobilisation symptomatique des mutations structurelles modernes du travail salarial en France.

Plan

Introduction

Le mouvement des Gilets Jaunes, qui a émergé de manière soudaine le 17 novembre 2018, a marqué un tournant dans le développement d’automédias1 à caractère militant, sur les réseaux sociaux numériques et plus particulièrement sur Facebook. En effet, au cours de la dernière décennie, la plateforme s’est progressivement imposée comme un espace privilégié de diffusion pour des contenus alternatifs, parfois subversifs, à caractère politique, notamment en raison de sa grande popularité et des deux milliards d’adhérents qu’elle comptait en 2021.

Ces pages Facebook d’automédias, qui se développent massivement lors du mouvement Gilets Jaunes, rappellent en de nombreux aspects ce que Fabien Granjon nommait le « néo-militantisme » pour désigner le mode opératoire de militants, non affiliés à une organisation politique spécifique au cours des années 2000, qui utilisaient les outils socio-technologiques à leur disposition, afin d’offrir une visibilité à leurs causes. Les outils dont disposaient ces néo-militants étaient alors les listes de diffusion, les blogs et les sites internet qui : « actualisent au mieux certaines des modalités d’engagement caractéristiques de la “nouvelle“ critique sociale telle que la capacité des néo-militants à faire circuler l’information, à développer des liens, à entrer en relation avec d’autres militants et à s’engager dans d’autres projets  »2. Par ailleurs, ces automédias qui se développent sur Facebook se caractérisent également par le fait qu’ils concilient la production et la diffusion d’une information alternative et un engagement énonciatif à l’encontre des conglomérats de médias traditionnels, réinvestissant ainsi ce que Dominique Cardon et Fabien Granjon3 nomment la critique « expressiviste ». Jusqu’à l’avènement des réseaux sociaux numériques, internet de manière générale et par conséquent les pratiques automédiatiques, restaient réservées aux usages d’une population fortement dotée en capitaux culturels et économiques4. Les réseaux sociaux numériques, et particulièrement Facebook, ont alors permis la démocratisation de la pratique. Si des automédias « néo-militants », « expressivistes » semblent se développer massivement lors du mouvement des Gilets Jaunes, la pratique existe sur Facebook depuis plusieurs années déjà. Cependant, jusqu’alors, les automédias sur la plateforme étaient principalement administrés par des individus aux profils sociologiques similaires à ceux des néo-militants sur le web participatif, à savoir des internautes particulièrement politisés, qui revendiquent une proximité idéologique avec la gauche radicale, et détiennent, eux aussi, des capitaux culturels et scolaires fortement élevés. Ces premiers automédias sur Facebook, tels que L’Insurrection et l’Information révolutionnaire5, aux ambitions modestes, étaient héritiers des mouvements autonomes de la séquence politique 2011-2016 et des mobilisations contre les lois travail.

A travers cet article, nous proposons de décrypter le processus de massification et de démocratisation d’automédias néo-militants sur la plateforme Facebook. L’analyse des premières pages d’automédias émergées sur cette plateforme (I), nous permettra d’observer l’évolution majeure, opérée par les administrateurs de pages Facebook qui émergeront à l’issue du mouvement des Gilets Jaunes et de la mobilisation contre les mesures sanitaires, dans les discours et les pratiques de ces derniers. (II). Ces différents contextes d’émergence donnent des éclairages sur les raisons du succès et la manière dont la plateforme Facebook a été investie par ces internautes « néo-militants », en tant qu’outil sociotechnique favorable au développement d’automédias, malgré des politiques d’utilisation contraignantes (III). Nous tâcherons ainsi de mettre en exergue la pluralité de ces automédias néo-militants, tant sur le plan politique que méthodologique, qui amène à déconstruire une lecture réductionniste et négative de ces médias.

