Résumé

Cet article propose de relire les travaux de Francisco Varela, et notamment ceux autour de l’énaction, pour établir en quoi ils permettent de penser à nouveaux frais un concept d’invention. L’énaction n’est pas ici présentée pour elle-même, mais au travers de quatre notions principales qui sont autant de points de contact que l’invention peut reprendre. Dans le rapport original que l’énaction construit entre un organisme et son environnement apparaît l’idée de poser un rapport avec ce qui n’est pas donné, lorsque les termes ne préexistent pas antérieurement à la relation qui les unit. Pour autant, ce rapport au monde se construit à partir de « quelque chose », qui n’est plus un référent, si l’on entend par là un « objet » stable et extérieur, mais qui reste ce qu’on peut appeler une matière, elle-même comprise comme le support d’une pratique, d’une activité. Enfin, c’est la notion d’épistémologie, comprise comme activité réflexive, qui permet de conclure le rapprochement de l’énaction avec l’invention. On s’oriente alors vers la description d’une approche organologique, laquelle fonctionne à la fois comme le moteur et le cadre d’une pensée de l’invention.

Énaction, Épistémologie, Invention, Organologie, Technologie, Francisco Varela.

Auteur(s)

Mathias Gérard, Sorbonne universités, Université de technologie de Compiègne, EA 2223 Costech (Connaissance, Organisation et Systèmes Techniques), 60 203 Compiègne cedex

Plan

1 - Introduction

Ce travail cherche à montrer en quoi le paradigme de l’énaction constitue un point de départ fécond pour élaborer une notion d’invention.

L’énaction désigne ce mouvement théorique issu des travaux de Francisco Varela, d’abord dans le champ de la biologie, puis de proche en proche dans l’ensemble des sciences cognitives. L’énaction « met en scène » (c’est le premier sens du verbe to enact) la relation entre un organisme et son environnement (et donc au fond entre la conscience et la nature, life and mind), dans un rapport qui est pensé comme définitoire de l’un et de l’autre, et antérieur à toute préexistence de l’un ou de l’autre. Non pas, évidemment, qu’il n’y ait « rien » avant cette relation, mais les « termes » ne deviennent tels, et ne sont déterminés, que dans ce rapport qui les unit et les définit. L’originalité de l’énaction réside autant dans le rapport qu’elle établit entre un organisme et son environnement que dans le fait qu’elle est portée, et fondée, par la promotion d’un « rapport-au-monde » comme étant le fait primordial du vivant en général. Ce rapport au monde structure la connaissance et les processus cognitifs qui la soutiennent. L’intérêt de l’énaction reposent sur le fait de ne pas subordonner l’une des deux instances (l’organisme, l’environnement) à l’autre, mais de chercher d’autres modèles relationnels que la subordination, le face à face, la maîtrise ou la causalité. C’est à partir de cette configuration, mais dans un second temps, que se lèvera et se constituera une objectivité, laquelle est donc dérivée.

Ce sur quoi il faut insister, c’est que l’énaction élabore, certes, une relation, ou une corrélation, mais avec du pas-donné  : « environnement », en effet, ne désigne pas un monde objectif, pré-donné, mais une « construction » de l’organisme (ou d’un système en général), qui lui-même advient dans la relation. On peut donc voir dans l’énaction un double décentrement par rapport à un « corrélationisme » classique ou strict : c’est l’organisme qui construit, mais lui-même ne préexiste pas à cette construction. On voudrait promouvoir ici l’idée qu’on peut lire l’énaction comme étant une pensée du pas-donné. Autrement dit, l’énaction, proche du constructivisme à bien des égards, demande pourtant de penser un « rapport sans rapport », pour reprendre une expression de Blanchot, avec ce pas-donné1 – et c’est sur ce rapport, pour ainsi dire, qu’on peut s’engager à élaborer une pensée de l’invention, elle-même pensée, dans toute sa généralité, comme étant un rapport avec ce qui n’est pas donné.

