Cette interview a été réalisée en juin 2022 par des étudiants de l’Université de technologie de Compiègne (UTC) dans le cadre d’un groupe de travaux dirigés. Questions et réponses furent transmises par écrit. L’anonymat des étudiants est respecté. Les cinq étudiants concernés ont donné leur accord pour cette publication. Je tiens à les remercier ainsi que toutes les personnes qui ont relu et commenté mes réponses, notamment les membres de l’association Picasoft qui soutiennent une activité admirable à la fois d’engagement en faveur d’un numérique éthique et de réflexion critique sur les évolutions de l’informatique et de l’Internet. Naturellement ces réponses n’engagent que moi.

Résumé

L’interview porte sur les médias sociaux dans leurs rapports à la liberté politique et à la démocratie ainsi que dans leurs relations aux médias professionnels et aux organisations partisanes. Les réponses orientées par le paradigme du « capitalisme de surveillance » (Zuboff) développent un regard critique des médias sociaux comme dictatures marchandes attirant les jeunes et moins jeunes par des « facilités » technologiques marginalisant les apprentissages familiaux, scolaires et journalistiques de la socialisation politique primaire et secondaire et organisant le pillage des données personnelles dès les plus jeunes âges aux fins de monétisations de leurs traitements sur les marchés publicitaires, commerciaux et électoraux.

Auteur(s)

L’interview a été préparé par cinq étudiants de l’Université de technologie de Compiègne, élèves-ingénieurs réalisant un travail académique ; leur anonymat est protégé. Les réponses sont apportées par Jérôme Valluy, professeur au Département de science politique de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur en sciences de l’information et de la communication au Costech de l’Université de technologie de Compiègne.

Aujourd’hui, nous avons le plaisir d’interroger Jérôme Valluy, enseignant à l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1) et chercheur au Costech de l’Université de Technologie de Compiègne. Ses domaines d’expertise sont les sciences humaines, les sciences politiques, les sciences de l’information et de la communication, la sociologie du numérique ou encore les humanités numériques. Notre interview portera sur les espaces de discussions des médias sociaux et surtout : comment parviennent-ils à ouvrir des espaces de discussions où tout le monde peut donner son opinion et être écouté ? Rappelons ce qu’est un média social : en première approximation un média social est une plateforme sur Internet qui permet aux gens de créer du contenu, d’organiser ce contenu, de le modifier ou de le commenter. Un média social mélange ainsi interaction, technologie et création de contenu.

Nous savons tous que sur les médias sociaux les internautes donnent plus facilement leur opinion que dans la vie réelle quitte à blesser certaines personnes. Mais pouvons-nous considérer les médias sociaux comme des espaces de discussion où la liberté d’expression est totale ?

La réponse à cette question dépend de la définition que l’on donne de la « liberté ». Si on la définit, tel Jean-Jacques Rousseau, comme le fait de n’obéir qu’aux règles que l’on s’est données à soi-même, en participant par exemple à leur élaboration d’une façon ou d’une autre, alors la réponse est négative : dans les plateformes numériques des médias sociaux, les règles sont invisibles et incorporées dans des algorithmes qui demeurent totalement opaques pour les utilisateurs ne participant ni à leur élaboration, ni même à leur discussion. Du point de vue de la liberté d’expression, l’organisation des débats et échanges numériques par des règles algorithmiques que seuls des propriétaires peuvent connaître, discuter et modifier tout en disposant des capacités techniques de surveiller chacun et d’influencer les débats à tout moment définit un régime politique autoritaire, une dictature de type « ploutocratique » où la richesse constitue la base principale du gouvernement et d’un gouvernement orienté principalement par l’augmentation des bénéfices des propriétaires de plateformes.

Les médias sociaux mettent en place des espaces de discussions pour que les internautes puissent partager, commenter, réagir à du contenu. Il serait intéressant de savoir comment les médias sociaux arrivent-ils à créer des espaces de discussions en ligne ? Quelle technique, quelle tactique utilisent-ils pour nous donner envie de parler, partager et d’être écouté ?