Méthodologie

Cet article repose sur une enquête s’appuyant sur neuf entretiens semi-directifs, réalisés avec des administrateurs de pages Facebook automédiatiques. Au cours des entretiens, les thèmes abordés étaient le parcours militant des administrateurs, leur rapport aux médias traditionnels, les motivations à l’origine de la création de l’automédia, la manière dont celui-ci est administré et enfin leur rapport à la plateforme Facebook. Ces pages se distinguent par leur nombre d’abonnés, le contexte de leur création et leurs usages de la plateforme. Toutes ne proposent pas le même type de contenu (article, live, photographies, montage vidéo) et certains administrateurs sont les créateurs des contenus diffusés alors que d’autres sont de simples relayeurs d’informations. Deux pages créées lors de la séquence politique 2011-2016, comptabilisant chacune plusieurs centaines de milliers d’abonnés ont été contactées : L’insurrection et l’Information Révolutionnaire. C’est également le cas de cinq pages créées pendant le mouvement des Gilets Jaunes, dont trois comptant entre 50 000 et 100 000 abonnés : Le Citoyen, L’informateur Indépendant, L’information Libérée ainsi que deux autres pages de moins de 20 000 abonnées : L’information du Peuple et Le média Libre. Enfin deux autres automédias créés pendant la crise sanitaire de Covid-19, comptabilisant moins de 20 000 abonnées ont également été contactées : La véritable information et Actualité Populaire (les noms des pages ont été anonymisés). Ce travail s’appuie également sur un journal de terrain rendant compte d’observations hebdomadaires en ligne, entre les mois de décembre 2020 et avril 2021 sur les pages évoquées, ainsi que sur trois autres identifiées comme exerçant une influence sur la sphère automédiatique. Dans ce journal de terrain 45 publications et leurs espaces de commentaires ont été archivés.

I. 2011-2018 : Une actualisation du « médiactivisme » à l’ère de Facebook

Une première génération des pages Facebook d’automédias néo-militants apparait en France entre 2011-2018. Au cours de cette période la pratique demeure embryonnaire, elle se limite à quelques cercles d’individus politisés revendiquant une appartenance idéologique à la gauche radicale. L’une des administratrices de la page l’Insurrection, évoque ainsi l’ambition modeste des créateurs à l’origine de leur démarche :

« Cette page a tourné pendant des années on va dire avec 3 000 abonnés, rien de particulier, enfin pas de visées de devenir imposant ou massif, c’était vraiment de partager des liens, partager des réactions sur essentiellement l’actualité politique, économique et sociale mais voilà c’est resté une page avec une dimension modeste pendant des années. ».

Comme nous l’avons mentionné en introduction, les administrateurs de ces premières pages ont, pour ceux rencontrés, une longue carrière militante et sont fortement dotés en termes de capitaux culturels et scolaires. Leur pratique automédiatique se caractérise par un usage récurrent de l’écrit. Ils publient régulièrement de longs articles ou tribunes, révélant certaines compétences rédactionnelles qui les rapprochent des journalistes de formation. L’administratrice précédemment citée, souligne dans son entretien les compétences dont disposaient antérieurement les membres de l’équipe qui alimentent aujourd’hui la page Facebook :

« On n’a pas la prétention à aucun moment d’être des journalistes professionnels. Enfin oui et non, parce que d’ailleurs parmi nous maintenant il y en a, des gens qui font partie de la communication technique, peut-être avec un diplôme de journalisme, moi-même je suis pigiste depuis deux ans, je suis pigiste pour des médias, évidemment des médias indépendants, mais voilà. Donc oui, on apprend sur le tas pour certains d’entre nous, mais pour d’autres on a déjà des compétences dès le départ quand même individuellement »

Les dispositions culturelles de ces administrateurs de pages Facebook à caractère automédiatique et leur proximité avec les professions journalistiques, rappellent le constat dressé par Aurélie Aubert dans ses travaux sur les « journalistes citoyens »6, qui remarquait également de telles dispositions chez les journalistes amateurs présents sur le web participatif. L’apparition de ces pages d’automédias, que l’on peut qualifier de précurseurs sur Facebook, semble dès lors être héritière de la blogosphère « médiactiviste »7, étudiée par Dominique Cardon et Fabien Granjon, en raison des caractéristiques sociodémographiques des administrateurs d’une part, mais aussi de leur engagement à l’encontre les médias traditionnels. En effet, ces derniers reprennent volontiers les discours des tenants de la « critique expressiviste »8 dénonçant la partialité du système médiatique traditionnel et déclarent tenter d’imposer certaines problématiques à l’agenda médiatique, en relayant des informations qui seraient occultées par les médias qualifiés de mainstream, comme le raconte l’une d’entre eux :

« Les médias ont des lignes éditoriales. Ils vont avoir des conférences de rédac où ils vont décider de traiter tel ou tel sujet. Et puis tel ou tel sujet. Finalement ça passe à la trappe parce que c’est pas officiel. Alors que nous, ou bien d’autres pages, on trouve que symboliquement c’est hyper important. Et pour le coup quand on en parle, ça oblige aussi les médias [traditionnels] à s’en saisir »