L’invention est en effet ici conçue comme une forme particulière et ultime de corrélationisme : il y a bien un rapport, mais qui déborde la corrélation. Inventer, ce serait en effet avoir un rapport avec ce qui n’est pas là sur le mode de la substance, de la présence, pas même à titre de pas-encore-donné, ce qui serait la ramener à une modalité de découverte. Établir un rapport avec ce qui n’est pas donné est une autre manière de dire qu’on n’a pas idée de ce qui est sur le point de s’inventer : le mouvement même de l’invention suppose une absence de « référent » ou d’« objet ». Pas donné caractérise ici ce avec quoi il ne peut y avoir de rapport sous forme de déjà-là, ou caractérise ce déjà-là comme ne pouvant pas être « indépendant » du système (sujet, organisme) qui le rencontre, ni lui être complètement extérieur.

Pour autant, et dans le même mouvement, on ne peut pas dire que l’invention parte « de rien », et travaille ex nihilo, ce qui serait la ramener à toutes les formes de création. Il faut donc penser un « quelque chose » au départ de l’invention. Penser l’invention entre découverte (ou exhumation) et création (ou production), c’est donc affirmer qu’elle est un rapport avec un pas-donné qui pour autant n’est pas rien. Que l’on parle de combinatoire, de bricolage, de reformulation ou de résolution de problème, on suppose bien que l’invention part d’un certain nombre d’« éléments », et qu’elle en fait quelque chose de neuf qui n’existait pas auparavant, ce qui explique le lien entre invention et nouveauté (en la tirant du côté de l’innovation). Si l’énaction permet d’avancer dans l’élaboration de l’invention, c’est donc d’abord parce que c’est une théorie du rapport au pas-donné. C’est ensuite parce qu’elle met en avant une autre approche de la « production » : l’organisme, le système, « pro-duit » du monde, il le met au-devant, le fait venir et le fabrique, selon une modalité particulière.

Quant à l’articulation de ce pas-donné qui n’est pas rien, c’est-à-dire la redéfinition d’une notion de déjà-là, on voudrait la comprendre sous le chapitre d’une pensée de la « matière », en prenant ici ce terme comme décrivant le support d’une pratique  : c’est la pratique ou l’activité d’un « système » qui créent l’objet, néanmoins à partir de « quelque chose ». Ni simple être de raison, ni res extra-mentale, ni simplement objective, ni complètement subjective, la matière serait ce à partir de quoi se dessine un « objet », jusqu’ici inconnu ou indéterminé, à partir d’une pratique singulière. Au commencement se trouve bien l’activité d’un « système », qui s’affaire autour d’une matière indéterminée, et non d’un monde déjà-là en tant que ce système le trouve tout fait, tout constitué. Matière veut dire : il y a bien quelque chose, mais qui ne détermine pas unilatéralement ma pratique, mais que ma pratique détermine en partie.

Enfin, le quatrième élément ou la quatrième notion qu’apporte l’énaction à une pensée de l’invention réside dans l’approche épistémologique qu’elle mobilise : c’est précisément grâce à la notion renouvelée d’épistémologie que Varela met au point qu’on trouve de quoi penser l’invention, en tant qu’elle fait une place éminente à la pratique et à la situation.

Traversés et tramés de technique que nous sommes, nous sommes donc exposés par là-même à l’invention. La synthèse de ce que l’énaction aide à penser pour l’invention pourrait être formulée comme l’hypothèse organologique de l’invention, qui présente la relation des organismes à leurs environnements techniques comme ce qui favorise la genèse de l’invention.

Ce qu’on voudrait suggérer, c’est que l’énaction, parce qu’elle se pose et se pense comme un paradigme global d’explication, en vient à être intrinsèquement organologique : non pas seulement qu’elle puisse s’appliquer à des recherches organologiques, mais parce qu’elle constitue par elle-même une approche de ce type. D’où le fait que si l’énaction ne thématise pas l’invention, elle puisse être mobilisée pour en élaborer un nouveau concept. En effet, dès lors qu’on pose, avec et au-delà de l’énaction, que les organes, les organismes et les organisations sont indissociablement tressés et articulés les uns aux autres, l’invention peut être pensée dans toute sa spécificité2.