Comme beaucoup d’innovations technologiques à succès dans ce tournant numérique des sociétés, les plateformes numériques de médias sociaux ont réussi économiquement en attirant de très grands nombres d’utilisateurs par des « facilités » nouvelles liées à une apparente gratuité du service : facilité d’envoyer un sms plutôt que de téléphoner à la personne, par exemple ; facilité de cliquer sur un émoticon « I like » ou « I don’t like » sans avoir à fournir d’explication convaincante ; facilité pour participer à des dizaines de « groupes » en même temps ; facilité pour changer d’identité apparente ou pour croire être anonyme ; etc. Le modèle extrême de la « facilité » est celui, originel, de Twitter signifiant : exprimez-vous en 140 signes pas plus… ce que même des enfants peuvent faire. Ensuite tout est apparemment gratuit – ce qui participe de la « facilité » – alors que nous payons, inconsciemment, en laissant capter nos données personnelles. Celles-ci sont retraitées et revendues pour prédire nos préférences, attitudes, comportements d’achat ou de choix politiques afin de les orienter vers l’action bénéfique aux propriétaires de plateformes ou à leurs clients publicitaires. Dans cette traque des données personnelles, les expressions d’internautes ont plus de valeur prédictive si elles sont ; 1) rapides voire immédiates c’est-à-dire sans temps de réflexion ou presque ; 2) émotionnelles plutôt que rationnelles ; 3) courtes, idéalement binaires : I like/I don’t like . Réagir de cette façon est une facilité et une tendance infantile contre laquelle luttent – ou luttaient…– les processus éducatifs, familiaux et scolaires, qui, au contraire des Gafam+ ( + pour ces cinq là et tous les autres…), apprenaient aux enfants à réfléchir longtemps avant de réagir, à utiliser leur raison plutôt que leurs émotions dans cette réaction et aussi à rédiger des textes longs pour développer des idées complexes. Comparée à la famille et à l’école comme vecteurs d’apprentissage, les médias sociaux sont des dispositifs de désapprentissage collectif, ce qu’analyse parfaitement bien le chercheur à l’Inserm Michel Desmurget dans son livre « La fabrique du crétin digital – Les dangers des écrans pour les enfants » (Seuil, 2019) où il critique non pas les jeunes mais leurs parents qui ont abandonné aux GAFAM+ l’éducation des enfants qui passent plusieurs heures par jour sur écran dès l’âge de huit ans.

Aujourd’hui, les jeunes s’informent de plus en plus sur les médias sociaux. Une étude de l’American Press Institute et de l’Associated Press-NORC Center for Public Affairs Research datant de 2015, réalisée auprès de jeunes de 18 à 34 ans, souligne que 88 % des sondés inscrits sur Facebook s’informent régulièrement par ce biais. Pouvez-vous nous dire selon vous pourquoi les jeunes s’informent par le biais des médias sociaux en laissant les médias traditionnels de coté comme la radio ou la télévision ?

D’abord par « facilité » d’accès à des articles retransmis sans autorisation qui procèdent d’une logique de vol auquel beaucoup de monde s’est habitué en dix/vingt ans ; le vol est confondu avec la gratuité. Ensuite par sentiment de fausse « liberté » du choix d’articles à lire, issus de n’importe quel média traditionnel, en perdant le bénéfice du travail pourtant essentiel de chaque rédaction : 1) le travail de sélection et de pondération des sujets par ordre d’importance – ce que l’on appelle l’« agenda » en sciences sociales – qui apparaît dans les choix de présentation des articles au sein d’un journal traditionnel (gestion de la Une, des titres et titrailles, des positionnements dans la page, des volumes d’écritures…), 2) mais en perdant aussi le bénéfice du suivi à long terme de certains sujets par des rédactions qui forment leurs compétences journalistiques collectives par accumulation de corpus d’articles et délibérations internes, entre journalistes, sur les diverses façons de traiter un sujet, sur les aspects à mettre en avant plutôt que d’autres, etc. Faute de connaître et comprendre ces fonctions rédactionnelles, faute aussi d’avoir été formés sur ces aspects émergents de la société, faute d’avoir les moyens de réfléchir à la qualité de leurs sources d’information, faute de pouvoir intégrer les variations de compétences sur un même sujet selon les personnes ou organisations, les jeunes, de 8 ans à 28 ans notamment, ne perçoivent que contrainte dans le système classique d’abonnement à un média traditionnel et n’ont aucune conscience des contraintes implicites qu’ils subissent de la part des plateformes devenues « rédacteurs en chef » de ce qu’ils lisent : au lieu que ce soit par exemple le journal « Le Monde » qui attire leur attention sur un sujet/article… c’est Facebook, TikTok, Instagram, ou autres qui détermine les priorités d’affichage sur les murs ou les annonces. Au lieu que ce soit un enseignant-chercheur ou un professionnel expérimenté, ou un expert ayant suivi le sujet pendant longtemps, les uns ou les autres choisis par des journalistes professionnels… c’est YouTube qui leur indique – au seul motif d’augmenter ses bénéfices par captation de données personnelles – de suivre tel ou tel « influenceur » charismatique aussi incompétent soit-il mais à l’image sympathique et au langage facile. Enfin, ces médias sociaux flattent l’égo de chaque jeune en lui donnant la possibilité de s’exprimer individuellement sur n’importe quel sujet et en lui donnant à croire ainsi que sa parole politique présent un intérêt en soi… Ce que dément l’histoire politique de tous les pays qui ont exclu les enfants de l’expression politique par droit de vote. Une telle exclusion est inéluctable sauf à donner le droit de vote et d’expression autonome aux nouveau-nés ; les débats politiques portent non sur le principe de l’exclusion mais sur l’âge de référence.