Leur activité s’inscrit également dans une démarche militante et leurs publications concernent principalement l’actualité politique et plus particulièrement celle des mouvements sociaux. Ces administrateurs d’automédias revendiquent par ailleurs une proximité idéologique avec des courants politiques de la gauche radicale, qui fait écho, là encore, aux internautes « néo-militants » tenants de la critique « expressivistes », sur le web participatif. Un administrateur de la page Facebook l’Information Révolutionnaire déclarait ainsi :

« On peut soutenir, entre guillemets, des actions dites radicales. Mais voilà la radicalité peut être prise justement comme péjorative, c’est un terme qui est éminemment péjoratif quand il vient des mainstream. Mais quand on voit des orgas écolos comme Attac organiser des choses à la Défense, nous ça nous semble refléter cette radicalité. C’est-à-dire que ce sont des actions qui vont un peu plus loin, mais pour nous c’est ça être radical ».

Cet engagement des administrateurs ne se caractérise pas seulement par des prises de position dans les contenus partagés, mais également parfois par une implication directe dans des activités militantes. Ce fut notamment le cas pour certains d’entre eux lorsque le mouvement des Gilets Jaunes a émergé, comme l’explique cet administrateur :

« Une décision est prise par le fondateur de la page de coorganiser un événement Facebook en lien avec le collectif Adama et d’autres, mais notamment le collectif Adama. Alors je sais plus, la première manifestation je crois que c’est l’acte 3, la première manifestation qui se disait anti-raciste essentiellement… anti-violences policières et antiraciste, donc notre page s’associe à cet événement. »

Cette prise de position dans les mouvements sociaux et leur proximité avec les milieux militants progressistes se traduit également par un soutien aux organisations syndicales, qui comme nous le verrons par la suite, les distingue des automédias qui se développent au cours du mouvement des Gilets Jaunes. L’un de ces administrateurs déclare :

« Quand il y a une loi comme Sécurité Globale et que les syndicats appellent à manifester, on suit les syndicats. En tout cas on les soutient, on pousse au maximum. »

L’émergence d’automédias sur Facebook semble ainsi apparaitre comme une actualisation de pratiques et de discours héritiers du « néo-militantisme » et de la « critique expressiviste » - qui existait sur le web participatif - vers de nouveaux espaces numériques que sont les réseaux sociaux. Un administrateur de l’Information Révolutionnaire exprimait ainsi se considérer comme pionnier, puisque celui-ci raconte avoir saisi très tôt, dès 2011, l’opportunité que représentaient les réseaux sociaux numériques et les possibilités qu’offraient ces outils sociaux-technologiques pour le mouvement social, alors que d’autres médias alternatifs en ligne ont longtemps refusé de s’exporter vers ces nouveaux espaces digitaux :

« Nous ne regrettons pas d’avoir utilisé la puissance et la viralité des réseaux sociaux à une époque où ceux-ci étaient encore boudés par la grande majorité des milieux militants. Cela nous a permis de toucher énormément de personnes qui n’auraient jamais eu accès à de tels contenus. ».

Les premières pages Facebook automédiatiques, qui émergent sur le réseau social numérique à partir de 2011, semblent ainsi être les héritières du « médiactivisme » développé quelques années auparavant sur la blogosphère néo-militante. En s’exportant sur Facebook, la pratique automédiatique demeure, à ses prémices, réservée à quelques militants politisés et dotés de capitaux culturels mais ouvre cependant de nouvelles perspectives pour la médiatisation alternative des mouvements sociaux à venir.

