Résumé

Cet article se propose de lire trois auteurs (Gilbert Simondon, Abraham Moles, Yves Deforge) à la lumière de la recherche en design. Le propos de l’article est d’abord historique, il expose le lien, plus ou moins explicite, que ces auteurs entretiennent avec le design. Il est aussi philosophique, puisqu’il s’agira de conclure sur deux perspectives possibles pour la recherche en design : l’une autour du concept de schème, l’autre autour du concept de milieu.

Auteur(s)

Victor Petit, Post-doctorant sur le projet HOMTECH, 2016-2017. Enseignant-chercheur en philosophie des sciences et des techniques, ses recherches portent sur le numérique, le design, et l’anthropocène.

Timothée Deldicque, Stagiaire dans le cadre du projet HOMTECH, 2015-2016. Actuellement doctorant en histoire des techniques à l’EHESS (CAK), doctorant associé au laboratoire COSTECH.

Plan

Introduction

Projet1

Le design n’est pas seulement au croisement de l’art et de l’industrie, comme on le dit souvent, il est également au croisement des SHS et des SPI. La recherche en design fait l’objet des mêmes ambivalences que le design lui-même. Telle que nous l’avons présentée (Petit, 2017), la question de la formation aussi bien que la question de la recherche en design se précise à la fin des années 1960 pour s’épanouir dans les années 1970. Il nous faut ici revenir sur ces années pour tenter d’y décrypter une recherche en design avant que la discipline « recherche en design » n’ait vu le jour. Les recherches en design, dont nous nous faisons l’écho, ne sont pas tant des recherches sur le design (dans la mouvance de Baudrillard, dont l’influence sur la « culture design » est indéniable) que des recherches en design qui tentent de dégager les principes guidant l’activité de conception au moment même où elle articule les possibilités techniques et les possibilités d’usage et de sens.

Le contexte des années 1970 est celui de l’institutionnalisation du design : fondation du Centre de Création Industrielle en 1969, du Conseil Supérieur de la Création industrielle en 1970, puis du Centre de Recherche sur la Culture Technique en 1979, et création de revues axées sur le design (Créé, 1969 ; Traverses, 1975 ; Culture technique, 1979). Dans son histoire de la philosophie du design en France dans les années 1970, Larry Busbea (2009) décrit un parcours qui nous conduit de la concrétisation de Simondon à l’écologie de l’objet de Moles et au méta-design d’Henri Van Lier2 par contraste avec celui de Baudrillard. Plutôt que de méta-design, nous montrerons que l’on peut parler de recherche en design, et nous nous demanderons en quel sens, en effet, des personnes comme Gilbert Simondon, Abraham Moles ou Yves Deforge ont pu y contribuer. Il ne s’agira pas de présenter les doctrines et les trajectoires de ces trois auteurs, seulement leurs liens avec le design. Le choix de ces auteurs est quelque peu arbitraire, mais il est cohérent : ils constituent la part essentielle d’une bibliographie minimale du design tel qu’il s’enseigne à l’Université de Technologie de Compiègne dans les années 1970.

1. Concrétisation et psycho-sociologie (Simondon)

Gilbert Simondon (à gauche) discutant avec Abraham Moles (à droite) à l’UTC
Photographie non datée (Simondon et Moles participaient à l’UV « Culture technique » en tant qu’intervenants dans le début des années 1980, notamment en 1981), exposée sur les murs du couloir « design » de l’UTC, centre Pierre Guillaumat 1.

Simondon, qui a grandi à Saint-Étienne, à l’époque où le catalogue de Manufrance exposait fièrement outils et machines, était amateur de technique, comme on est amateur d’art. Les ateliers de technologie qu’il proposa, de 1953 à 1955, au lycée Descartes de Tours, et qui mêlaient travaux manuels et éducation à la technologie, n’étaient-t-ils pas des ateliers de design ? Ils ne sont en tout cas pas sans lien avec ce qui deviendra le Laboratoire de Psychologie générale et Technologie (1963-1983), à l’Université Paris V. Le lien entre Psychologie et Technologie effectué par son laboratoire n’est-il pas une manière de définir le design ? Hier comme aujourd’hui, rehausser le designer, c’est affirmer qu’il ne se situe pas seulement en aval, mais aussi en amont du processus de production : « l’effort du psychologue, écrivait-il en 1960, est contemporain de l’invention, antérieur à la production, et non un simple adjuvant des procédés de diffusion pour écouler une marchandise déjà en stock » (Simondon, 2014, p. 293). Simondon (comme Moles après lui) parle de « psychologue » là où on parlerait aujourd’hui de « designer ».

Certes Simondon n’est pas au premier abord un philosophe du design, et cela en raison de sa critique du « point de vue de l’usage »3, catégorie pourtant essentielle au designer. Cependant, il faut bien reconnaître que la catégorie de l’usage devient de plus en plus importante au fil de l’œuvre pour s’affirmer pleinement dans sa techno-esthétique (1982)4. Il n’est pas du tout anodin que ce texte sur la psychosociologie des objets d’usage (1960-1961) intègre en son sein une manière de dépasser l’antinomie de l’artisanat et de l’industrie en développant les logiques mêmes de l’industrie (car c’est bien ce qui se joue aujourd’hui avec le mouvement des FabLabs ou des Makers). Si Simondon condamne les parures psychosociales de l’objet, c’est surtout dans la mesure où elles accompagnent l’obsolescence des objets techniques ou qu’elles empêchent sa concrétisation dans son milieu associé. Simondon ne condamne pas le design, mais condamne un certain type de design : celui qui l’associe à la « vente », à la « flatterie », à l’« hypnose » (Simondon, 2005, p. 522). En distinguant résolument le point de vue du fonctionnement et celui de l’usage, Simondon ne critique pas toute pensée et toute pratique du design, mais deux manières tendanciellement déterministes d’envisager le design : d’un côté, la détermination de l’usage par la conception (déterminisme tendanciel de l’ingénieur-concepteur : comme s’il suffisait de changer de techniques pour modifier nos comportements) ; de l’autre, la détermination du fonctionnement par l’usage social (déterminisme tendanciel du designer « social » : comme s’il suffisait de changer nos représentations pour changer le monde). En rejetant dos-à-dos ces deux déterminations, il permet d’ouvrir un espace d’indétermination construit : un espace de jeu et de liberté conquis entre deux systèmes de contraintes – bref, un espace de recherche pour le design5.

Ce qu’on nomme aujourd’hui « recherche en design » n’est-il pas au fond un moyen de développer ce que Simondon nommait « mentalité technique » (1961) ? Cette mentalité se situe en-deçà de l’opposition entre être naturel et être artificiel et engage une refonte aussi bien épistémologique que politique. La mentalité technique est en fait « un mode de connaissance sui generis, employant essentiellement le transfert analogique et le paradigme, en se fondant sur la découverte des modes communs de fonctionnement, de régime opératoire, dans des ordres de réalité par ailleurs différents, choisis aussi bien dans le vivant ou l’inerte que dans l’humain et le non-humain » (Simondon, 2014, p. 296) « La mentalité technique » désigne une disposition à penser par-delà l’opposition de l’artisanat et de l’industrie et le développement d’une manière de sentir et de vouloir incompatible avec toutes les formes d’obsolescence de l’objet technique ; et c’est cette lutte contre l’obsolescence des techniques qui fait le lien entre les questions esthétiques et les questions écologiques. Face à la crise écologique, la plupart des personnes pensent qu’il suffit de changer de techniques (green technology) ; la lecture de Simondon nous enseigne que ce qu’il faut d’abord changer c’est notre relation aux techniques.

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Un sophiste pourrait affirmer que Simondon n’a rien à dire sur le design, puisqu’il n’emploie pas le mot6. Si la philosophie de Simondon est importante pour la recherche en design, c’est justement parce qu’elle propose une grille de lecture qui ne tranche pas entre philosophie de l’ingénieur et philosophie du designer. Si le phénomène de concrétisation7 est issu d’une critique du point de vue de l’usage, il ne s’y réduit pas, et il est tout à fait susceptible de nourrir une pensée et une pratique du design8. Il ne faudrait donc pas se satisfaire d’une opposition trop forcée entre « le mode d’existence technique des objets techniques » et la « psychosociologie de la technicité », l’un excluant l’usage, l’autre l’analysant, et ne réserver au design que le second. Il existe un lien entre la technicité la plus « pure » de l’objet technique (la systématique de leur fonctionnement) et leur psychosociologie (les valeurs associées à l’usage et à leur esthétique), qui est aussi bien un lien entre la technique comme objet et pratique de connaissance (la techno-logie) et la technique comme objet et pratique de design (techno-esthétique) ; un lien que Sacha Loeve a par exemple illustré par le récit des nanotechnologies (Loeve, 2017). Ce lien, c’est le schème.

Qu’est-ce qu’un schème technologique ? Nous reviendrons plus loin sur la question de la définition du schème. Contentons-nous pour l’instant de signaler qu’il s’agit là d’une question susceptible de nourrir la « recherche en design ». Simondon peut être lu comme un théoricien de la conception qui s’intéresse non seulement aux objets techniques, mais aussi au sujet de la technique. Une de ses thèses forte sur l’invention technique consiste à dépersonnaliser ce concept, à le dépsychologiser, puisque l’invention n’est pas plus située dans le sujet que dans l’objet – son concept de « schème » ou celui d’« image » étant en-deçà de la distinction du subjectif et de l’objectif9. C’est d’ailleurs le projet général de sa techno-esthétique : réconcilier les schèmes techniques de conception et les schèmes psychosociaux de l’usage. Or de telles « réconciliations » ne sont jamais données : elles doivent faire l’objet d’un design.