Les politiques aujourd’hui également sont de plus en plus sur les médias sociaux. Par exemple Jean-Luc Mélenchon possède aujourd’hui plus de 2 millions d’abonnés sur TikTok et plus de 750 000 abonnés sur sa chaine YouTube. Les médias sociaux deviennent-ils de plus en plus politiques ? Et si oui, peuvent-ils alors devenir un espace de discussion démocratique ?

A partir du moment où les médias sociaux perturbent le système journalistique traditionnel mais aussi d’autres composantes du système politique (campagnes électorales, partis politiques, leaderships politique personnels…) ils sont politiques et l’ont toujours été… Mais leur finalité politique reste implicite parce qu’elle est uniquement de produire la matière première (nos données personnelles) de ce qu’ils vendent : la connaissance des préférences individuelles, la prédiction des comportements et la possibilité de les influencer par des messages personnalisés qu’ils soient publicitaires ou politiques, envoyés au quart de seconde près suivant un clic. Cette finalité politico-financière des GAFAM+ n’a rien de démocratique : elle ne vise pas à l’émancipation des peuples ou des citoyens mais à leur asservissement dans le système de capitalisme de surveillance et d’influence que décrit magnifiquement Shoshana Zuboff dans son livre « L’âge du capitalisme de surveillance » (Zulma, 2020). Cela produit une individualisation extrême des perceptions et préférences politiques et une facilité apparente de communication interindividuelle qui rend l’adhésion à un parti, un syndicat ou une association improbable. Or ces organisations constituent (ou constituaient) des composantes essentielles à la discussion démocratique par rapprochement de convictions en partie au moins convergentes, en organisant de façon rationnelle les délibérations politiques au sein de chaque organisation et par là en filtrant les idées au profit des idées consensuelles dans l’organisation. À la place de ces organisations démocratiques participant à la démocratie, plusieurs courants politiques ont substitué de simples plateformes numériques (notamment « La France Insoumise », « Génération·s » et « La République En Marche » dans un premier temps). Ce choix de substitution permet aux leaders médiatiques de ces courants de ne pas avoir à dépendre des militants de base notamment pour la désignation des candidats aux élections ou encore pour la désignation des dirigeants politiques du courant ; c’est un choix oligarchique. Et cela d’autant plus que les plateformes numériques offrent à ceux qui en contrôle l’organisation algorithmique de tout manipuler sans que cela ne se voit. Dès lors qu’il n’y a pas de parti structurant un courant politique, les médias sociaux deviennent la seule voix de communication entre un leader et de futurs électeurs potentiels mais cette voix de communication est gouvernée par les règles des GAFAM+ et non par les règles de la République par exemple. Pour résumer, je dirai qu’un leader a d’autant plus de « followers » sur les médias sociaux qu’il n’a pas (ou moins) d’adhérents dans une organisation susceptible de le contraindre dans ses choix d’orientation politique ou de désignations de candidats aux élections.

On sait que les médias sociaux s’adaptent à chaque utilisateur. Le média social va nous montrer des vidéos, des publicités même qui peuvent potentiellement nous intéresser. Pouvez-vous nous dire comment fonctionne cet algorithme pour personnaliser le contenu à chaque utilisateur ? Cette personnalisation du contenu, cet algorithme favorise-t-il l’ouverture d’un espace de discussion ?