II. Le mouvement des Gilets Jaunes et la crise sanitaire de la covid-19 : un second souffle dans le développement des pratiques automédiatiques sur Facebook

Au cours du mouvement des Gilets Jaunes, les pratiques automédiatiques sur Facebook se développent de manière exponentielle. L’une des raisons de ce développement soudain réside tout d’abord dans la multitude de vidéos prises par les manifestants, surpris et parfois choqués par la violence de la répression policière dont ils font l’objet lors des manifestations. Pour une grande partie d’entre eux, primo-manifestants, comme l’a montré une enquête du Collectif d’Enquête sur les Gilets Jaunes9, l’usage de la violence par les forces de l’ordre apparait totalement incompréhensible. C’est notamment ce que décrit l’administrateur de la page Le Citoyen, investi dans le mouvement des Gilets Jaunes, qui a commencé à filmer le déroulé des manifestations auxquelles il participait, à l’issue d’une première expérience violente :

« Je me souviens de la première fois où j’ai respiré du gaz lacrymogène, je me suis bêtement approché de la lacrymo sans savoir ce que c’était et je me suis fait mais déchirer les poumons. Et j’ai passé plusieurs jours comme ça. Et je me suis dit mais putain ! En fait c’est grave cette violence qu’ils envoient sur les gens et tout ! Et du coup j’ai filmé, réflexe, je filme. Je veux garder une trace de ce truc-là ».

Si pour certains c’est le sentiment d’injustice qui semble être à l’origine de leur démarche, pour d’autres il s’agit aussi d’une mesure pour se protéger eux-mêmes, ainsi que l’ensemble des manifestants, comme l’explique un administrateur de la page L’Informateur Indépendant :

« Se couvrir aussi c’est très important. Parce que quand tu filmes tout et que toi tu es dans la légalité, et que tu as un policier qui démarre sur toi, judiciairement même avec une vidéo ils arrivent à dire que c’est quand même de ta faute. T’imagines bien que si c’est pas filmé on est foutu. Et c’est aussi un moyen de pression contre les policiers pour leur dire “Attention ne faites pas n’importe quoi” ».

Par ailleurs, le traitement médiatique particulièrement défavorable aux manifestants comme l’a montré Jean-Louis Siroux10, est également perçu comme « mensonger et stigmatisant » par les militants. Il apparait alors nécessaire pour ces derniers de rétablir leur vérité sur le déroulement des événements mais aussi sur les motifs de leur mobilisation. C’est ce que souligne l’une des administratrices de L’information Libérée, qui dit avoir été particulièrement choquée de la couverture médiatique biaisée d’une manifestation à laquelle elle avait participé :

« Quand je suis rentrée à mon hôtel, j’ai vu les infos. Et j’ai vu qu’on disait qu’il y avait 1000 /2000 vilains petits canards en noir qui avaient tout explosé dans Paris, que c’était quasiment la guerre. Et ça n’avait rien à voir avec ce que j’avais pu vivre de cette journée-là. Du coup je me suis dit, j’ai pas du voir les bonnes infos, j’ai regardé ailleurs, j’ai changé de chaine, c’était la même chose sur les autres médias. Donc bah là je me suis dit il y a un gros problème ».

Un nombre important d’automédias développés par des militants Gilets Jaunes apparaissent alors au cours du mouvement. Pour certains enquêtés, leurs caractéristiques socio-démographiques se distinguent des administrateurs évoqués en première partie, issus de milieux modestes et moins dotés en termes de capitaux scolaires. Ils privilégient davantage les formats visuels (photo, vidéo, live) aux formats écrits, comme l’observait Dominique Pasquier sur les usages d’internet, et notamment de Facebook, par des individus issus de familles modestes11. Par ailleurs, ces formats répondent davantage à la demande de transparence portée par les militants du mouvement, notamment le live lors des manifestations, qui offre la possibilité aux administrateurs de s’adresser directement à leur communauté pour proposer leur interprétation de l’actualité, en contournant ainsi les réseaux médiatiques traditionnels.

Le mouvement des Gilets Jaunes a également pour effet de modifier considérablement l’activité des pages pionnières d’automédias sur Facebook. La violence - physique lors des manifestations et symbolique sur les plateaux de télévision - subie par les manifestants, accroit une demande importante chez les Gilets Jaunes d’informations alternatives. Les pages pionnières, dont l’existence et la renommée sont antérieures au mouvement, s’imposent dès lors comme des références. Leur nombre d’abonnés croit considérablement en l’espace de quelques jours, comme l’indique l’administratrice de l’Insurrection :

« A l’époque [le 17 novembre 2018] je n’y suis pas encore [membre de l’équipe d’administrateur], j’arrive quelques semaines après, avec 2 000 personnes par jour. C’est vraiment un truc énorme, qui montre bien aussi qu’il y avait ce besoin. C’était une nécessité qu’il y ait ce positionnement clairement contre les discriminations. Enfin c’était complétement relié à la question des Gilets Jaunes, mais la place n’était pas vraiment prise en quelques sorte. Mais c’est à ce moment-là que les choses évoluent dans ce sens-là et là bon bah ça n’a jamais cessé, c’était exponentiel ».