2. Micro-psychologie et écologie communicationnelle (Moles)

L’œuvre d’Abraham Moles participe de la naissance institutionnelle des sciences de l’information et de la communication, notamment à travers ses contributions à la revue Communications10. Elle participe aussi et parallèlement de ce qu’on pourrait appeler une « recherche en design », en ce sens qu’il a tenté d’élaborer une science de l’imprécis, qui est aussi bien une science du quotidien qu’une science de la création. L’œuvre d’Abraham Moles est tellement foisonnante, qu’il a éprouvé le besoin d’écrire une biographie scientifique pour justifier la cohérence de son œuvre (Moles, 1996)11. En dépit de l’extrême diversité de ces champs de recherche, il prétend avoir mobilisé une constance méthodologique qui repose sur deux piliers : la méthode structurale (ou atomique) et la méthode phénoménologique. Son parcours comme son œuvre manifeste sa volonté de réconcilier les deux Cultures12. Le but de Moles fut d’établir une Physique des sciences de l’homme, psychologie de la vie quotidienne qui réconcilie le microcosme avec le macrocosme. « L’Homme est la mesure de toute chose, excepté de lui-même. » (Moles, 1996). Sa manière de croiser les sciences dites dures et les sciences dites humaines n’a que peu d’équivalent à l’époque. C’est pourquoi Moles cristallisait alors les débats. Il y a ses défenseurs comme Vilem Flusser13, et ses critiques comme Jean-Marie Manoury14. Moles est un personnage ambivalent : positiviste et cybernéticien technocratique pour les uns, génial passeur de savoirs et impulseur de champs de recherche pour les autres. Ce qui est certain est que Moles, dans son ambivalence même, appartient à l’histoire du design.

Il est possible de lire Moles comme l’anti-Baudrillard : comme un critique de la critique du kitsch, comme un critique de la critique du fonctionnalisme, comme un critique de la critique du design (Moles, 1967 ; Moles, 1990). Moles n’est bien évidemment pas dupe du design de supermarché, de l’esthétique du superflu, de la péremption incorporée ou de la consommation à outrance, mais ce qui contraste avec Baudrillard, c’est qu’il ne juge pas. Son but est de développer un design « néo-fonctionnaliste », c’est-à-dire une école de pensée qui, sans jamais refuser la raison fonctionnelle et l’existence des objets, veut prendre en compte une étude rationnelle de l’irrationalité de l’homme – ce qu’il a nommé successivement « psychologie », « micropsychologie » et « design ». Les recherches que Moles mène de front à l’Université de Strasbourg15 et à la Hochschule für Gestaltung Ulm (HfG Ulm)16 aboutissent dans les années 1970 à de très nombreuses publications : Le kitsch, l’art du bonheur (1971) ; Théorie des objets (197), Psychologie de l’espace (1972), Théorie des actes. Vers une écologie des actions (1977). C’est dans ces livres que s’élabore sa conception du design. Le designer de Moles est un ingénieur environnementaliste. L’Umwelt est composé de situations, d’actes et d’objets constituant les « coquilles de l’homme ». Pour chaque coquille, les objets servent de médiateurs entre les situations et les actes. L’objet, au sens de Moles, ce médiateur et révélateur du corps social, n’est plus l’objet-fonction, mais l’objet-communication. Ou plutôt la fonction, telle qu’on peut la comprendre dans le néo-fonctionnalisme de Moles, n’est plus l’actualisation d’une structure matérielle, mais l’actualisation d’une relation de communication.

Une des thèses centrales de Moles est que le vide social est compensé par un investissement de l’environnement artificiel. Sa psychologie de l’espace est fondée sur une théorie de l’objet : le constat d’une artificialisation croissante du cadre de vie humain et d’une réification technologique des rapports sociaux (Moles, 1972a, p. 8). Elle a pour ambition l’exploration systématique des différents aspects par lesquels l’être remplit son environnement spatial et temporel et des rapports qu’il entretient avec celui-ci. Moles y met en scène une figure du designer démiurgique qui semble correspondre au « néo-fonctionnalisme » (Moles, 1967) et son design est inséparable de sa théorie des coquilles de l’homme (Moles, 1972b). L’individu y apparaît comme doté d’un certain capital d’espace et de temps et c’est en mesurant cet espace-temps que Moles prétend réconcilier la phénoménologie et la mesure. L’étude des contraintes d’interaction à l’intérieur des coquilles de l’homme est ce qu’il nomme « écologie des objets ». Cette étude est pour lui l’occasion d’appliquer des concepts issus de sciences de la nature dans des disciplines qui paraissent relever des sciences humaines. Dans sa psychologie de l’espace, la distance est déterminante. Ce ne sera plus le cas dans son écologie de la communication largement fondée sur la possibilité de l’interaction à distance, quoique celle-ci garde le principe d’un espace quantifiable : l’interaction de types distincts de communication est située à l’intérieur d’un domaine aux ressources limitées (Moles évoque le budget-temps de l’être, l’espace des territoires, la capacité de la machine cérébrale à traiter les informations, la gamme des ondes hertziennes...). L’écologie des objets, ou plus exactement l’écologie communicationnelle, est définie comme la science des relations et des interactions entre les différentes espèces d’activité de communication, à l’intérieur d’un domaine fermé, définir par le temps disponible pour l’individu ou par la répartition spatiale d’un ensemble social sur dans un territoire. Comme Deforge, il insistera à la fin de sa vie sur l’éco-design17.

Sa conception du design est intimement liée à ce qu’il appelle la « micro-psychologie », car le but du design est de résoudre des situations en créant des objets (théorie des actes). Cela le conduira à ce qu’il nomme un « design situationnel », statistiquement fondé, par lequel il prétend renouveler les méthodes de créativité pour le design. Selon Moles, le design est une discipline récente qui a quitté les mains de l’ingénieur pour se faire disciple des sciences sociales et de l’esthétique. Ainsi, le designer réunit ce que l’artiste avait séparé : la fonction d’usage et de la fonction esthétique. Mais c’est aussi parce que l’ingénieur a été incapable d’adapter sa rationalité à celle de l’usager et du consommateur que le design s’est constitué. Le design est ce qui retire la valeur des mains de l’économiste pour le donner aux mains des psychologues18. Moles s’inscrit ainsi dans toute une école – plutôt allemande – attachée à la sémantique des objets et au cadrage des interactions par les environnements :

« La dimension sémantique de l’objet prise dans son sens le plus strict – l’objet comme transmetteur efficace d’un message fonctionnel -, la notion d’environnement comme cadre de la vie quotidienne, la définition du designer comme médiateur et constructeur de l’environnement sont autant de concepts développés chez Abraham Moles et qui servent de guides aux designers pour définir leur activité. Ces coïncidences témoignent moins de l’influence directe et particulière des œuvres d’Abraham Moles que de la très forte diffusion en France du modèle élaboré à la Hfg Ulm dans les années 1960 » (Leymonerie, 2016, p. 253).

Moles introduit ainsi en France une vision contemporaine du design, qui accorde une place centrale à la communication et au service. C’est à l’Université de Technologie de Compiègne qu’il élabore son concept de « garantie totale », qui semble faire écho au design de service ou même ce qu’on nomme « économie de la fonctionnalité ». Le concept de « garantie totale » est à relier à l’ampleur prise à l’époque par les ligues de consommateurs.

Comparé à Simondon, l’intérêt de la pensée d’Abraham Moles pour le design serait de mettre l’accent sur les étapes aval de la chaîne de diffusion des objets (distribution, achat, usage), plutôt que sur le mode d’existence des objets, leur genèse et l’organisation de la production industrielle – mais ce sans pour autant perdre de vue la dimension technique de ce domaine d’activités. Cependant, à l’heure de l’électronique et de l’informatique, la fermeture des objets techniques s’accuse. Dans les bureaux d’étude aussi bien que dans l’enseignement technique dispensé aux élèves ingénieurs, l’« analyse fonctionnelle » cède la place à « l’analyse de la valeur ». Face à ces évolutions, Moles est convaincu que le fonctionnalisme doit être repensé. Or selon lui, les philosophes de la technique (dont Simondon et Deforge) n’ont pas assez constaté la séparation dans les objets, dont la complexité structurale est croissante, entre l’intérieur et l’extérieur, la structure et la fonction, la machine et son carter, le réparateur et l’usager.

« Le rôle social du designer est la fois promu, en importance, il est le personnage qui arbitre entre le dehors et le dedans, et changé d’orientation : il n’est plus guère designer d’objets-outils car il est complété, et quelque peu remplacé dans cette tâche, par la CAO comme nouvelle donnée du monde de la production, mais il est analyste des actes, il est plus encore analyste des situations qui se découpent dans le flux de la vie des êtres, dans leurs conflits avec l’environnement, il est créateur d’environnements à une échelle quelconque : architecte, modéliste, aménageur d’espaces » (Moles, 2013, p.387)

Le design dont parle Moles est celui des années 1970, indissociable du concept d’environnement. Dans le premier numéro de la revue Environnement de l’Institut du même nom, on trouve un rapport sur le rapport entre design et environnement aux Etats-Unis (tel qu’il s’exprima notamment aux fameuses rencontres d’Aspen – Environment by Design, 1970 – où Baudrillard exprima pour la première fois sa critique du design) et un article d’Abraham Moles où le design est décrit comme « l’étude d’interactions statistiques entre différents systèmes bouclés à l’intérieur d’un cadre constitué par une mécanique sociale » (Moles, 1971, p. 33-34). Esthétique statisticienne et théorie des systèmes forment donc le socle du design chez Moles ! Le designer y est décrit comme un constructeur d’environnement (Umweltgestalter) et la philosophie du design détruit le dogme humaniste de l’immuabilité de l’homme, pour proposer une vision de l’homme comme « auxiliaire d’une créativité de base, qui serait le nouveau produit social fondamental. Le designer apparaît alors comme le Demiurge des rapports entre l’Homme et la Société » (Moles, 1971, p.35). Les objets font système, et ce système des objets prend pour nom environnement. Le designer néo-fonctionnaliste de Moles en est le grand ordonnateur. Dans la revue Design recherche19, Danielle Quarante rend hommage à Abraham Moles, en publiant un texte issu d’une de ses conférences fondamentales devant les étudiants de design industriel à l’UTC. Ce texte s’intitule « Qualité de vie et constance de l’environnement. Le taux de maintenance comme un indice ‘caractériel’ du développement d’une entreprise, d’une culture, d’un pays ». Il y définit le design, ou le « DESSIN GENERAL DE L’ENVIRONNEMENT » (Moles, 1992, p. 11), par sa fonction homéostatique : il s’agit de garantir la maintenance de l’organisme en dessinant la constance de sa relation au milieu extérieur (sans quoi le cycle vie même de l’objet est impossible).