2 - Quelques éléments de l’énaction

2.1 - Autonomie et clôture opérationnelle

L’une des notions-clés pour comprendre l’énaction est celle d’autonomie. Un système autonome est d’abord une cohérence interne  :

L’autonomie est liée à une attitude qui consiste à définir un système par sa cohérence interne, afin de rendre compte de son identité et de l’histoire de son couplage.3

Le tout premier point à souligner est le fait, remarquable dans l’ambiguïté de la construction de la phrase, que l’attitude dont il est question semble concerner à la fois celle que l’observateur « applique » à son objet (il définit le système), et celle du système même qui est décrit. On verra que cette ambiguïté, entre notation épistémologique et description ontologique, constitue l’un des « moteurs » du renouvellement de ce que l’énaction propose sous le thème d’une philosophie de la connaissance. L’autre point notable est que l’autonomie définit ici « un système », et que Varela ne semble pas restreindre son application au système vivant. Cette indétermination est aussi ce qui permet d’établir un lien original entre la description du vivant et l’analyse des systèmes techniques.

Pour entrer dans la relation qu’un organisme entretient avec son environnement, il faut donc commencer par l’autonomie, c’est ce que Varela appelle aussi une « clôture opérationnelle ». Il ne s’agit pas d’expressions synonymes, et si les concepts sont liés, ils ne sont pas identiques : l’organisation autonome d’un système ou d’un organisme vivant a pour fondement une clôture opérationnelle, et n’en est qu’une modalité. Cette « clôture » n’a rien d’une fermeture de type autarcique : la clôture opérationnelle ne doit certainement pas être comprise comme une fermeture dans un sens monadique, et c’est bien le sens de l’adjectif « opérationnel » :

The qualification « operational » emphazises that closure is used in its mathematical sense of recursivity, and not in the sense of closedness or isolation from interaction, which would be, of course, nonsense.4

Pour faire comprendre l’idée, et éloigner le contresens possible, on pourrait traduire par « clôture d’opérations ». Il s’agit de faire de cette clôture, au rebours d’une compréhension « insulaire » d’un en-soi, le point de départ de toute possibilité d’interaction.

L’autonomie n’est pas une attitude ou une propriété : c’est la condition de toute propriété et de toute ipséité. C’est aussi la condition de possibilité de l’apparition du nouveau : « la vraie nouveauté surgit de la nature même des mécanismes opérationnellement clos » (Varela, 1983, p. 162).

2.2 - « Bring forth » : ce que fait l’énaction

Comment opère ce « surgissement » ? C’est ce qu’exprime la locution verbale to bring forth. Bring forth décrit l’action de l’organisme (ou du système) dans la relation qu’il établit avec son environnement, et cette relation même : que fait l’organisme de son environnement ? It brings it forth, expression qu’on peut traduire par « faire-émerger », « susciter », et qui décrit la « pro-duction » particulière de l’énaction. Ce mouvement est lié à l’autonomie comme caractéristique des êtres vivants :

Autonomy […] refers to their basic and fundamental capacity to be, to assert their existence and to bring forth a world that is significant and pertinent without be[ing] pre-digested in advance.5

Être, pour être un organisme, c’est à la fois affirmer son existence et « faire-émerger », mettre au jour un monde, non seulement porteur de signification, mais capable de retenir l’attention (significant) ; pour autant, le monde n’est pas « réduit » à l’avance par l’organisme ; pre-digested évoque autant le résumé, la synthèse, que la digestion : le monde n’est pas « pré-mâché » ; il n’atteint pas l’organisme avec une configuration déjà prête que celui-ci n’aurait plus qu’à « avaler », si l’on veut poursuivre la métaphore. Affirmer son existence, et susciter un monde de sens, sont tout un.