Les militants Gilets Jaunes qui souhaitent développer leur automédia s’inspirent directement de ces pages pionnières, comme le traduisent les propos d’un administrateur néophyte qui exprime son admiration pour une page emblématique : «  L’Insurrection, on va dire que c’est mon exemple en fait, c’est mon exemple parce que c’est une bonne page qui font des bons trucs ». Plusieurs enquêtés ayant créé leur page à partir du mouvement des Gilets Jaunes décrivent un processus, qu’on pourrait qualifier de parrainage, entre des pages plus influentes et plus anciennes, avec de nouveaux administrateurs, afin de les accompagner dans le développement de leur automédia. L’administrateur de L’Information Libérée, [automédia nouvellement créé au moment de l’enquête] indique ainsi : « En fait j’ai eu beaucoup de conseils des grands…des grosses personnes, sur des grosses pages, qui m’ont donné beaucoup de conseils ». Des groupes de conversations privés entre administrateurs ont également été créés, sur lesquels l’ensemble des producteurs d’images peuvent partager, aux administrateurs d’autres pages, les contenus filmés lors des manifestations.

Cette influence des pages plus anciennes demeure cependant relative puisque les administrateurs Gilets Jaunes revendiquent un « apolitisme » strict - qui doit être entendu au sens où ils refusent tout positionnement dans un clivage politique traditionnel gauche/droite - à la différence de pages plus anciennes, comme nous l’avons évoqué précédemment. Cependant, les automédias Gilets jaunes, ne s’interdisent pas a priori de diffuser certaines informations au nom d’un non-parti-pris idéologique préalable, ce qui les conduit à développer un engagement énonciatif original, détaché de tout positionnement idéologique, laissant ainsi place à tous les discours « radicaux », qu’ils soient de gauche radicale comme d’extrême droite, occasionnant parfois des contradictions et prêtant le flanc à des accusations de « confusionnisme ». Derrière ces accusations, c’est bien la frontière entre amateurs et professionnels qui est mise en jeu, par des processus d’étiquetage croisés qui visent, de part et d’autre, à délégitimer la forme médiatique concurrente.

Au cours du mouvement, parfois avec le soutien d’administrateurs de pages plus anciennes, un apprentissage des savoir-faire et une réappropriation critique des techniques journalistiques s’est progressivement opérée chez certains administrateurs de pages automédiatiques. Une partie des administrateurs se sont ainsi semi-professionnalisés. Les formats des contenus partagés se sont diversifiés, des investissements ont été réalisés afin de se doter d’outils permettant de produire des contenus plus qualitatifs lors des manifestations et plusieurs d’entre eux ont également entrepris des démarches pour obtenir des cartes de presse. L’un d’entre eux, administrateur de la page Le Citoyen, déclare par exemple travailler en partenariat avec une agence de presse afin de pouvoir vivre de son activité à plein temps :

« Je travaille avec une agence de presse qui s’appelle Presse Libre. Et en fait c’est un mec, ça fait 30 ans qu’il fait ça il est sur tous les terrains. Il va récupérer beaucoup d’info et il vend des images sur toutes les chaines que tu connais. […] C’est aussi pour une question de sécurité quand tu bosses. C’est très compliqué de faire ce travail quand tu n’as pas ce statut et tout, donc il m’a tout simplement donné la carte en fait. Il n’y a pas eu de contrepartie ou de, entre guillemets, : « je travaille pour toi ». C’est un vrai échange aujourd’hui, moi je fais mon contenu et il n’est pas derrière moi pour me dire « est-ce que tu fais ci ou est-ce que tu fais ça ? […] Il y a une vraie reconnaissance de la valeur de ce contenu-là tu vois je le pense vraiment… vraiment et puis à mon avis ça va de plus en plus s’accentuer. Et tu vois ce mec là il est vraiment au carrefour entre le mainstream et les mecs du terrain comme moi qui proposent un contenu vraiment purement alternatif quoi. »