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Plus que pour ses accents démiurgiques, c’est lorsqu’il s’intéresse au schématisme que Moles apparaît le plus intéressant pour une recherche en design. Moles ne cesse de répéter que « penser, c’est schématiser » (Mathien, 1994)20. Ceci est manifeste avec les schémas techniques qui sont « l’"ossature sémiologique" de la révolution industrielle, à une époque où, comme l’avait montré Deforge, la possession du schéma de la machine était, à la limite, aussi précieuse que la possession de la machine elle-même » (Moles, 1996, p.34). C’est à Ulm que Moles énonce les premiers éléments du concept de schématisation (son but est alors d’appliquer sa théorie informationnelle de la perception au design)21, avant d’assurer un cours consacré à la schématisation à l’UTC, à partir de 197422. En réalité, c’est à une véritable politique de l’image qu’il cherche à contribuer à travers la sélection et l’analyse d’une « iconothèque » de schémas industriels et techniques23. Dès la fin des années 1960, il constituait un groupe de recherche consacré à « L’étude des schèmes comme processus fondamental de l’activité technologique  » et collaborait avec Robert Estivals (Estivals, 2005, p. 8 ; Moles, Mouchot, 1971, p. 62). Robert Estivals, récemment disparu, fut à la fois historien du schématisme et acteur du schématisme, avec son groupe Schéma et Schématisation qu’il dirigea jusqu’à sa mort, mériterait une étude à part24. Toute sa pensée se joue dans l’articulation du schème (mental) et du schéma (graphique). Pour ouvrir sa Théorie générale de la schématisation, il cite Le Moigne : « on peut entendre schématisation aussi bien par une connaissance graphique (le designo de Vinci) que par l’interprétation que l’on donne à l’organisation du discours qui l’énonce » (Le Moigne, 1995, p. 35). Moles collabore au groupe Schéma et Schématisation et développe sa « théorie informationnelle du schéma » dans les deux premiers numéros de la revue Schéma et Schématisation (1968, 1969). La collaboration de Moles avec Estivals date du milieu des années 1960, et naît des questions qui surgissent de la volonté d’entreprendre une « schémathèque »25. Leur chemin se croisèrent souvent : Moles et Estivals participèrent au premier Congrès français des sciences de l’information et de la communication qui s’est tenu à l’UTC en 1978 (Estivals, 1978).

Ce que Moles a appris à Ulm, c’est à schématiser. Abraham Moles est lui-même un grand « schématiseur »26, qui aime à schématiser un phénomène par une série de boites noires. La communication, c’est un schéma. La culture, elle-même, c’est un schéma (un cycle socio-culturel). Et ce n’est pas par hasard qu’on retrouve donc l’essentiel de ses idées dans son court texte sur le design graphique (Moles, 1991).

3. Génétique des objets industriels et design idéologique (Deforge)

Gilbert Simondon (à gauche) et Yves Deforge (à droite)
Lors de leur « entretien sur la technologie » (1965), filmé dans le cadre d’un projet de la radio-télévision scolaire mené par Deforge à destination des enseignants de technologie (Deforge, 1966, Jahan 1967).

L’œuvre d’Yves Deforge, qui manifeste un intérêt grandissant avec le temps pour le design27, semble négligée par les philosophes aussi bien que par les historiens, et cela en dépit de ses riches travaux sur l’histoire de la technologie et l’histoire du graphisme technique (Deforge, 1982). Il faut cependant noter qu’en raison de son article traduit dans Design Issues, « Avatars of Design : Design before Design » (Deforge, 1990) et réédité par Victor Margolin et Richard Buchanan (1995), Deforge a eu un peu d’écho dans les design studies.

Le parcours de Deforge se situe aux frontières du monde académique, du monde institutionnel de l’éducation et du monde technique28. Parallèlement à une carrière institutionnelle, il poursuit un parcours universitaire qui le mène à soutenir, en 1966, une thèse de troisième cycle sous la direction de Simondon intitulée : « Genèse des produits industriels : l’invention technique ». Marqué par la lecture de Simondon, il tente de mettre en œuvre l’idée structurante Du Mode d’existence des objets techniques appelant à l’intégration de la culture technique dans la culture générale et devient un des acteurs principaux de la construction de l’« éducation technologique » pendant plus de trente ans (Deforge, 1970)29. Pendant cette période, il rédige de nombreux documents synthétiques qui oscillent entre l’article scientifique et le rapport de préconisations (Deforge, 1964, 1965, 1974). L’exemple le plus parlant de la position frontalière qu’occupe Deforge est sans doute son travail entrepris à la radio-télévision scolaire de 1965 à 1967 sur la technologie, et qui a abouti à la production d’un film documentaire (Jahan, 1967) et d’un texte (Deforge, 1966) à destination des enseignants de technologie30. En préambule à ses « Entretiens sur la technologie », Deforge donne une définition de la technologie très proche de ce qu’on appellerait aujourd’hui le « design » : « Pour résumer, on peut dire que la technologie est la connaissance des corrélations qui mettent l’être technique en accord avec lui-même, avec le milieu et avec l’utilisateur » (Deforge, 1966, p.4). Durant les entretiens que Deforge mène avec eux, Leroi-Gourhan explique qu’« il est impossible de dissocier techno-économie, socio-économie, technologie » (Leroi-Gourhan, 1966, p.9) et Simondon insiste sur le fait qu’« on pourrait présenter la technologie comme comportant aussi un aspect normatif, un aspect d’intégration à la culture, un aspect en somme assez voisin de celui de l’esthétique et peut-être de la morale » (Simondon, 1966, p.24). D’une manière ou d’une autre, il s’agit bien d’une « technologie », qui dans la tradition de Mauss, est comprise comme science humaine.

Poursuivant son parcours universitaire, Deforge soutient une thèse d’État sur l’histoire du graphisme technique en 1975 (Deforge, 1981) et participe à l’aventure que constitue la naissance de l’Université de technologie de Compiègne31. Présent depuis le départ (1972) aux côtés du premier président Guy Deniélou32, il développe deux cours (Unité de Valeur [UV]). La première UV de communication graphique est progressivement confiée à Abraham Moles avec qui Deforge entretient une profonde amitié et dont l’œuvre nourrit la réflexion (Deforge, 1997a). La seconde UV, intitulée « culture technique », constitue l’œuvre pédagogique centrale de Deforge33. Le Centre de Recherche sur la culture technique (CRCT) apporte également son soutien à cette création (Quarante, 1981, p. 159). Cette expérience pédagogique devient à l’époque le principal matériau nourrissant sa pensée (Deforge, 1987 ; 1993b). En quoi consiste cette UV de culture technique et pourquoi est-elle associée au design ?

En 1985, il condense le contenu et les résultats de son enseignement dans Technologie et génétique de l’objet industriel, livre que Guy Deniélou accepte de préfacer pour « [s]on ami Yves Deforge » en ayant « le sentiment de participer à une première : l’instauration d’un courant réflexif à l’intérieur d’une université consacrée à la Technologie » (Deniélou, 1985, p.6). En effet, en proposant cette UV de culture technique, l’intention de Deforge est de « rechercher, avec des étudiants ingénieurs » en voie d’acquérir des compétences scientifiques et techniques, « les points d’appui d’une réflexion sur la conception, la production, la consommation et l’usage des objets produits industriellement, en partant de ces objets (ou de leurs substituts : descriptions, photos, notices et dessins) puisqu’ils étaient omniprésents, actifs autour de nous et par nous, plus ou moins passifs dans les musées, partout en attente de nos questions » (Deforge, 1985, p. 66). Cela fait écho au but de l’éducation technologique qui était d’élaborer des outils de compréhension du monde technique, actuel et futur, et d’action sur lui, en établissant un dialogue avec l’objet technique et en lui posant les questions suivantes : « Dis-moi à quoi tu peux servir ? Dis-moi pourquoi tu fus créé ? Dis-moi comment tu fus créé ? Dis-moi d’où tu viens ? » (Deforge, 1965)34. Le programme de l’UV vise donc à élaborer « une méthodologie d’examen des objets » afin que « nous ayons, par les objets, accès à la compréhension des systèmes dont ils [sont] des émergences » (Deforge, 1985, p.66). À partir des concepts et idées énoncés par Simondon35, il systématise avec ses étudiants une méthodologie qu’il nomme la « génétique des objets » (Deforge, 1985, p.67). Pour Deforge on ne peut comprendre les objets industriels sans passer « par une appropriation de [leur] dimension évolutive » (Deforge, 1989, p.305). Sa génétique des objets met en branle trois « outils conceptuels » (Deforge, 1993a, p. 72).