Mais forth, on l’a peu remarqué, a autant un sens spatial (« là-devant ») que temporel (en avant), ce qui en complexifie la signification : il ne s’agit pas simplement d’exhumation, ce à quoi pourrait faire penser l’expression « mettre au jour » ; mais il s’agit aussi d’une « venue » temporelle en quelque sorte : dès lors, le « mettre au jour », est autant un « mettre en avant ou à l’avant » qu’un faire venir. Ce faire-émerger ou faire-venir est à mettre en relation avec l’étymologie de l’in-vention, qui ne dit pas le nouveau, contrairement à l’in-novation, mais la venue (venire). Plus qu’au nouveau, l’invention établit un rapport (sans rapport) à l’à-venir.

2.3 - L’activité, la pratique

Même si elle est centrale dans les travaux de Varela, plus qu’un primat de la relation, l’énaction serait à mettre du côté d’un primat de l’activité. L’énaction a en effet toujours lié ses recherches sur la conscience, les sciences cognitives, à l’expérience humaine en général. Depuis les premiers questionnements sur ce que fait un organisme (associé à la notion de comportement), jusqu’à l’importance accordée au vécu dans les recherches « en première personne » (associé à la notion de conduite), on peut dire que les travaux de Varela et de l’énaction en général se caractérisent comme l’établissement d’une pragmatique, conçue à la fois comme une mise au premier plan de l’action et de la pratique, et comme un projet de transformation de soi – d’un soi, on le verra, qui est cette transformation et n’est rien d’autre que cette transformation. C’est toute l’idée exprimée par le terme même d’énaction, laquelle aura d’abord été une conviction :

We propose as a name the term enactive to emphasize the growing conviction that cognition is not the representation of a pregiven world by a pregiven mind but is rather the enactment of a world and a mind on the basis of a history of the variety of actions that a being in the world performs.6

L’autonomie que promeut l’énaction est d’abord la création d’un point de vue, qui ne se contente pas d’une description objective faite par un spectateur extérieur. Une identité, un soi cognitif, n’est rien d’autre que cette singularité de manière produite par une activité. À cet égard, il faut souligner l’importance, aux yeux de l’énaction, de la dimension sensori-motrice à l’œuvre dans toute conduite, en insistant, corrélativement, sur la contestation de la représentation comme forme première de la cognition. La sensori-motricité est le fondement du couplage d’un organisme vivant avec son environnement ; c’est, avec l’autonomie, les deux piliers sur lesquels est construite la démarche de l’énaction. Les conséquences en sont importantes et structurantes, pour l’énaction et au-delà, pour l’invention. Mettre en avant la sensori-motricité et sa dimension constituante, c’est en effet affirmer que l’esprit ne peut être tout entier « dans la tête » ou dans le cerveau, mais qu’il est inséparable du corps et de l’action. À bien des égards, le fait que l’énaction mette l’activité ou la pratique au fondement des processus cognitifs, et plus largement des conduites du vivant, est à la fois le socle et la conclusion du système en entier. Dès lors que le monde n’est pas préexistant, il est déterminé par et dans l’activité de l’organisme. Si la situation change à cause de l’activité de celui qui réfléchit, perçoit et agit, la référence (la situation de l’environnement, et les « objets » qui s’y trouvent) ne peut plus être pré-donnée indépendamment du percevant, mais est bien fonction de sa structure sensori-motrice.