De manière analogue au mouvement des Gilets Jaunes, la crise sanitaire insuffle une seconde dynamique sur Facebook de création de pages automédiatiques par des individus aux caractéristiques sociologiques similaires à ceux des administrateurs Gilets Jaunes. En effet, après l’essoufflement relatif de la mobilisation des Gilets Jaunes au début de la crise sanitaire, la perspective d’un second confinement faisant suite aux multiples contradictions dans la communication gouvernementale sur la gestion de l’épidémie, accentue la crise de la représentation et la défiance envers l’information produite par les médias traditionnels. A partir de la fin de l’été 2020, l’épidémie de Covid-19 devient un sujet particulièrement abordé par les automédias sur Facebook. On voit alors émerger de nouvelles pages reprenant les discours et les pratiques des précédentes tout en revendiquant un « apolitisme Gilet Jaune ». En effet, lorsque l’hypothèse d’une seconde vague de contamination se dessine, après un été passé sans réelles mesures sanitaires, cette perspective fait ressurgir les multiples scandales qui mettent en cause la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement lors du premier confinement. La pénurie de masques et de respirateurs ayant rendu le travail des soignants particulièrement difficile, les débats éthiques imposés dans l’urgence à une société qui n’y était pas préparée, l’isolement des personnes en fin de vie, ou encore de l’impossibilité pour les familles d’assister à la crémation de leurs proches, réveillent les différents traumatismes du premier confinement et attisent sur les espaces socio numériques une vague de contestation et de défiance envers le gouvernement.

III. Facebook, une plateforme « idéale » malgré des politiques d’utilisations contraignantes

Pour une majorité des administrateurs rencontrés, le choix de la plateforme Facebook comme hébergeur de leur automédia semble s’être imposé comme une évidence. La première raison évoquée par ces derniers est souvent la popularité du réseau social numérique qui permet d’espérer atteindre une audience importante, comme l’exprime l’un des administrateurs de l’automédia Actualité populaire :

« Se priver de ça aussi c’est dommage je pense, vraiment, parce que Facebook ça reste le réseau social sur lequel il y a le plus de monde sur la planète. Donc dire aujourd’hui je vais quitter Facebook c’est se priver de trois milliards de personnes quand même. C’est vrai que oui on peut critiquer la plateforme ça n’empêche que… »

Cette popularité de la plateforme apparaît d’autant plus importante que le public ciblé par ces automédias semble être particulièrement présent sur Facebook à la différence des autres réseaux-sociaux numérique, comme le remarque l’administrateur du Citoyen :

« Je me souviens quand j’ai lancé le truc et que je voyais les gens sur le terrain [en manifestation], c’était quasiment que des gens qui étaient sur Facebook. C’était pas des gens qui regardaient des vidéos sur YouTube tu vois, c’est vraiment un profil de personne qui avait son petit profil Facebook et qui s’est rendu compte qu’il pouvait aller chercher des infos autrement et qui est parti les chercher là-dessus ».

Dominique Pasquier, montrait effectivement dans ses écrits la centralité de Facebook dans l’entretien des réseaux d’interconnaissance chez les classes populaires, et l’émergence d’un registre normatif de communication sur la plateforme12, notamment à propos de la manière dont les individus expriment leurs opinions politiques. Par ailleurs, l’interface de l’outil et les fonctionnalités qu’il offre semble parfaitement correspondre aux besoins des automédias militants, comme le rapporte ce même enquêté : « Sur Facebook, en même temps tu peux mettre des vidéos, en même temps tu peux mettre du texte, il y a ce côté un peu hybride tu vois, qui fait qu’il y a un peu du Twitter et du YouTube, on est un peu sur un entre deux avec Facebook ». On peut également ajouter à la liste des formats diffusables sur Facebook, le live qui, comme nous l’avons mentionné, s’est largement développé pendant le mouvement des Gilets Jaunes. De plus, la plateforme offre la possibilité aux abonnés d’interagir avec les administrateurs via les espaces de commentaires et les messageries instantanées. Ceci permet aux administrateurs de recourir au crowdsourcing, méthode qui répond parfaitement à la demande d’horizontalité et à la démarche participative recherchée par les administrateurs comme par les abonnés, qui se tutoient et s’invectivent régulièrement par leurs prénoms.

Enfin, la gratuité de l’outil vient également s’ajouter aux avantages de Facebook énoncés par les administrateurs, pour qui la question du financement est étroitement liée à celle de leur indépendance tant revendiquée et garante de leur légitimité, comme le rappelle un administrateur : « Pourquoi Facebook ? Parce que c’était la plateforme qui nous permettait de se développer, en tout cas d’avoir une entrée en matière, c’est gratuit et jusqu’à il n’y a encore pas très longtemps on était relativement libre de nos publications. ».