1) Le premier est la « lignée génétique ». Elle se constitue d’objets ayant la même fonction d’usage (à quoi ça sert ?) et le même principe de fonctionnement (comment ça fonctionne ?) classés par ordre chronologique36. La lignée génétique s’inscrit dans une « famille d’objets » composée de tous les objets ayant la même fonction d’usage mais pas forcément le même principe. Au départ de toute lignée, on trouve ce principe, qui est l’équivalent du « schème de fonctionnement » chez Simondon37. Lorsqu’une lignée émerge, son avenir n’est pas tout tracé, elle peut se perpétuer, bifurquer, fusionner avec une autre lignée, régresser, s’interrompre, s’éteindre ou ressurgir.

2) Selon Deforge ces phénomènes seraient régis par d’hypothétiques « lois de l’évolution » qui constituent son deuxième outil conceptuel (Deforge, 1985, p.72)38. La principale, qu’il reprend à Simondon, est le processus de concrétisation faisant aller l’évolution de l’objet de l’abstrait vers le concret. Alors qu’au départ d’une lignée l’objet technique est abstrait et analytique, c’est-à-dire que ses fonctions élémentaires se juxtaposent et demeurent indépendantes, celles-ci entrent progressivement en relation, « se fondent les unes dans les autres » pour déboucher sur des « synergies fonctionnelles » qui rendent l’objet plus concret et synthétique (Deforge, 1985, p.135). Deforge formule des hypothèses sur d’autres « lois de l’évolution » accompagnant la concrétisation : la miniaturisation est la loi d’évolution vers le plus petit39. L’autonomisation fonctionnelle, énergétique et informationnelle est la loi d’évolution vers « l’auto-adaptation40 » faisant progresser « le nombre d’actes élémentaires pris en charge par la machine » et laissant à l’homme « les procédures de mise en œuvre (ou de mise en marche » (Deforge, 1985, p. 135). Une lignée arrive à « saturation » lorsqu’elle a épuisé toutes ses ressources évolutives, c’est alors qu’interviennent les phénomènes de bifurcation ou d’extinction. Cependant, il se peut qu’arrivé au terme de l’évolution d’une lignée, un objet remplisse parfaitement sa fonction d’usage et se perpétue sans changement (Deforge, 1989, p. 293). En ce cas, l’objet, utilement beau, est en quelque sorte naturalisé, mais il court le risque de sa fermeture, l’ornement seul étant susceptible de le modifier41.

L’analogie entre évolution technique et évolution biologique est très nette dans l’œuvre de Deforge qui parle, par exemple, de sélection naturelle, de race et de croisements (Deforge, 1985, p. 116-118). Il serait donc facile de taxer Deforge d’évolutionniste biologisant ; mais ce reproche semble dégonflé par l’utilisation de son troisième outil conceptuel.

3) Il s’agit de mettre au jour « le ‘‘réseau des relations’’ réciproques que l’objet entretient avec les systèmes de production, de consommation, d’utilisation et avec ses congénères42 » (Deforge, 1985, p. 74) par un travail d’« archéologie dynamique de système » (Deforge, 1993a, p. 72). L’objectif est de reconstituer « le milieu associé au phénomène étudié » (Deforge, 1989, p. 306) afin de tenter de mieux comprendre l’évolution des lignées et leurs perturbations en lien avec des facteurs socio-économiques et socio-culturels expliquant, par exemple, que telle lignée a été développée au détriment d’une autre pourtant plus intéressante techniquement (Deforge, 1985, p.115). C’est à ce niveau qu’interviennent explicitement les SHS. L’enjeu est de rassembler en une seule étude les savoirs dispersés sur l’objet et son milieu produits par les différentes disciplines SHS. Dans la lignée de Georges Friedmann avant lui, le but de Deforge est « donner à des étudiants-ingénieurs les moyens de regarder les objets autrement qu’à travers le prisme de leur idéologie technicienne » (Deforge, 1989, p. 306). Pour ordonner cette approche relationnelle, Deforge propose de poser sur les objets quatre « regards ».

a) Le premier consiste à considérer les objets comme « des produits d’un système de production ». Il s’agit de répondre à la question « comment c’est fait ? » et « pourquoi c’est fait ainsi ? » en étudiant les paramètres sociaux, économiques, organisationnels, psychologiques et éducatifs propres à la société productrice.
 
b) Le deuxième regard, consistant à considérer « des objets dans un système de consommation », questionne la relation des « objets-marchandises » avec le système économique à travers les composantes que sont « la commercialisation, la distribution, la consommation, la concurrence », tout en interrogeant la construction des besoins sociaux. « C’est ici que prend place la réflexion sur l’opposition dialectique entre fonction d’usage et fonction de signe » (Deforge, 1985, p. 75).

La fonction de signe peut être définie comme la valeur esthétique et psychosociale attachée à un objet. Un objet a toujours deux fonctions : d’usage et de signe qui se déploient selon des modalités allant de l’objet dont l’utilité est considérée elle-même comme signe, par exemple de perfection, et l’objet inutile qui n’a qu’une fonction esthétique (Deforge, 1990, p. 43). Mais en s’appuyant sur Jean Baudrillard, Deforge développe toute une critique de la société de consommation dans laquelle « il y a une distorsion entre le système des besoins et le système des signes » (Deforge, 1989, p. 312). La publicité contribue à valoriser la fonction de signe au détriment de la fonction d’usage. La fonction de signe « s’exaspère » dans une « surabondance d’ornements » et la fonction d’usage dans l’hyperfonctionnalité des gadgets. Selon Deforge, le design « se fixe comme objectif de résoudre conjointement les deux problèmes de l’usage et du signe dès la conception » (Deforge, 1985, p. 29-30). Et c’est pourquoi il soutient l’intégration dans les équipes de conception d’« ingénieurs-designers » conjuguant la formation d’ingénieur et de designers comme cela se fait à l’UTC » (Deforge, 1985, p. 28).

c) Le troisième regard, consistant à considérer « des machines dans un système d’utilisation », interroge le couplage « homme-machine » étudié par l’ergonomie à la fois du point de vue du producteur et de l’utilisateur. Il s’agit d’approfondir la question du partage des activités et savoirs entre l’utilisateur et la machine et la question de l’affectivité que l’homme peut éprouver pour une machine en tant que consommateurs d’usage et de signes (Deforge, 1985, p. 75).
 
d) Le quatrième regard, consistant à considérer « des ‘‘êtres en soi’’ dans un système d’objets », pose la question de l’intégration d’un objet dans plusieurs ensembles, la série, la gamme, la famille d’objets, la lignée, mais aussi au sein d’environnements peuplés d’objets aux fonctions différentes mais « s’assemblant et s’assortissant » (Deforge, 1989, p. 308) en fonction « des styles de vie, de la mode et de l’époque » (Deforge, 1993a, p. 72)

Résumant son propos, Deforge qualifie respectivement ces quatre regards de technique, d’économique, d’ergonomique et d’esthétique (Deforge, 1993a, p.72-73). À partir de cette méthodologie, les étudiants de l’UV culture technique ont produit plus de deux cents mémoires43 et une dizaine de thèses (Deforge, 1994, p.173). Il s’agit d’un véritable enseignement par la recherche. Chaque année, Deforge propose un thème, puis les étudiants s’attachent à des objets en particulier. En 1983 le thème était « les petites machines de notre environnement quotidien » et en 1984 « l’automobile et ses mobiles » (Deforge, 1985, p. 77). Deforge note que si, au départ, les étudiants étaient sceptiques à l’idée de travailler sur des objets anciens, ils se prenaient vite au jeu découvrant que « l’innovation n’est souvent que du vieux remis à neuf, qu’avec une bonne documentation et des clés d’accès, on peut éviter de réinventer l’existant », que, tout autant que le technologique ou l’économique, la psychologie et l’esthétisme sont déterminants, et enfin qu’il y a une réelle « réciprocité des causes et des effets entre la conception d’un objet technique et le milieu » (Deforge, 1987, p. 93). Au travers de cette « leçon de respect intelligent du passé44 » (Deforge, 1989, p. 309), l’acquis principal des étudiants est le sentiment d’une « continuité retrouvée » (Deforge, 1989, p. 310) leur permettant de tirer « des conséquences pour l’avenir » (Deforge, 1987, p. 93).

L’étude généalogique du passé et la réflexivité de l’actuel débouchent, pour les étudiants de Deforge, sur une véritable recherche prospective45. Par exemple, un mémoire d’étudiant sur le vélosolex a donné lieu à la publication d’un article co-écrit avec Deforge dans Design Recherche (Deforge, Robillard, 1991). Dans sa partie « archéologie du design », il développe les facteurs techniques, économiques et sociologiques qui ont conduit au succès du vélosolex – « il répondait à un besoin de liberté et d’autonomie de déplacement à peu de frais » – après la seconde guerre mondiale jusqu’à ce qu’il tombe en désuétude à la fin des années 1980. Découvrant ses caractéristiques promues à l’époque : « économie d’espace, d’énergie, réduction de la pollution sonore », il y voit une « valeur écologique inattendue » en phase avec le présent et fait le projet d’un solex solaire « dont l’esthétique valorise le conducteur ». Deforge imagine que jouant sur « l’affectivité ‘‘passéiste’’, il aurait tout aussi pu être possible de « redésigner » un solex « à l’ancienne » (Deforge, 1993a, p. 77-78). Ce qui a fini par être le cas puisqu’en 2005 puis en 2014, le solex est relancé comme vélo électrique et pliable.

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Les méthodes du design, écrit Deforge, sont très proches de la méthodologie de la génétique des objets. « Mais nous y avons ajouté l’idéologie comme ‘‘direction d’action’’ » (Deforge, 1997a, p. 100). Il s’en explique dans un article justement intitulé par provocation et engagement « Pour un design idéologique des produits industriels » (Deforge, 1991) sous-titré dans une version remaniée « esquisse d’une éthique de la technique » (Deforge, 1993a).

