Paru dans la Revue de l’EPI n° 100 de décembre 2000.
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(19 mai 2001)

La réédition de cet article, seize ans après sa première parution, sert de « note de recherche » pour lancer une nouvelle phase de recherche sur le même sujet en faisant appel aux réactions de la communauté scientifique pour aider le chercheur à actualiser ses données notamment bibliographiques mais aussi empiriques ainsi qu’à l’aider à analyser les changements intervenus depuis seize ans. Merci de lui écrire à l’adresse suivante : florent.pasquier@gmail.com

Ce texte est la réédition d’un article paru en 2001 dans la revue Enseignement Public & Informatique (http://www.epi.asso.fr/revue/100/ba...). Je souhaite, seize ans après, rouvrir une phase de recherche et de publication pour une future étude, actualisée, sur le même sujet, dans une forme (article, communication, chapitre...) qui sera fixée ultérieurement. Je suis preneur de tout conseil bibliographique sur ce sujet mais aussi de toute analyse argumentée, observation étayée empiriquement, remarque et suggestion pour conduire cette actualisation du sujet « Les désapports de la numérisation dans la relation d’apprentissage ». Merci de m’écrire à l’adresse suivante : <florent.pasquier@gmail.com>

Auteur(s)

Florent Pasquier est Maître de conférences en Sciences de l’Éducation (CNU section n°70) à l’Université Paris-Sorbonne (Paris 4 - ESPE) et chercheur au Costech-UTC. Ses recherches portent sur les TIC, les médias, la médiation, la médiatisation, l’enseignement, l’apprentissage, le tutorat, les apprenants.

Plan

"Du support analogique au document informatisé pour l’apprentissage : LES « SAPPORTS » DE LA NUMÉRISATION", Florent PASQUIER (2001)

Introduction

Notre étude porte l’accent spécifiquement sur les problèmes induits lors de la transmission et de l’acquisition des connaissances par l’utilisation des documents numériques dans les nouvelles modalités d’apprentissage, en comparaison avec les « anciens » documents inscrits sur les supports et les médias traditionnels (anciennes techniques analogiques). Nous procédons à une démarche systématique d’analyse de l’écrit, du son, des images fixes et des images animées, en nous appuyant aussi sur des travaux d’auteurs. Pour finir, une approche transversale à ces médias et recentrée sur le document numérique est proposée.

1. INTRODUCTION

À propos de la numérisation des médias pour les transformer en documents numériques, Pierre Carpentier écrivait en 1994 : « Tout n’est pas révolutionné : des formes préexistantes continuent d’exister, sous d’autres modes de création. » De ce point de vue, la numérisation n’invente rien ex nihilo. Contrairement au discours technologique dominant, nous pensons même que des limites, principalement d’usage, sont induites par le processus de numérisation : certaines caractéristiques des documents « analogiques » initiaux semblent irrémédiablement perdus, c’est ce que nous pourrions appeler les « désapports » du numérique.

Nous proposons de mener une analyse par catégorie de supports à l’issue de leur étape de la numérisation, procédé désormais nécessaire pour tout processus de stockage et de diffusion des connaissances via des documents électroniques reprenant des connaissances antérieures pour les soumettre aux contraintes éditoriales pour des applications multimédia ou leur diffusion via les réseaux d’information.<

2. LE CHANGEMENT DANS LA CONTINUITÉ ?

Comme écrit Pierre Sirinelli (1993, p.17), les paramètres du multimédia « définissent une gamme d’applications très large, toutes rassemblées sous ce même vocable, même si certaines d’entre elles sont proches des biens ou des services existants (...). Il est probable que l’offre de biens et services multimédias recouvrira l’ensemble de la gamme des contenus actuels ». Le caractère universel et nomade se conserve lui aussi, par le faible encombrement et la portabilité des lecteurs physiques et des supports de stockage de l’information (Francis Balle, 1995, p.31). Cependant, cette évolution ne se fait pas sans changements majeurs au désavantage des nouveaux documents numériques versus les anciens documents d’apprentissage.

3. LE TEXTE

3.1. Perte du confort de lecture

Contrairement au manuscrit ou à l’imprimé sur support papier dont l’existence est liée à celle du support physique sur lequel il s’inscrit, le texte numérique s’affiche sur un écran. Il est reconstitué par un faisceau balayant en permanence de gauche à droite et de haut en bas une surface sensible constituée par une succession de pixels réactifs discontinus, que l’œil du « regardant » assemble dans une continuité reconstruite à l’instant de la lecture. Or, le papier est un support bien plus lisible que l’écran. Anne-Laure Foucher (1997) rappelle que « les textes écrits (sur écran) sont rarement lus dans leur intégralité en une fois ».