Lorsque ce dernier évoque leur liberté de publication comme étant désormais relative, il fait référence au durcissement des politiques d’utilisation de la plateforme survenu au cours de ces dernières années. L’actualisation des politiques d’utilisation est particulièrement contraignante pour les automédias qui diffusent des contenus à caractère politique et militant. Romain Badouard13, à partir de ses travaux sur algorithmes des réseaux sociaux numériques, notamment ceux de Facebook, explique que certaines pages ou contenus sont désormais relégués par les plateformes, de manière arbitraire et souvent opaque, dans des « zones grises », qui limitent fortement leur visibilité, sans pour autant bloquer les publications en question. L’un des administrateurs résume cette mesure avec la formule suivante : « On ne nous dit pas “taisez-vous” mais par contre on nous dit “ne parlez pas trop fort” ».

Cette évolution de l’outil a alors remis en cause la centralité de Facebook pour les créateurs d’automédias et suscité des débats entre administrateurs sur le choix de se diriger ou non vers d’autres plateformes, pouvant être perçues comme moins contraignantes en termes de politiques d’utilisations, telles que le réseau social russe VK, ou encore les plateformes Mastodon et Télégram. Cependant, pour une majorité d’entre eux, en dépit des nombreuses restrictions Facebook demeure une plateforme incontournable pour les automédias néo-militants.

Conclusion

La massification des pages Facebook d’automédias « néo-militants », « expressivistes » semble ainsi être le fruit d’un processus socio-historique qui trouve son origine dans le web participatif et la blogosphère. Ces discours se sont exportés sur Facebook en raison de la popularité de la plateforme, de la visibilité qu’elle offre aux administrateurs ainsi que des fonctionnalités de son interface. Facebook permet alors à ces derniers d’interagir avec les abonnés mais aussi de partager une grande diversité de formats, répondant aux exigences de transparence et d’horizontalité prônées par les militants Gilets Jaunes. Le mouvement social des Gilet Jaunes, puis la crise sanitaire de la Covid-19, ont successivement fait émerger une multitude de nouveaux acteurs, avec des caractéristiques sociodémographiques différentes, qui se sont emparés de ces discours et ont contribué à les faire évoluer.

Ainsi, la critique « expressiviste » dans sa forme la plus populaire sur Facebook, apparait comme désormais « apolitique » bien qu’elle laisse parfois observer une certaine complaisance avec des discours radicaux. La radicalité est devenue un moyen d’expression normalisé sur ces espaces.

Cependant, si cette forme d’expression semble parfois entretenue sur ces pages Facebook, il est important de rappeler qu’elle n’est pas la conséquence de l’outil sociotechnique, mais que Facebook est un prolongement digital de l’espace social où s’exprime la radicalité d’une population, engendrée par le mépris de la classe politique et du système médiatique. Jen Schradie rappelait à ce propose « The ‘gilets jaunes’ movement is not a Facebook revolution » [le mouvement des Gilets Jaunes n’est pas une révolution par Facebook], mais simplement un canal de communication, comme la radio en fut un pour la Résistance Française, ou encore comme le courrier en fut un autre lors la Révolution de 178914. Il nous semble toutefois nécessaire de conclure en rappelant que les accusations de « réseau de désinformation », si ce n’est de « réseau complotiste », dont sont parfois les cibles les administrateurs des pages automédiatiques sur Facebook, sans prendre en considération la dimension politique de ces discours, ne permet certainement pas de comprendre la diversité des activités, des objectifs et des rigueurs avec lesquelles sont développés et entretenus ces médias.

Par ailleurs, ce réductionnisme légitime une censure arbitraire et systématique des plateformes, contreproductive car accentuant les effets de défiance du fait de son injustice et de son opacité, et donnant du crédit à toutes les théories, parfois conspirationnistes, qui ne peuvent être déconstruites sans transparence ni dialogue.

Au regard de ces conclusions, la massification des médias alternatifs sur les réseaux sociaux numériques semble dès lors pouvoir être interprétée comme un appel à la considération d’une population délaissée par la classe politique et occultée par le paysage médiatique, une revendication d’un droit à la vérité, en somme, en un acte politique citoyen.