2.4 - La référence

Plus fondamentalement qu’avec la notion d’objet, les travaux de l’énaction débattent de la question de la référence, lorsque celle-ci ne peut être pensée sur le modèle, ou à l’aide, de celui-ci. On le voit bien dans le passage suivant :

Autrement dit, l’objet de la perception n’est pas une entité pré-donnée et préexistante dans l’environnement extérieur, dont il s’agirait de bâtir dans un second temps une représentation plus ou moins fidèle ; au contraire, l’objet perçu co-advient avec le sujet lui-même, au cours de son interaction avec l’environnement qui devient de ce fait son « monde propre ». […] Par conséquent, « l’objet de la connaissance » n’est pas une réalité purement externe, prédéfinie référentiellement une fois pour toutes indépendamment du sujet ; au contraire, le sujet participe à la spécification de ce que sera l’objet de sa connaissance.7

L’herméneutique particulière de l’énaction aboutit à une forme d’auto-référence, si l’on entend par là, non pas simplement une référence à soi, mais une référence à ce qui se produit dans le comportement. Produire sa propre organisation, faire-émerger son identité et son rapport au monde dans la relation, sont autant de caractères de l’auto-référence, qui est le concept qui permet de penser à la fois l’indépendance du référent et le fait qu’il est intérieur. L’auto-référence est le fait de donner lieu à un référent (externe) depuis l’interne, ce que Varela appelle parfois un « cercle créatif », ou une « logique générative »8.

La notion de référence peut être pensée ici à partir de son usage linguistique : le référent est ce dont on parle, ce dont il s’agit. L’énaction conteste l’idée d’un référent fixe, extérieur, out there, stable et indépendant, puisqu’il naît dans l’activité et la relation. Par ailleurs, la notion d’auto-référence ne peut être comprise comme simple réflexivité où le système cognitif ferait retour sur soi : sur quelle base le ferait-il, et pour revenir où, puisqu’il ne peut être donné comme préexistant ? Pour autant, les textes de Varela attestent des multiples tentatives de ne pas s’en tenir au cercle herméneutique, pour trouver une réponse originale à la question qu’on peut énoncer dans une formulation d’inspiration kantienne : « Qu’est-ce que s’orienter – dans l’environnement ? », lorsque celui-ci n’est ni fixe ni prédonné, mais continuellement façonné par les types d’actions dans lesquelles nous nous engageons. On pourrait donc proposer comme définition de l’auto-référence : la référence à l’acte dans l’acte même qui produit ce qu’il dit. Il y a donc bien un cercle, mais nullement vicieux : il ne faut pas comprendre la référence comme relation à quelque chose, mais à une activité qui détermine ce quelque chose qui n’est pas inexistant ou simplement absent, mais dérivé d’une pratique qui lui est antérieure. C’est aussi une forme d’identité, mais ni réelle, ni logique ; c’est enfin un retour sur soi, mais qui produit son objet ; une forme de circularité, mais surtout un faire-venir, un faire-advenir (donc une pratique), qu’on retrouve à l’œuvre dans l’in-vention.

3 - Transferts : quelle logique pour l’invention ?

3.1 - La « relation Étoile » et la lecture du supplément

Dans l’introduction des actes d’un colloque sur la notion d’origine, J.-P. Dupuy et Fr. Varela l’intègrent dans une logique du supplément, explicitement référée aux travaux de Derrida, ce qui leur permet de réarticuler l’autonomie et la construction de l’environnement sur une pensée beaucoup plus vaste de l’apparition, ou de la construction, des institutions conceptuelles :

The origin appears as full and pure but, without the supplement which nevertheless follows from it, it would lose all consistency. Thus the secondary term appears at the same time as perfectly dispensable and perfectly indispensable. Even the most apparently perfect totality suffers inescapably from a constitutive lack.9