Revenant sur la dialectique entre fonction d’usage et fonction de signe dans la production, Deforge rappelle que pendant longtemps les artisans, les architectes ainsi que de nombreux ingénieurs, comme les « Renaissance designers  » ou ceux qui présentent leurs grandes machines dans les expositions universelles, assument les deux fonctions. L’orientation artistique des ingénieurs laisse libre court à leur liberté et leur affectivité leur donne la capacité de « produire du signe ». Mais au cours de l’industrialisation, le schéma s’inverse. La dichotomisation entre conception et exécution s’accentue. Les savoir-faire sont absorbés par les machines et l’ingénieur se réfère maintenant au modèle des sciences appliquées qui confère à la production une rationalité et un déterminisme toujours plus grand au détriment de l’affectivité et la liberté (Deforge, 1990, p. 44-47 ; Deforge, 1993a, p.104). Le design est né en réaction à cette tendance. Le débat était ouvert depuis la fin du XIXe siècle et l’exemple de la tour Eiffel en est le symbole tout en paradoxe46. Mais au XXe siècle, le problème se complique. Que reste-il au designer si on lui livre le châssis d’une voiture après que celui-ci a été défini à partir de l’application de modèles mathématiques déductifs (Deforge, 1990, p. 48) ?47 On retrouve ici le problème des objets naturalisés et fermés : des « boites noires » qui ne se laissent plus appréhender que par les outils scientifiques. Ce problème cantonne le designer à l’habillage d’objets ayant la même fonction d’usage afin de les différencier en produisant du signe en vue de leur commercialisation. Pour que cette production de signe puisse exprimer autre chose, il faudrait que le designer intervienne dans la conception de l’objet en apportant avec lui des valeurs et des significations construites en fonction de facteurs socio-économiques et socio-culturels qu’il devrait pouvoir lui-même intégrer à la conception. La question est donc de savoir si le designer peut agir sur les finalités du système auquel il participe.

Déplorant le manque de débat sur cette question dans la communauté des designers et l’absence de revendications claires dans la définition du design de Tomas Maldonado adoptée par l’ICSID48, Deforge propose, à l’issue du colloque international sur le design tenu à l’UTC en 1990 de définir le design comme une « méthodologie d’étude constructive, systémique et critique » (Deforge, 1993a, p.103). Constructive, pour signifier que le design doit participer de la conception. Systémique, en référence directe avec la génétique des objets qu’il nomme également technologie systémique et réflexive. Ainsi, il insiste sur la formation qui doit concilier les savoirs scientifiques et techniques formels et les attitudes de créativité et d’imagination. Cette complémentarité devrait être apportée aux étudiants d’écoles d’art, ayant « par définition un certain talent », par des enseignements techniques leur permettant de concevoir des objets (Deforge, 1993a, p. 107). À l’inverse les étudiants ingénieurs de la filière design de l’UTC, ayant déjà de solides acquis en sciences et techniques, doivent suivre l’UV de culture technique (Deforge, 1993a, p.103). Elle doit contribuer à leur permettre de « reconquérir la marge de liberté » réduite à rien par le rationalisme et le déterminisme de l’objet fermé. En reconstituant le milieu de l’objet, les cadres de pensées, les contraintes techniques, économiques, sociales, morales, bref en ayant acquis une véritable culture technique, l’ingénieur-designer doit pouvoir dégager une marge de liberté et l’investir pour affirmer dans la conception des principes qui lui sont propres. Se logeant dans le jeu subsistant entre les contraintes, le designer est cet ingénieur conscient de faire œuvre politique. C’est pourquoi Deforge affirme que le design est toujours idéologique. Et c’est d’ailleurs parce que le design est idéologique, que son évolution n’est pas écrite49.

Le design est donc également une méthodologie critique qui met en rapport l’esthétique et l’éthique par la mise en œuvre de principes dans la conception. Ces principes font l’objet de choix indissociablement techniques et politiques. Pour sa part, Deforge a choisi l’éco-design50. Avec des étudiants de l’UTC et de l’Institut supérieur de design de Valenciennes, il a essayé de faire de ses options idéologiques des « outils d’action sur le monde en les transcrivant dans quelques principes directeurs » pour la conception : « principe de parcimonie, d’infrafonctionnalité, d’autofaçonnage, de pérennité et de propreté » afin de concevoir des produits « économiques, réutilisables, combinables, durables, non polluants et non agressifs ». Sur l’économie d’espace, Deforge cite notamment un projet mené à l’UTC en 1990 et exploité par Renault et Matra sur la voiture « à géométrie variable » qui étant repliable pourrait être « courte et haute en ville, basse et longue sur route » (Deforge, 1993a, p. 111). En comparaison avec l’audace qui consiste à associer le design à l’épithète « idéologique », les principes énoncés par Deforge peuvent paraître faibles aujourd’hui. Mais c’est oublier qu’en 1990, les réflexions et les réalisations prenant en compte des notions comme le bilan environnemental ou la pérennité étaient encore rares.

Les liens de Deforge à Simondon sont clairs. Comme nous l’avons vu, la méthodologie de la génétique des objets s’inspire explicitement des concepts et idées clés de Simondon (lignée génétique, concrétisation, objet naturalisé, fermé, etc.) et sa notion de principe s’inspire directement de celle de « schème de fonctionnement ». Mais prenant en compte, dès le départ et plus certainement que Simondon, la fonction d’usage des objets techniques, Deforge s’est très vite trouvé concerné par les problématiques entourant le design.

Si les liens entre Simondon et Deforge sont explicites, ceux entre Simondon et Moles ne sont pas toujours évidents, si ce n’est peut-être leur intérêt commun pour la cybernétique. En réalité, entre les trois, il y a bien une certaine idée du design en commun, celle qui ne sépare jamais l’objet de son milieu, celle qui insiste sur le rôle fondamental du graphisme et de la schématisation technique51. Tous, à leur manière, ont inauguré la recherche en design en France. Quarante, Deforge et Moles seront membres du Comité scientifique qui organisa le colloque international intitulé Recherches sur le design qui s’est tenu le 17, 18, et 19 octobre 1990, à l’Université de Technologie de Compiègne, sous le haut patronage du ministère de la recherche et de la Technologie, et du ministère de l’industrie et de l’aménagement du territoire52.

Conclusion

Nous avons accordé plus de place à Deforge qu’à Moles, et plus de place à Moles qu’à Simondon, en raison inverse de leur notoriété. Mais la question fondamentale n’a pas encore été posée : peut-on tirer, de la confrontation de ces trois auteurs, une direction pour la recherche en design ? Nous le pensons, et nous en indiquerons deux.

Développer la compréhension du schème.

Le schème de Simondon, n’est pas le schématisme de Moles, qui n’est pas le schéma de Deforge, mais ceci semble tout de même indiquer une direction pour la recherche en design. Le cadre de cet article ne suffirait pas à restituer la complexité des questions posées autour de ces concepts de schématisation et de schème. L’important ici étant de constater leur centralité pour la recherche en design naissante.

Comment définir le schème ? De manière minimale, nous le définirions volontiers comme le verbe contenu dans une structure53. Dominique Raynaud définit le schème opérateur comme la classe des actions prototypiques qui peuvent être exprimées par des verbes fondamentaux comme ouvrir, fermer, séparer, lier, etc. (Raynaud, 1999). Un schème technologique, c’est un verbe contenu dans une machine. Vincent Beaubois (2015a) a montré que le schème de Simondon, à la différence de Kant, n’est pas a priori, mais trouve sa source dans les choses mêmes, dans l’opération technique. Pour Kant le schème est cognitif, pour Simondon le schème est technologique, c’est-à-dire commun à la connaissance et aux choses. Si les schèmes de Simondon sont intéressants pour le design, c’est précisément qu’ils sont à la fois des modes de fonctionnement des objets techniques et des modes de synthèse de l’expérience vécue. Par exemple, le schème de la modulation est à la fois technique et social : il décrit un régime de fonctionnement des composants et des réseaux informatiques, mais aussi des processus sociaux, et il peut être investi pour designer des réseaux sociaux (Hui, 2016). Le schème est à la fois ce qui est connu et la manière de le connaître. Le schème est une connaissance externalisée, et son investigation est un excellent moyen d’établir des passerelles entre les SPI et les SHS54.

C’est en croisant une approche de la conception en train de se faire, qu’il nomme ethnographique, et les philosophies contemporaines s’intéressant à la production matérielle comme genèse, que Vincent Beaubois (2015b) parvient à proposer une compréhension du design qui dépasse l’opposition fameuse de John Christopher Jones entre la boîte noire (black box) et la boîte transparente (glass box)55 qui présupposent toutes deux « la maîtrise intentionnelle des “créateurs” guidant le projet vers sa réalisation » et partagent le préjugé d’un « objet déjà là, déjà achevé, repensant la création a posteriori » (Beaubois, 2015b, p. 50)56. L’erreur réside dans le fait d’ajouter l’intention (la dimension symbolique) à la matière (la dimension technique) pour expliquer la genèse de l’objet (Beaubois, 2015b, p.54). La position de Beaubois est d’affirmer que le design ne produit pas des objets, mais des objets-images (concept qu’il emprunte à Simondon) ou des diagrammes (concept qu’il emprunte à Guattari et Châtelet). D’une manière générale, les travaux de Vincent Beaubois57 posent la question du schématisme comme le cœur de la recherche en design et prolongent ainsi une tradition française, encore trop méconnue.

Développer notre compréhension du milieu.

Cela semble entendu : le designer ne construit pas tant des objets que leur insertion dans un milieu, à la fois technique et humain. Simondon, Moles et Deforge emploient le concept de « milieu ». Seul le premier cependant, semble ne pas le confondre avec celui d’environnement. Le contexte des années 1970, dans lequel s’inscrit cet article, est celui de l’importation simultanée de deux concepts (design & environment), de leur compénétration, voire de leur confusion58. Le concept d’environnement est venu recouvrir celui de milieu.