Bibliographie

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Schradie, J., (2018) The ‘gilets jaunes’ movement is not a Facebook revolution, in, The Conversation, [en ligne], https://theconversation.com/debate-the-gilets-jaunes-movement-is-not-a-facebook revolution-108627

Siroux.J-L. (2020) Qu’ils se servent de leurs armes. Le traitement médiatique des Gilets jaunes. Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 162 p.

Pasquier, D. (2018). L’Internet des familles modestes  : Enquête dans la France rurale. Paris. Presse des Mines.

Thiong-Kay, L. (2020). L’automédia, objet de luttes symboliques et figure controversée. Le cas de la médiatisation de la lutte contre le barrage de Sivens (2012-2015). Le Temps des médias, 35, 105-120.



1 Les administrateurs d’automédias sont définis par Laurent Thiong Kay comme : « des créateurs de contenus et des informateurs capables de filmer puis médiatiser en direct ou presque les événements de la contestation sociale et politique. Dans cette optique, pour toucher les publics militants qui sont leurs cibles premières, ils peuvent créer des comptes sur YouTube, voire des « Groupes » et « Pages » sur Facebook, qui fonctionnent comme les supports numériques de leurs productions audiovisuelles, puis comme d’éventuels espaces pour la construction de l’action collective » (p.107). Thiong-Kay, L. (2020). L’automédia, objet de luttes symboliques et figure controversée. Le cas de la médiatisation de la lutte contre le barrage de Sivens (2012-2015). Le Temps des médias, 35, 105-120.

2 Granjon, F. (2003). Les militants-internautes. Passeurs, filtreurs et interprètes. Communication. Information médias théories pratiques, Vol. 22/1, 11 32

3 Cardon, D., Granjon, F. (2013). Médiactivistes. Paris : Presses de Sciences Po.

4 Cardon, D. (2010). La démocratie Internet  : Promesses et limites. Paris. Seuil.

5 Les noms des automédias cités ont été anonymisés, une description de ces derniers se situe dans l’encadré méthodologique

6 Aubert, A. (2009). Le paradoxe du journalisme participatif. Terrains travaux, n° 15(1), 171 190.

7 Les sociologues définissent le terme de « médiactivisme » comme étant des : « mobilisations sociales progressistes qui orientent leur action collective vers la critique des médias dominants et/ou la mise en œuvre de dispositifs alternatifs de production d’information. » (p.8) Cardon, D. & Granjon, F. (2013), op.cit.

8 La critique « expressiviste » est définie de la manière suivante : « la critique expressiviste dénonce quant à elle la réduction de la couverture des événements par les médias centraux aux seules activités des acteurs dominants, elle revendique alors un élargissement des droits d’expression des personnes en proposant des dispositifs de prise de parole ouverts qui doivent leur permettre de s’affranchir des contraintes imposées par les formats médiatiques professionnels. » (p.11) Cardon, D., Granjon, F. (2013), op.cit.

9 Pour beaucoup d’enquêté.e.s, les Gilets jaunes constituent la première expérience au sein d’un mouvement social. C’est le cas de 46 % des personnes répondant sur les ronds-points, contre 29 % dans les manifestations qui sont plus fréquemment investies par des individus plus expérimentés. (p.883)
Les Gilets jaunes, C., Bedock, C., Bendali, Z., Bernard de Raymond, A., Beurier, A., Blavier, P .. & Walker, É. (2019). Enquêter in situ par questionnaire sur une mobilisation : Une étude sur les gilets jaunes. Revue française de science politique, 69, 869-892

10 Jean-Louis Siroux. (2020) Qu’ils se servent de leurs armes. Le traitement médiatique des Gilets jaunes. Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 162 p.

11 Pasquier, D. (2018). L’Internet des familles modestes  : Enquête dans la France rurale. Paris. Presse des Mines.

12 Pasquier, D. (2018). Op.cit.

13 Badouard, R. (2021). Modérer la parole sur les réseaux sociaux. Reseaux, N° 225(1), 87 120.

14 Schradie, J., (2018) The ‘gilets jaunes’ movement is not a Facebook revolution, in, The Conversation, [en ligne], https://theconversation.com/debate-the-gilets-jaunes-movement-is-not-a-facebookrevolution-108627

Citer cet article

Suberbie, Louison. "Le renouveau des médias alternatifs à l’ère de Facebook.", 20 mai 2023, Cahiers Costech, numéro 6.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech159 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article159