Il y a ici une reprise de la conceptualité de l’énaction dans les termes de la déconstruction, de manière peut-être un peu lointaine, mais loin d’être inintéressante. Le point de départ, si l’on peut dire, est la notion de manque : un manque constitutif donne sa place et sa nécessité à tout ce qui peut venir, tout ce qui peut découler de l’origine, logiquement ou chronologiquement. Bien qu’elle apparaisse pleine et pure, l’origine est « entamée », pour reprendre un autre terme de Derrida, par ce à quoi elle donne lieu. Là où un concept s’affirme originaire, et donc supérieurement hiérarchique à l’autre, autonome et indépendant, on peut voir en fait une causalité circulaire et paradoxale, c’est-à-dire un lien et une dépendance. Ce que le concept affirme contenir ou maîtriser comme sa dérivation devient en fait sa condition de possibilité. L’extérieur, le secondaire, le dérivé, apparaissent en fait comme constituants (il sont indispensables). La logique du supplément permet donc de relire la relation qu’a un organisme et son environnement comme un cas particulier, sans doute exemplaire mais guère unique, d’une logique plus générale où toute forme d’origine contient certes déjà ce qu’elle produit, mais pas à titre d’anticipation programmatique : ce qu’elle produit la constitue. Cette logique du supplément, ou du moins l’approche épistémologique qui s’y dessine, est ce que Varela, dans un article plus ancien, avait exposé sous le nom de « relation Étoile ».

Cette relation est en fait la proposition de relire différemment la construction d’oppositions conceptuelles classiques : réalité / procédé, système / environnement, sémantique / syntaxe, etc. Les termes sont dits dans une relation Étoile, qui est donc dissymétrique, lorsque l’un des termes émerge de l’autre, et le fonde. Or, d’un point de vue épistémologique, dit Varela, on peut faire le même raisonnement sur les relations observateur / observé, descripteur / décrit, voire sujet / objet10.

3.2 - « Il faut être deux pour inventer »

Cette formule, qui vient de Paul Valéry, se trouve dans un texte de Varela11, en exergue d’une contribution, et qui constitue comme une mise en œuvre de la relation Étoile.

Au début, dit Varela, il y a le deux, c’est-à-dire le minimum pour inventer. Une première figure de cette dualité est bien sûr la relation entre un système et un environnement, et l’important, ici, est donc la relation qui met en contact et permet qu’il y ait deux. Mais plus que sur la relation elle-même, Varela insiste sur le degré d’indépendance de chacun des « termes », qui est au fondement de la relation : il ne faut pas qu’il y ait une indépendance totale, sinon aucune relation n’est possible, mais il ne faut pas non plus qu’il y ait une indépendance trop faible, au risque de l’indistinction, et donc d’une autre forme d’absence de relation. On ne peut donc pas penser cette relation comme celle d’un conditionnement par l’extérieur, telle qu’on pourrait la trouver dans une théorie du traitement de l’information : l’environnement n’est pas, ou ne contient pas, des « input ». Or, dit Varela, dès lors qu’on pense des systèmes autonomes, on ne peut plus conserver l’approche du traitement de l’information. C’est donc bien de manière cohérente qu’il déclare que la vraie nouveauté surgit des mécanismes opérationnellement clos. Cette formule s’éclaire également par l’une des conséquences de ce qui est en jeu dans la logique du supplément et de l’auto-référence : il faut penser une « origine » (le système, l’organisme, l’environnement) qui n’est pas une essence, ce qui implique que les termes d’une relation, pour faire un « deux » et inventer, doivent ne pas contenir ce à quoi ils donnent lieu, de manière à donner lieu à du nouveau. Pour une « entité », contenir ou avoir déjà ce qui est mis en jeu dans la relation, ce serait en effet programmer, ou anticiper, ce qui peut en sortir ou en découler.

Peut-on maintenant répondre à la question : peut-il y avoir du nouveau à partir d’un mécanisme, et de toute autre forme de ce qui pourrait apparaître comme issu d’un programme ?

Et de fait, la notion de mécanisme est utilisée au départ de manière problématique dès lors qu’on cherche à rendre compte d’un comportement inventif ou novateur :

Si j’ai un mécanisme qui rend compte de l’origine d’un comportement, en quoi ce comportement peut-il être nouveau ? Puis-je appeler nouveau le résultat d’un système connu ?12

Ou, autrement dit, et même si l’on accorde qu’il ne s’agit pas de fermeture, comment peut-on, à partir de l’autonomie et de cette clôture opérationnelle, penser la nouveauté et le non-programmé ? On le voit, à travers un questionnement sur la conduite programmée, Varela envisage une question d’une tout autre ampleur : en quoi le connu peut-il donner lieu à de l’inconnu, de l’inattendu ou de l’inanticipable, au-delà de tout calcul (le résultat d’un système connu) ?