La correction des fautes d’orthographe y est plus difficile : petitesse de l’écran, auto-luminescence générant de la fatigue accrue par le bruit du ventilateur et le ronronnement de la machine... autant de raisons qui expliquent l’inconfort et la fatigue de l’œil. Les publicités dans la presse informatique qui vantent les qualités de confort de chaque nouvel écran sont là pour nous le rappeler.

3.2. Contraintes de manipulation physique

Les manipulations de textes électroniques sont souvent formelles et superficielles. Pour donner des résultats intéressants, elles nécessitent des corpus devant être très volumineux ou souvent renouvelés.

Là où le texte imprimé se suffit à lui-même et s’auto-communique, le texte numérisé nécessite un dispositif électronique d’affichage, une interface de consultation et une alimentation électrique (sur secteur, ou sur batteries pour les dispositifs nomades). L’aspect pratique et portable s’en trouve considérablement affecté, en attendant les fameux écrans autonomes plats et pliables annoncés depuis plusieurs années mais jamais encore arrivés jusqu’au marché grand public. Mais même ceux-ci ne remplaceront pas l’ancienne prise de note, sur le document lui-même ou dans les marges. Feuilleter un contenu par onglets virtuels peut pourtant s’avérer aussi efficace et surtout plus fiable qu’avec un marque-page physique, à condition que le format initial du document électronique le prévoit, ce qui n’est que rarement le cas. Par ailleurs, l’aspect chaud et tactile du papier n’existe plus (tant pour la lecture que pour l’écriture), et avec lui tout le côté affectif également : disparition du rapport sentimental à « la belle ouvrage », du fétichisme du collectionneur ou de l’amateur de numéros spéciaux ou de numéros 0 ou 1 des nouvelles revues par exemple.

De son coté, l’archivage physique en rayonnages ou cartons cède la place à un archivage conceptuel et virtualisé plus manipulable conceptuellement, à condition de s’en servir souvent pour ne pas oublier son ordonnancement.

3.3. Flou dans l’identification des documents

L’origine et l’identification des imprimés correspondent à des normes précises. Nous trouvons désormais sur Internet des documents qui ne présentent aucun de ces référents familiers : format, composition, indications imprimées diverses, signature, numéro ISBN, éditeur... La notion de document original et de réédition sont remises en cause par la multiplication à l’identique et la mise à jour en temps réel. Si l’écrit, support du pouvoir et de la stabilité, se transforme en matière mouvante et instable, sur quoi fonder désormais les bases de l’intelligibilité et de la certitude ?

Signalons pour terminer que le mythe du « zéro papier » a fait son temps, et que le besoin d’imprimer sur papier va se faire encore longtemps sentir.

4. LE SON : PERTES IRRÉMÉDIABLES ET LIMITES D’USAGE

Antoine Toma (1996, p.77) estime que si les premiers fichiers sonores étaient plus « métalliques » que le son sur support analogique, ce n’est plus le cas aujourd’hui, et qu’il a surtout gagné en clarté et en « présence (aptitude à se détacher d’un fond sonore) ». Oubliés le souffle, le ronflement, les craquements et le « flou » (surtout à fort volume) du support vinyle, grâce à la précision des fréquences utilisées.

Mais à l’instar de ce qui se passe avec le téléphone numérique, la suppression des fréquences sonores basses et aiguës lors de la compression numérique élimine définitivement les informations non consciemment audibles dans le spectre de l’oreille humaine que captait et restituait le support vinyle, et que le corps ressent cependant.

Il semblerait de plus que certains professionnels du son (musiciens, techniciens) puissent entendre des modifications entre un fichier sonore numérique original et sa duplication informatisée ultérieur.

La rareté et la spécificité des lecteurs portables grand public (minidisk, diskman...) ou même des cartes informatiques pour la restitution des fichiers MIDI ou MP3 par exemple, qui nécessitent des extensions spécifiques (influençant par ailleurs la qualité de la restitution du son), ne supportent pas actuellement la comparaison avec l’universalité du Walkman ou même du CD-Audio.