De Moles à Deforge hier à Findeli et bien d’autres aujourd’hui, le projet en design semble associé à l’épithète « écologique ». Est-ce un effet de mode ? Ou la raison même du design ? Notre hypothèse de recherche est que la recherche en design continuera d’être aveugle à sa propre dimension éthique59, tant qu’elle éludera la distinction entre le concept d’environnement (Umgebung) et le concept de milieu (Umwelt). Cette distinction entre environnement et milieu (qui n’a pas été suffisamment explicitée par Victor Margolin, qui a finalement choisi le second60) est importante non seulement pour comprendre Simondon, mais surtout pour le design. Nous avons montré ailleurs la manière dont cette distinction est susceptible de départager deux visions du design : l’une héritée de Buckminster Fuller et qui conduit au Design for Environment (DfE), l’autre héritée de Tomás Maldonado et qui conduit au Design for Sustainability (DfS) (Petit, 2015). L’un suppose de modifier nos techniques, d’augmenter leur éco-efficience, l’autre suppose de modifier notre relation aux techniques, notre mode de production et de consommation.

Cette distinction entre environnement et milieu fait écho au concept de schème, en ce sens que le schème n’est ni dans l’intériorité du sujet, ni dans son environnement, mais au mi-lieu du connaissant et du connu. Ces deux recherches pourraient se croiser sur des recommandations méthodologiques ayant pour but de réunir les objets-dessins et les objets-desseins.


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1 Ce travail a été produit dans le cadre du projet de recherche « HOMTECH » (Sciences de l’homme en univers technologique), financé par la Région Picardie et le FEDER. Projet co-financé par l’Union européenne. L’Europe s’engage en Picardie avec le Fond européen de développement régional.

2 Henri Van Lier, théoricien de la technique et métaphysicien inclassable de l’anthropogénie, fut aussi théoricien du design (Van Lier, 1967 ; Van Lier, 1968). Les textes de Van Lier sur le design, proches de l’esprit de Moles, nous conduisent du « design informationnel » développé à l’Hochschule für Gestaltung d’Ulm, qui ne part plus de l’objet, mais du circuit de communication où il est inséré comme un relais, au « métadesign » (qu’il emprunte à Van Onck). « Pour composer son message, le designer a dû, plus ou moins consciemment, puiser dans un code, dans un système de structures générales reçues comme références dans son milieu. […]. Ces éléments de code, les théoriciens de l’information ont proposé d’en faire l’objet d’un metadesign, réservant le terme de design aux messages particuliers » (Van Lier, 1968). « Bref, le metadesigner, bardé de géométrie topologique, de physique des usures, de human engineering, renoue avec les perspectives du Bauhaus en les élargissant » (Van Lier, 1968).

Le travail d’Henri Van Lier mériterait une étude à part. Simondon, à propos de son livre sur le nouvel âge de la technique, a écrit une lettre élogieuse à l’auteur dans laquelle il précise que « ce travail possède une grande force esthétique capable de créer un lien, d’instaurer une communication, sous les espèces d’une activité du schématisme imaginatif » (cf. Van Lier, Priorité de la technique, « Introduction » : http://www.anthropogenie.com/anthropogenie_locale/phylogenese/nouvel_age.htm ). Notons aussi que Van Lier est la source de Baudrillard concernant le design.

3 Selon Simondon, ce qui est pertinent, pour celui qui veut comprendre la technique, ce ne sont pas les homologies d’usage, mais les analogies de fonctionnement. Pour lui, l’usage ne nous fait connaître l’objet technique qu’en surface, car dès lors qu’on ouvre la boite noire, on s’aperçoit qu’une même structure possède plusieurs fonctions et qu’une même fonction peut être assurée par plusieurs structures. Sa critique épistémologique de l’usage, doublée d’une critique morale de l’asservissement de la technique à son utilité, lui permet justement d’ouvrir la boîte noire de la technique et d’élaborer des concepts (concrétisation, milieu associé, résonance interne, modulation, etc.) ou des distinctions (éléments/individus/ensembles-réseaux) qui aident à penser la genèse concrète de l’individu technique.

4 Après ses années de thèse, Simondon se tourne vers la question de l’usage : vers la mode ou du moins l’affectivité du vêtement (cf. Attitude et motivation (1960) où il s’intéresse à la mode et au vêtement comme sélecteur), vers la publicité et ses effets (cf. L’effet de halo en matière technique : vers une stratégie de la publicité (1960). Le texte le plus important à cet égard est son cours publié sur la Psychosociologie de la technicité (1960-1961). C’est dans ce texte qu’il se réfère pour la première fois à l’« esthétique industrielle ». Il partage avec ce mouvement la critique de l’art décoratif ou de l’art appliqué (par opposition à l’art impliqué) à travers une conception plus générale de l’esthétique qui désigne un certain mode d’existence, mais il ne partage pas son fonctionnalisme. Au-delà du couple forme/fonction, pour comprendre l’esthétique industrielle il propose notamment le concept de « technophanie » qui est la manifestation esthétique dans l’objet de son fonctionnement et de sa participation à un milieu technique plus vaste que lui.

5 Nous devons ces deux dernières phrases à Sacha Loeve. Mais nous lui devons bien plus.

6 Pour être exact, il l’emploie une fois, tardivement, et dans son sens négatif qui l’associe à une culture de l’obsolescence, celle de la surconsommation (Simondon, 2014, p.346).

7 La concrétisation d’un objet technique est le couplage d’une résonance interne (par synergies et polyfonctionnalité des structures composant l’objet) et d’une résonance externe (par intégration dans le fonctionnement des effets induits dans l’environnement, qui devient milieu associé). La concrétisation confère ainsi à l’objet son individualité proprement technique.

8 Tomás Maldonado dans la définition générale de design industriel se réfère explicitement à la concrétisation d’un individu technique telle que Simondon l’a théorisée : « il faut s’arrêter sur la définition du design industriel employée par l’ICDS (International Council of Societies of industrial Design) en 1961. […] Le design industriel n’[est] pas conçu comme une activité relative au projet […]. On propose […], au contraire, un design industriel qui retrouve sa tâche à l’intérieur de ce procès et dont la finalité exclusive est la “concrétisation d’un individu technique” [Gilbert Simondon, 1958] » (Maldonado, 2008, p.11-12, traduction de Giovanni Carrozzini). Thierry Gaudin, quant à lui, va même jusqu’à interpréter le dessin de Raymond Loewy sur l’évolution de la voiture depuis 1900 comme l’expression du phénomène de concrétisation (Gaudin, 2016, p. 178).

9 Gilbert Simondon dans son cours de 1965, Imagination et invention développe une théorie originale de l’image qui insiste sur sa relative indépendance par rapport au sujet.

10 En 1969, Moles assure la direction du treizième numéro de la revue Communications (revue du Cecmas dirigée par Georges Friedmann), titré Les objets, et qui contient trois articles portant la signature de Moles.

11 « Dans un trajet qui est parti de la Physique mathématique pour aboutir à la Philosophie sociale et à l’analyse critique de la vie quotidienne, nous avons poursuivi des domaines très divers, et ceci apparaît dans nos publications et dans les ouvrages. Cette diversité ne donne pas à leur auteur, l’impression de disparité mais celle d’approfondissement. Ce sont toujours les mêmes outils intellectuels, les mêmes méthodes de pensée, appris au départ des sciences de la nature, qui seront utilisés dans des champs perceptifs dont la nature physique paraît disparate » (Moles, 1996).

12 Le parcours académique d’Abraham Moles oscille entre sciences exactes (il soutient, en 1952, une thèse de doctorat sur la structure physique du signal musical, 1952) et sciences humaines (il soutient, en 1954, une thèse de doctorat d’Etat en philosophie sur La Création scientifique dirigée par Gaston Bachelard, avant de développer deux ans plus tard, une théorie structuraliste de la perception dans sa thèse secondaire intitulée Théorie de l’information et perception esthétique). Pour Moles, il n’y a pas de différence entre création artistique et création scientifique (tous les deux recodifient les possibles), pas plus qu’il n’y a d’opposition entre Science (information) et Art (esthétique).

13 Pour Flusser (Flusser, Manoury, 1973), Moles est un théoricien de la communication qui renverse les sciences traditionnelles en partant de l’inventaire du monde artificiel, et en essayant de trouver non plus la loi des choses mais la loi qui lie les objets à eux-mêmes et entre eux.

14 Pour Manoury, (Flusser, Manoury, 1973), qui se livre à une critique épistémologique, le modèle physicaliste de Moles appliqué aux sciences de la communication est condamnable dans ses objectifs mêmes (taylorisme communicationnel) comme dans ses méthodes (granulaires et atomiques).

15 Moles fonde et dirige l’Institut de psychologie sociale à l’Université de Strasbourg : 1966-1987. Il y développe sa micropsychologie. Son but est notamment d’appliquer la théorie des systèmes aux sciences sociales par la méthode des graphes (qu’il hérite de la sociométrie de Moreno). Il faut noter que cet Institut avait à la fois une mission d’enseignement et une mission de recherche, car « dans les sciences humaines, enseignement et recherche ne sont jamais séparables » (Moles, 1996). Moles dit ici des sciences humaines ce qu’on dirait plus volontiers aujourd’hui du design.

16 Gestaltung est le terme allemand généralement utilisé pour traduire « design », ce qui ne va pas sans faire résonner la tradition allemande de design avec la psychologie de la forme (Gestalt). Moles intègre le corps enseignant de la HfG Ulm en 1961, appelé par Maldonado qui a succédé à Max Bill.