S’il y a de l’invention, c’est donc bien que tout ne peut se réduire au programme, ou que le programme peut engendrer de l’imprévu. Mais c’est surtout qu’un rapport peut se nouer entre deux « termes » où il entre non seulement de la co-constitution mais surtout une forme de renversement de la constitution où le dérivé, le second(aire), apparaît finalement constituant, dans la mesure où il est suscité par l’autre, sans pour autant le contenir (sous forme de plan, de préfiguration ou de condition).

3.3 - Co-implication et connaissance autonome

Ce à quoi aboutissent cette logique du supplément et donc, avant elle, la relation Étoile, est une nouvelle approche de l’épistémologie et de la théorie de la connaissance, où apparaît non seulement une dimension « génétique » des termes, mais surtout un renouvellement du rapport entre le connaissant et le connu. Cette dimension génétique est la signification profonde de ce que Varela appelle les « contraintes réciproques » (mutual constraints), qui ne désignent pas seulement les influences ou la causalité d’un élément sur l’autre, mais l’engendrement conjoint de ce qui se « suppplémente » dans la relation. Là où les épistémologies classiques se fondent sur une relation d’engendrement logique des concepts, Varela met au point une « genèse supplémentaire » où l’engendré est (aussi) à l’origine.

C’est cette épistémologie qui permet de penser une co-implication du connaissant et du connu, telle qu’elle est mise au jour dans les sciences cognitives, notamment dans l’énaction :

In their current frontier, the cognitive sciences discover that knowledge cannot be explained as a mirror of nature, but rather that the knower and the known are co-implicated.13

La co-implication du connaissant et du connu, du sachant et du su, se pose d’abord contre la position qui fait de la connaissance un « miroir de la nature »14, image qui suppose donc une séparation du connaissant et du connu (sous la guise du sujet et de l’objet) et une réplication (comme reflet ou comme renvoi : une reproduction) du second « dans » le premier. À ce stade, on pourrait penser que l’idée de l’énaction est assez simple (et assez classique) : le processus de connaissance modifie de quelque manière ce sur quoi il porte (c’est l’idée de la physique quantique, par exemple).

Mais il faut aller plus loin : la co-implication permet d’élaborer une autre forme de « théorie de la connaissance », laquelle prend sa source et tire son modèle de la notion d’autonomie  : il ne s’agit pas simplement de penser un vivant comme un système autonome, mais de penser de manière autonome un vivant lui-même autonome. La co-implication affirme d’abord que la connaissance accompagne et double le mode d’être de « l’objet », et ce faisant, ne lui est pas complètement extérieure15.

À la pointe de cette idée, il y a une idée très neuve. Lorsque Varela dit : « in my reality, knowledge coevolves with the knower and not as an outside, objective representation » [Varela (1995), p. 240], il n’affirme pas simplement que le sujet évolue avec l’objet, ni même qu’il y a co-constitution, mais bien qu’il faut penser la connaissance sur le mode de ce qu’elle découvre comme mécanisme opératoire dans l’objet. C’est donc à juste titre que J.-Ch. Goddard relève qu’il y a ici une analogie entre la démarche qui connaît et l’objet connu – c’est-à-dire construit :

La connaissance […] présente ainsi les caractères mêmes de l’identité qu’elle construit sous le concept d’autonomie – c’est-à-dire ceux de l’identité biologique.16