5. L’IMAGE FIXE

Des pertes qualitatives (définition, couleurs, formes) apparaissent à chaque compression d’image - en vue de gagner de l’espace mémoire -, de façon plus ou moins accentuée selon la taille finale que l’on souhaite obtenir, variant elle-même selon le débit autorisé pour la circulation de ces images par le canal utilisé.

À l’instar de l’écrit, la dématérialisation induite par le numérique fait perdre tout contact avec le support papier - l’écrit possède une réalité indépendante de son inscription sur un support matériel physique et accessible en permanence -, avec des conséquences physiques et psychologiques identiques.

Comme pour le son, les standards particuliers restreignent le parc de lecteurs ou de logiciels permettant d’utiliser ces images, selon le support et le standard qui les caractérisent.

Citons enfin ces lignes de Guy Pouzard (1995) : « La structure ’pixélisée’ de l’image numérique la rend en effet transportable, modifiable et utilisable à volonté à travers l’ordinateur, pour peu que l’imagination et la maîtrise de la technique soient au rendez-vous. C’est sans doute au plan de la créativité et de l’interactivité que l’image numérique est susceptible des meilleurs apports : elle est un stimulant pour la créativité et l’imagination chez l’élève comme chez l’enseignant. Cependant, sans l’appui du texte et du son, ses compléments indispensables, l’image, même numérique, reste nue. Malgré toutes les facilités de stockage, d’utilisation interactive, de transport qu’elle autorise, elle ne peut pas remplacer l’intervention de l’enseignant, même si elle constitue l’élément essentiel de l’outil pédagogique de demain qui a pour nom provisoire ’multimédia’. » Ces réflexions nous conduisent directement vers l’image animée et ses caractéristiques nombreuses et complexes.

6. LA VIDÉO NUMÉRIQUE : LIMITES ET ÉVOLUTIONS

Le dossier Les images numériques du CNDP-DIE de juin 1995 rappelle que « l’opération de numérisation doit être soignée. L’importance de la qualité des sources analogiques ne doit pas être négligée. Des traitements préalables à la numérisation, encore appelés preprocessing (réduction du bruit, de la dynamique...), sont la plupart du temps nécessaires et ne doivent pas être omis. Le recours à des prestataires extérieurs s’avère indispensable pour obtenir un produit d’une qualité adaptée à une diffusion grand public ».

Comme pour ce qui concerne l’image fixe, nous constatons une perte de qualité ou de fluidité corrélative au débit utilisé lors de la phase de compression des images. Mais sont également confirmés le format 16/9 et la multiplication des canaux de diffusion, avec les restrictions dues à l’exigence d’un parc de lecteur compatible, bien qu’une normalisation semble désormais acquise avec la norme MPG2. Les boîtiers de décodage nécessaires risquent cependant de s’empiler à côté des magnétoscopes, et les télécommandes habituelles se multiplier ou se complexifier.

7. LIMITES COMMUNES À CES SUPPORTS

Elles sont comme toujours bien sûr techniques : obligation de configurations spécifiques des paramètres des ordinateurs, hétérogénéité technique des matériels et des cartes utilisées, supports de stockage, espace mémoire vive et morte nécessaire particulières... La non-compatibilité ascendante est généralisée : par exemple, le DVD-Rom lit les cédéroms, mais l’inverse n’est pas possible. Il faut donc à chaque fois changer tout le parc de lecteurs, ce qui pose une fois de plus le problème des normes concurrentes. De plus, les configurations des micro-ordinateurs sont le plus souvent différentes, et les périphériques de stockage et de diffusion sont hétérogènes (disques durs amovibles, externes, cédéroms, bandes...), contrairement à la standardisation des vidéocassettes VHS, ce qui augmente les risques d’incompatibilité (un cédérom sur trois est retourné en magasin pour problème d’installation). Notons qu’une généralisation du on-line haut débit prétendrait s’adapter d’elle-même à tous les supports de stockage possibles. Mais le coût des appareils performants et le raccourcissement accéléré de leur cycle de vie (obsolescence) freinent encore leur diffusion à grande échelle, même s’il se vend depuis longtemps plus de micro-ordinateurs que de voitures dans le monde.

La mise en œuvre dans un contexte de formation de ces outils s’accompagne de ce que Lucienne Rosine-Houssaye (1995, p. 332) appelle un « bruit », généré par les logiques sous-tendues de ces machines et non maîtrisées par ceux qui s’en servent, qui perturbe la situation d’apprentissage (systèmes qui ne démarrent pas, déconfigurés, bloqués...). Elle explique également que des compétences anciennes peuvent se perdre : le calcul mental ou la construction d’une échelle de grandeur réaliste... Franck Sérusclat (1995, p. 144) rapporte lui aussi des craintes concernant le travail de la mémoire et le raisonnement logique.