17 « La confrontation des limitations qu’apporte le milieu environnant à l’ensemble des actes humains qui est à la base de l’écologie, a des implications directes sur cette activité de création des objets et des produits qui fut l’une des lignes directrices de notre recherche. Elle entraîne à proposer des règles concrètes pour un « Ecodesign », un design des objets prenant en compte leur devenir, depuis leur naissance jusqu’à leur mort, puis leur récupération ou leur disparition ». (Moles, 1996, p.51).

18 « La valeur de communication attachée à un objet, la valeur de rareté effective dans un environnement donné, la valeur d’usage, doivent être décrites plus par le psychologue que par l’économiste si l’on désire savoir comment exactement se trouve motivés les êtres humains dans le flux de leurs comportements. On entrevoit ici des applications aux problèmes de design et de marketing, de médiation publicitaire ou d’écologie des communications que nous cherchons à établir » (Moles, 1996, p. 24).

19 Cette revue a été créée en 1990 à l’initiative du CONFERE (Collège d’Etudes et de Recherches en Design et Conception de Produits). Il s’agit d’un regroupement d’écoles et de laboratoires (cinq fondateurs : Centrale, Arts et Métiers, Mines, Université d’Angers et UTC) qui agit pour la reconnaissance académique du design. En 1998, la revue prend le nom d’International Journal of Design and Innovation Research. Ce groupe CONFERE est toujours actif, et il organisait en 2016, le 23e colloque des sciences de la conception et de l’innovation : https://confere2016.sciencesconf.org/resource/page/id/1.

20 Il emprunte cette citation au philosophe Edmond Goblot (1858-1935).

21 « C’est également à Ulm que nous avons pu énoncer les premiers éléments du concept de schématisation comme système de message intermédiaire entre les messages à caractère « morphologique », ceux qui ressemblent aux formes dont ils sont censés transmettre le contenu, et les messages à caractère « sémiotique » basés sur l’assemblage de signes résultant de conventions parfaitement arbitraires. Le schéma est un des aspects essentiels de la communication technologique, il repose sur des conventions sociales définies mais se lie d’autre part à toute une application fonctionnelle des Arts graphiques qui trouvait parfaitement sa place dans l’esprit du Bauhaus ou de la Hochschule fur Gestaltung » (Moles, 1996, p.11).

22 Selon Danièle Quarante « l’enseignement de schématique a été mis en place à l’UTC dès 1974, par le Pr. A. Moles qui avait souligné l’intérêt croissant de l’activité scientifique et industrielle pour tous les problèmes qui tournent autour de la médiation par voie d’images plus ou moins schématisées » (Quarante, 1981).

23 Le schéma industriel ou technique « fournit un exemple presque parfait d’un message visuel à caractère fonctionnel extrêmement répandu, l’une des bases communicationnelles de notre société technique dans lequel tous les niveaux d’abstraction (ou d’iconicité) se trouvent pratiquement représentés : nous en avons recueilli un corpus important. Après diverses tentatives infructueuses, ces études se sont traduites par l’organisation, avec un groupe de personnes sensibles à l’importance de ce thème, d’un enseignement sommaire à la nouvelle Université Technique de Compiègne. Affiche, schéma, image documentaire, image artistique, sont donc insérés dans le même réseau d’analyse dimensionnelle, et la communication, dans la mesure où cette dernière se veut « efficace », c’est-à-dire productrice de réactions définies chez le récepteur de celle-ci, doit optimiser les caractéristiques du message dans les différentes dimensions en fonction de celles du sujet récepteur : un opérateur humain plus ou moins spécifié. De telles considérations suggèrent entre autres, des méthodes pour classer un corpus d’images : une « iconothèque » et par là, pour essayer de résoudre un problème qui devient important dans le nouveau monde des images reproduites par les mass media, l’extraordinaire sous-emploi des collections d’images qui se construisent un peu partout dans le monde, ceci comme préliminaire à une véritable politique raisonnée de l’image » (Moles, 1996, p. 52).

24 L’œuvre de Robert Estivals est aussi foisonnante que celle de Moles, et oubliée tout comme elle. Elle engage le concept de schématisation, à la fois comme mouvement artistique et comme discipline scientifique. Il est considéré, avec Abraham Moles, et Robert Escarpit, comme un des pères de la discipline SIC en France. Olivier le Deuff cite sa définition de la communication : « L’étude étymologique du concept de communication a, depuis longtemps, montré qu’il s’agit de l’action de mettre en commun. Le problème fondamental est donc de connaître la relation (medium, moyen, intermédiaire) et les transformations de l’émetteur et du récepteur par l’action de la relation » (Estivals, Biographie, bibliographie, bibliométrie et bibliotique. Noyers-sur-Serein (Yonne), France : Société de schématologie et de bibliologie, 2002, p.17).
Selon lui, la « schématisation étudie l’ensemble du processus de cognition et de symbolisation en se fondant sur deux positions complémentaires : la réduction et l’organisation, la schématisation arborescente et la schématisation réticulaire » ; le « schème est un état de conscience situé entre la perception et l’image mentale d’une part, et la conceptualisation qui permet la réduction et l’organisation des informations, d’autre part » ; et le « schéma est un système symbolique qui concerne tous les langages ». (Estivals, 2002, p.47). Selon lui, toute communication est appréhendée comme transfert d’un schème d’une conscience à une autre par l’intermédiaire d’un schéma linguistique ou graphique (Estivals, 2003b).

25 « Le principe d’une schémathèque fut conçu par A.Moles et repris par P.Duplan qui commença de la réaliser à l’Ecoles Estienne (numéro 3, 13, 20 de la Revue Schéma et Schématisation). Plus tard le principe de la schémathèque fut repris avec M.Candelier. Les mêmes besoins réapparurent dans la seconde période (après 1990). Ce travail, pour l’essentiel, fut accompli par R.Risler » (Estivals, 2003a, p.106). Le but de la schémathèque, nous dit Estivals, n’était pas de constituer une collection, mais de servir à la recherche…. elle était donc abandonnée une fois la recherche aboutie !

26 Par exemple, il a schématisé l’articulation de ses différents champs d’intérêt dans ce qu’il appelait son « sémantogramme » (publié dans le n° 93 de la revue Communications et langages).

27 Très tôt cependant, il est séduit par l’esthétique industrielle et reprend son leitmotiv : « l’esthétique n’est pas un ajout ; ce n’est pas ce que l’on plaque ou l’on applique sur l’objet mais ce qui est impliqué dans lui. Pour reprendre une expression d’Etienne Souriau l’esthétique « surdétermine » l’objet. L’être technique n’est achevé que lorsque le beau et l’utile coïncident en lui. […] L’expression achevée de la technologie du briquet sera l’objet adapté à la forme de la main (genre galet) d’aspect esthétique, à longue vie et donnant une flamme ‘‘par la seule pression du doigt’’ » (Deforge, 1965, p. 15-16).

28 Il est d’abord professeur de dessin industriel puis inspecteur de l’enseignement technique. À l’Institut National Pédagogique (INP), il dirige successivement la formation permanente des professeurs de l’enseignement technique, la Radio-télévision scolaire puis le département de la recherche sur les enseignements techniques. De 1975 à 1982, il est détaché au Conseil de l’Europe en tant qu’expert des enseignements techniques et professionnels. En 1983, il devient inspecteur pédagogique régional pour les enseignements techniques avec une mission nationale pour l’observation de la mise en place de la technologie dans les collèges.

29 Il est présent comme conseiller auprès du directeur de la pédagogie au ministère de l’éducation nationale Jean Capelle dès 1962, année où ce dernier lance le premier enseignement pilote de technologie dans les classes de quatrième et troisième. En 1983, il participe à la Commission Permanente de Réflexions sur l’Enseignement de la technologie (COPRET) qui aboutit à l’inscription de la technologie comme discipline de rang fondamental au collège en 1985. Pourtant, selon lui, l’entreprise de toutes ces années s’est soldée par un échec relatif qu’il explique par la « réunion impossible » de l’éducation technologique avec « le contexte socioculturel de notre société » (Deforge, 1997a). Entre autres raisons, il juge que la méthodologie qu’il avait élaborée pour l’éducation technologique dépassait les capacités d’acquisition des élèves de collège (ces autres raisons sont au centre du travail de thèse en cours de Timothée Deldicque, intitulé « La construction du problème public de l’éducation technologique : école, culture et techniques »).

30 Ils sont composés d’entretiens que Deforge a menés avec des acteurs de mondes différents tous intéressés à la technologie, par exemple : André Leroi-Gourhan, Simondon et Jean Sebestik pour le monde académique, Fernand Picard, ingénieur des Arts et Métiers et directeur des études et recherches à la Régie nationale des usines Renault pour le monde technique, et Jean Capelle ou Louis Bastian – inspecteur de l’enseignement technique, et directeur de lycée et représentant des associations de parents d’élèves – pour le monde institutionnel de l’éducation.

31 Il serait possible d’interpréter l’œuvre pédagogique de Deforge à l’UTC comme la concrétisation de ce qu’il n’a pas réussi à accomplir dans le cadre de l’Education nationale au niveau du secondaire.

32 Entretien HOMTECH avec Danièle Quarante [31/03/2016].

33 Deforge est responsable de l’UV culture technique en tant que chargé de cours à l’UTC. Il poursuit cette activité en parallèle de sa tâche d’inspecteur de l’enseignement technique. Comme l’UV de communication graphique, l’UV de culture technique fait partie des UV de culture générale de l’UTC accessibles à tous les étudiants-ingénieurs mais fléchée pour ceux ayant choisi la filière design. Cette UV est officiellement créée lors de la rentrée 1979 après que « l’Association Internationale des Étudiants ingénieurs a entrepris des démarches auprès du Conseil de l’Europe pour qu’une recommandation soit formulée par le Conseil de la Coopération Culturel en faveur d’un enseignement de culture technique dans le cursus de formation des ingénieurs » (Deforge, 1989, p. 304).