Ce que vous évoquez est la personnalisation de la réception de flux de communication. Il s’agit là d’une tendance sociologique très ancienne, de plusieurs siècles. Patrice Flichy dans « Une histoire de la communication moderne – Espace public et vie privée » (La Découverte, 1997) nous a appris que cette personnalisation de la réception s’observe pour tous les médias antérieurs à l’informatique (typiquement lorsque l’on passe du cinéma muet au cinéma parlant). La personnalisation informatique est également plus ancienne que les médias sociaux : elle s’accélère à une vitesse fulgurante avec la personnalisation des ordinateurs (Personal Computer ou « PC »), lorsque, après des progrès de miniaturisation pendant plusieurs décennies, l’on passe des gros systèmes aux mini-ordinateurs dans les années 1970 puis aux micro-ordinateurs dans les années 1980, devenus fréquemment « portables » dans les années 1990, puis aux tablettes et smartphones dans les années 2000. La troisième étape historique de personnalisation concerne l’accumulation massive de données personnelles et leur croissance exponentielle lorsque les taux d’équipements individuels explosent (entre 2005 et 2010 environ) en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest et que des milliards d’individus se trouvent connectés. Les plateformes captent et réassocient des données personnelles si nombreuses, si diversifiées, si intimes et si précises sur chacun d’entre nous qu’elles peuvent, à une vitesse de quelques secondes, sélectionner les messages pour nous pertinents et nous les envoyer juste au bon moment pour nous inciter à penser et agir dans un sens déterminé (action d’achat ou action de vote). Nous en faisons l’expérience chaque jour face aux notifications publicitaires toujours intéressantes voire pertinentes, connexes à nos recherches sur plateformes mais les « murs » et « fils » de réseaux sociaux procèdent de la même logique. Cette personnalisation extrême nous enferme dans la « bulle de nos convictions et préférences » en ne nous renvoyant que ce qui ressemble à ce que nous aimons déjà. Cela produit un renforcement des convictions et préférences personnelles et une assurance en soi dans l’expression politique individuelle… mais au prix d’une perte d’ouverture intellectuelle à la complexité du monde social, à la prise en compte des positions légitimement différentes d’autrui, à la diversité des points de vue donc au prix d’une perte d’intelligence des situations et de leurs enjeux et d’une perte des capacités d’intégration dans un mouvement collectif organisé. Bien loin d’ouvrir de nouveaux espaces de discussion, les médias sociaux les font disparaître au profit de communications numériques individualisantes et fallacieuses – elles font croire à une discussion là où il n’y a que juxtapositions de réactions individuelles sans co-construction collective – qui n’ont d’autre finalité que d’amener les gens à exprimer leurs préférences pour capter leurs données personnelles et les manipuler.

Une dernière question. Nous avons vu comment les médias sociaux créaient des espaces de discussion. Cependant pouvez-vous nous dire quelles sont les limites des médias sociaux, quelles sont leurs défauts, les problèmes à corriger ?

Ses limites sont très nombreuses et seulement en cours de découverte par les chercheurs en sciences sociales et par les journalistes. La principale limite des médias sociaux réside dans leur rôle central quant au développement du « capitalisme de surveillance » (Zuboff) et d’influence ! Pour placer sous leur dépendance des milliards d’individus, les GAFAM+ les accoutument à agir selon l’intérêt des plateformes c’est-à-dire les forment ou plutôt les déforment en leur apprenant le contraire de ce que la famille et l’école tentent de leur apprendre : parler très vite pour réagir avant de réfléchir donc de façon émotionnelle plutôt que rationnelle et divulguer le plus de données personnelles possible sans se préoccuper de règles de droit. Zuboff parle d’« engourdissement de l’esprit » là ou un scientifique marxiste parlerait d’ « aliénation » puisque cette formation intellectuelle des enfants, adolescents et jeunes adultes vise à leur faire accepter leur propre exploitation, celle de leur vie privée volée et monétisée sans même que la valeur marchande en revienne au propriétaire réel : l’individu tracé. Dans cette perspective, les médias sociaux génèrent des croyances nouvelles et fausses : celle d’une facilité de mobilisation sociale par exemple. Avec les réseaux on peut mobiliser sur telle ou telle cause des milliers de personnes en « mobilisation connectée » et des millions en « révolution connectée » en quelques heures. Cela donne aux jeunes un sentiment de puissance qui est illusoire. Zeynep Tufekci dans son ouvrage « Twitter & les gaz lacrymogènes – Forces et fragilités de la contestation connectée » (C&F Editions,2019), elle-même engagée comme militante révolutionnaire, montre à ses camarades de combat à quel point la « facilité » numérique de mobilisation est une faiblesse : en permettant de mobiliser des milliers ou millions de personnes en quelques minutes ou heures, cette facilité permet de perturber et déstabiliser les systèmes politiques en place (ce qui donne l’illusion d’un succès)… mais ne permet pas de guider stratégiquement la mobilisation sociale, de construire collectivement une doctrine consensuelle de mobilisation et encore moins de construire un projet de société pouvant se substituer au système combattu. Résultat : les régimes politiques et politiques publiques apparues après et en réponse à ces mobilisations (ex. Turquie, Egypte…) sont pires que les précédents. Mobilisations et révolutions connectées sont des échecs.

Citer cet article

Valluy, Jérôme. "Les médias sociaux offrent-ils plus de liberté ?. Réponses aux questions d’étudiants de l’UTC", 20 mai 2023, Cahiers Costech, numéro 6.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech165 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article165