À l’inverse, mais avec également des effets négatifs, les nouvelles technologies de la formation poussent vers une logique de l’exhaustivité dans l’apprentissage d’un domaine ceux qui en sont passionnés. Les contraintes horaires qui obligent à libérer la salle font parfois « regretter amèrement » (sic) aux élèves de ne pouvoir continuer leur travail plus avant (Bourillon, 1995, p. 32). Si cette contrainte n’existe pas, les étudiants « oublient le temps » jusqu’à sortir « fatigués » (certes, mais de saine fatigue) des séances (Vautherin, 1997, p. 7). Cet autre point négatif commun à tous ces médias sous leur forme numérisée est donc un aspect « chronovore ». Pierre Bourdieu (1996, p. 16-22) nous avait déjà montré que le temps à la télévision est une « denrée extrêmement rare ». Nous pouvons même préciser que ce temps se transpose ensuite du média au destinataire, Alain Montesse (1997) rapportant cette déclaration d’Andy Grove : « Il y a une guerre qui est en cours, cette guerre se déroule entre les ordinateurs et la télévision, et l’enjeu de cette guerre, c’est le temps des hommes » (PDG d’Intel. Reportage sur Arte à l’occasion du lancement du nouveau processeur MMX, édition allemande de Métropolis, le 22 février 1997).

Notons cependant que abolir le temps et transporter en quelques secondes un message à une personne éloignée (parfois de la longueur de plusieurs fuseaux horaires) n’assure pas que celle-ci souhaitera y répondre lorsqu’elle en prendra connaissance, ni qu’elle mettra un certain temps pour le faire. De plus, le raccourcissement de la chaîne action/ réaction des acteurs de la vie sociale remet en question le temps de la gestation nécessaire à toute compréhension approfondie d’une situation ou d’un acte d’apprentissage. La réaction à chaud (y compris et surtout en politique) est rarement la meilleure, surtout en contexte de non transparence dans la vie sociale, ou pire en situation de mésinformation, par trop plein d’information.


Bibliographie

Balle, Francis (1995). Le mandarin et le marchand : le juste pouvoir des médias, Flammarion, 176 p.

Bourdieu Pierre (1996). Sur la télévision, Liber, Raisons d’agir, 95 p.

Bourillon Catherine (1995). « PERSEUS : Une Odyssée. La pratique de l’informatique dans l’enseignement des langues anciennes », LITALA, p. 23-34.

Carpentier Pierre (1994). « Interactivité Contre Passivité », Les Télévisions Éducatives, CinémAction télévision n° 9, CNDP-IZI, avril 1994, p. 159-162.

Foucher Anne-Laure (1997). « Images, NTF Et Enseignement Des Langues Étrangères : Remarques Pour Une Intégration Réelle De L’image Dans Les Logiciels D’apprentissage Des Langues », L’usage des NT dans l’enseignement des langues étrangères, UTC.

Montesse Alain et MEYER Claude (1997). Comptes-rendus du Séminaire Écrit, Image, Oral et Nouvelles Technologies, Groupe de travail Pédagogie et Recherche Universitaire en Multimédia.

Pouzard Guy (1995). Les images numériques, CNDP-DIE - Juin 1995.

Rosine-Houssaye Lucienne (1995). « Allons-nous Vers une Formation Initiale et Continue Multimédia ? », Atelier IDECAM, Paris, p. 329-333.

Sérusclat Franck (1995). « Les nouvelles techniques d’information et de communication : l’homme cybernétique ? ». Office Parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, 2 tomes, 309 p.

Sirinelli Pierre(1993). Industries culturelles et nouvelles techniques. Rapport de la commission. Ministère de la Culture et de la Francophonie.

Toma Antoine (1996). Du multimédia et des hommes. L’enseignement face au multimédia, Martorama Éditeur.

Vautherin Béatrice (1997). Compte-rendu d’Utilisation du Laboratoire Multimédia LAVAC, Université Paris III, 10 p.


Citer cet article

Pasquier, Florent. "Les désapports de la numérisation dans la relation d’apprentissage.", 29 mai 2017, Cahiers Costech, numéro 1.

URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article26