34 Ce qu’il appellera plus tard « technologie systémique » et « qui consiste à considérer l’objet technique comme une ‘‘réponse’’ à une série de questions posées dans un contexte et un milieu déterminé » (Deforge, 1997a, p.98).

35 « C’est à partir [des vues de G. Simondon] et avec ses conseils que nous avons conçu la méthodologie d’étude des objets exposée dans Technologie et génétique de l’objet industriel » (Deforge, 1994, p. 180).

36 On note ici une différence essentielle avec Simondon pour qui seul un principe – un schème de fonctionnement – est capable de fonder une lignée phylogénétique d’objet technique.

37 « Nous avons dit ‘‘schème’’, comme Simondon, mais les étudiants ont entendu ‘‘schéma’’, nous avons alors pensé que le schéma de principe, bien connu des techniciens n’était pas très éloigné de ce à quoi Simondon pensait et nous avons adopté ‘‘principe’’ » (Deforge, 1989, p. 305).

38 Il parle également de « tendances lourdes » (Deforge, 1989, p. 306).

39 La miniaturisation est détaillée comme suit : « vers un moindre volume ; vers un moindre poids ; vers un moindre nombre de pièces ; vers un moindre temps de réponse ; vers un moindre prix » (Deforge, 1989, p. 280).

40 L’auto-adaptation est détaillée comme suit : « vers une augmentation de l’auto-régulation ; vers une augmentation de l’auto-corrélation ; vers une augmentation de l’auto-suffisance » (Deforge, 1989, p. 284).

41 Pour appuyer son propos, Deforge (1989, p. 294) cite Paul Valéry qui, dans Eupalinos ou l’architecte, fait dire à Phèdre « qu’une impression de beauté […] est engendrée par la conformité presque miraculeuse d’un objet avec la fonction qu’il doit remplir » faisant se rejoindre « le Beau et le Nécessaire » (Paul Valéry, Eupalinos ou l’architecte (1921), Œuvres, tome III, Gallimard, Paris, 1960). Deforge donne l’exemple « des cloches dont les formes fixées dès le XIe siècle n’ont pas bougées depuis. Les formes étudiées et tracées à l’ordinateur tombent parfaitement sur les formes ancestrales ». Pour Deforge, reprenant Simondon, un tel objet est « un objet naturalisé » (Deforge, 1989, p. 295). C’est-à-dire qu’après avoir coordonné des éléments scientifiques disparates d’abord abstraitement puis de plus en plus concrètement, l’objet technique devenu parfaitement concret et cohérent avec l’ensemble technique auquel il se rattache tend à se naturaliser et à prendre place parmi les objets des sciences naturelles. Toutefois, la naturalisation est coextensive d’une fermeture de l’objet.

42 Autrement dit, « le réseau de relations réciproques de l’objet entretient avec lui-même, avec ses congénères et avec le milieu » (Deforge, 1989, p. 306).

43 « Tous les mémoires comportent des classements en dessins schématiques des objets industriels étudiés et la mise en évidence des ‘‘lois d’évolution’’ et des relations systématiques » (Deforge, 1985, p. 77).

44 Expression que Deforge reprend à Simondon dans l’entretien sur la technologie qu’il a fait avec lui en 1965.

45 Le cours de Deforge est au fondement d’une « culture technique active » (Deforge, 1993a, p.102). Il s’agit de faire des étudiants ingénieurs des « consommateurs culturellement actifs de leurs propres productions » (Deforge, 1989, p. 309) en leur permettant d’imaginer ce que pourrait être le futur de l’objet. Cette « projection dans l’avenir » constitue la dernière partie du plan d’étude de l’UV, dans laquelle les étudiants doivent « esquisser (graphiquement) un avant-projet d’un objet industriel dans le prolongement de l’une ou l’autre de ces lignées ». Cela peut être fait dans l’hypothèse d’une commercialisation en Europe ou bien dans le futur ou un « pays imaginaire » qui aurait ses propres caractéristiques socio-économiques et socio-culturelles selon lesquelles l’objet doit être défini. Faisant une référence à Quarante, Deforge indique que les solutions proposées doivent être justifiées par « les lois d’évolution et par le design industriel » (Deforge, 1985, p. 177). Certains étudiants se sont donc employés à « projet[er] une ‘‘nouvelle’’ solution » et Deforge indique même qu’une firme automobile japonaise a demandé à consulter les mémoires consacrés à l’automobile « pour y trouver une idée neuve ou surprenante » (Deforge, 1989, p. 309).

46 Aux artistes qui s’indignaient de la laideur de cette tour pourtant sans aucune utilité, « Eiffel répond (en substance) : ‘‘ma tour est belle car elle est bien calculée, elle a une fonction : c’est de montrer au monde le triomphe de la technique française » (Deforge, 1993a, p. 91). La tour Eiffel se dressant ainsi toute entière comme un signe.

47 Pour pointer l’implantation de ces « modèles technico-économiques » au cœur de la conception, Deforge cite l’ingénieur A. N. Tupolev qui, interrogé sur la ressemblance entre son avion TU-144 et le Concorde, a répondu : « avec les mêmes modèles (mathématiques) on ne peut faire que les mêmes avions » (Deforge, 1993a, p. 106).

48 « Le design est une activité créatrice qui consiste à déterminer les propriétés formelles des objets. Par propriété formelles des objets, on ne doit pas entendre seulement les caractéristiques extérieures, mais surtout les relations structurelles qui font d’un objet (ou d’un système d’objets) une unité cohérente, tant du point de vue du producteur que du consommateur ».

49 Ainsi, l’objet est toujours issu d’un compromis entre différentes contraintes que le designer doit étudier pour arrêter la forme de l’objet en fonction de principes éthiques exprimés esthétiquement. L’évolution d’une lignée n’est pas un chemin tout tracé menant à la réunion du beau et de l’utile et dont l’objet naturalisé serait l’expression. Comme on l’a vu, la naturalisation de l’objet peut entrer en contradiction avec des convictions idéologiques, notamment celles défendues par l’éco-design. Ce qui fait dire à Deforge que l’objet fermé « que nous considérions […] comme une sorte d’aboutissement, est condamné comme une aberration écologique. Ainsi, ce que nous avions cru avoir la force de loi n’était que règles circonstancielles liées à la culture d’une époque révolue » (Deforge, 1994, p. 177). Si le terme de « loi » de l’évolution est certainement trop fort, cela n’enlève rien à la validité de la méthodologie de la génétique des objets. La proposition n°2 du Manifeste pour le développement de la culture technique consacré à l’éducation y fait d’ailleurs une référence implicite que Deforge a lui-même relevée, en préconisant un enseignement commun consacré « à la ‘‘filiation génétique’’ des objets techniques et à la connaissance de leur milieu » (Deforge, 1993a, p. 78). Pour Deforge, le but de l’acquisition d’une culture technique active du technicien comme du citoyen doit aboutir à l’exercice collectif de la « maîtrise sociale de la technique » (Deforge, 1993a, p. 101).

50 Comme autre option idéologique intéressante, il cite l’« interactive design » (Deforge, 1990, p. 49).

51 Moles a d’ailleurs préfacé le livre de Deforge sur le graphisme technique.

52 Sans évoquer ce riche colloque qui accueillit des invités prestigieux (de Manzini à Thackara), notons que la communication de l’ergonome Pierre Rabardel soulève aussi la question du schème, mais cette fois en tant que « schème d’utilisation » (Rabardel, 1990).

53 Ainsi une structure géométrique, résulte d’une opération, en l’occurrence l’acte de tracer, et « ce geste de tracer possède son schématisme propre » (Simondon, 2005, p. 559).

54 Ces considérations sont celles qui ont été soumises par Sacha Loeve et Charles Lenay au groupe de travail sur la recherche en design du GIS-UTSH.

55 « Du point de vue créatif, le designer est une boîte noire d’où découle le mystérieux élan créatif ; du point de vue rationnel, le designer est une boîte transparente à l’intérieur de laquelle peut être discerné un processus rationnel entièrement explicable. » (Jones, 1970, p. 46)

56 « Ces ethnographies du design nous éloignent ainsi de trois préjugés classiques concernant la conception des artefacts : le préjugé de la représentation, faisant des esquisses et autres maquettes de simples illustrations imparfaites de l’objet projeté ; le préjugé de l’inertie intrinsèque de l’œuvre spatiale, jugée comme statique par opposition au dynamisme de l’œuvre temporelle ; le préjugé du symbolique comme explication juxtaposée à la matière pour rendre compte de son sens » (Beaubois, 2015b, p. 54).

57 Vincent Beaubois, fut designer pour l’industrie automobile, formé à l’UTC, avant de se reconvertir dans la philosophie du design. Il termine actuellement sa thèse de doctorat.

58 Les années 1970 s’ouvrent avec la provocation de Baudrillard au colloque d’Aspen, « Environment by design » (Twemlow, 2009).

59 La dimension indissolublement éthique et écologique du design semble faire partie de sa définition (Findeli, 1995). Mais si l’éthique est très souvent mentionnée dans les définitions, diverses et variées, du design ; elle n’est que très rarement étudiée pour elle-même.

60 Margolin a adopté le terme de “milieu” sur une suggestion de Marco Diani (Buchanan, Margolin, 1995. 142, n.7), si bien qu’il parle de product-milieu et non plus de product-environment (Margolin, 1998).

Citer cet article

Petit, Victor., Deldicque, Timothée. "La recherche en design avant la « recherche en design ».", 5 mai 2017, Cahiers Costech, numéro 1.

URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article16