Dans la connaissance autonome, mieux encore : dans l’autonomie elle-même, la connaissance a les mêmes caractères que ce qu’elle construit. Goddard peut ainsi affirmer que cette connaissance autonome

comprend le vivant comme « autonomie » parce qu’elle récuse l’épistémologie représentationaliste et adopte elle-même (en première personne) un comportement cognitif, celui de la connaissance autonome tel qu’en cette connaissance le monde se constitue, se construit nécessairement comme réalité « autonome ».17

On est donc bien au-delà d’une simple interaction entre le connaissant et le connu. On voit en quoi se constitue même le dépassement d’une co-implication trop simple dans un redoublement génératif et inventif : avoir un comportement cognitif fondé sur l’autonomie (et la clôture opérationnelle) permet de faire advenir le monde comme étant lui-même autonome.

La circularité de la contrainte mutuelle entre l’organisme et l’environnement en fait une structure générative, où la circulation amène le nouveau. Le sujet peut alors avoir deux dimensions : celle de l’action, de la vie, le fait d’être un sujet ; et celle d’être conscient de son expérience, de la connaître, de pouvoir en parler – jusqu’à cette limite où il s’agit de l’expérience de ce qui n’est pas donné ; ce qui au fond – si l’on suit l’énaction jusqu’au bout dans l’hypothèse forte du renversement gnoséologique qu’elle opère – constitue le « patron » même de toute expérience qui n’est jamais d’abord celle d’un ob-jet simplement présent, qu’on pourrait éventuellement dire « modifié » dans l’interaction, mais l’approche d’un inconnu.

3.4 - Pratique, technique, matière

L’énaction met en avant l’activité du système (du sujet, de l’organisme), et c’est sans doute le premier caractère dont l’invention hérite : c’est son aspect « praxéologique ». Le faire est au centre de l’activité inventive : autant qu’un faire-(ad)venir, l’invention doit donc être pensée comme un faire-(ad)venir. Cette exploration et ce « faire-venir » supposent donc une activité, c’est-à-dire d’abord un engagement dans le monde, qui est un venir-au-monde de la personne, au monde qui advient avec elle :

In short, the world is not something that is given to us but something we engage in by moving, touching, breathing, and eating. This is what I call cognition as enaction since enaction connotes this bringing forth by concrete handling.18

Cette manipulation concrète est toujours tramée de technique : si on peut affirmer que l’invention est un acte cognitif, on peut dire que dans toute invention entre toujours de la technique19. La technique est en effet cet engagement avec une « matière », avec ou sans la médiation d’un outil, et à rebours de toute objectivation.

La conjonction de l’acte, de la pratique et de la technique se trouve opérée dans la notion de « praxéologie » à l’œuvre dans l’invention. Dans ses travaux sur la généalogie du réalisme, É. Bimbenet souligne à juste titre que la praxéologie ne va pas jusqu’à l’être, c’est-à-dire qu’elle n’est pas un réalisme qui prétend, lui, y arriver. C’est un point commun de toutes les approches écologiques-énactives20. On voudrait prolonger ici cette réflexion en ajoutant que la technique est bien constituante de ce processus. Comme le dit Charles Lenay, dans une position où se croisent importance accordée à la cognition située et pensée de la technique constituante :

La thèse forte de la cognition située est que les dispositifs techniques ne réalisent pas seulement des modifications artificielles d’une cognition qui serait « naturelle », mais ont un rôle constitutif des activités cognitives pour la perception, le raisonnement, la mémoire, l’imagination ou les interactions.21

Et, pourrait-on ajouter, pour l’invention, dans la mesure où les dispositifs techniques (outillage, instrumentation) sont précisément ce qui soutient la pratique exploratoire de ce qui n’est pas donné en tant que tel, et qui, par conséquent, devient vecteur de nouveauté. Dans la réponse qu’il fait aux commentaires sur les positions exprimées dans l’un de ses articles sur la suppléance perceptive, Ch. Lenay établit ce lien de manière très explicite :

Soit, dans une démarche internaliste, on suppose que l’utilisation d’une aide externe doit passer par un redoublement représentationnel demandant des capacités perceptives et cognitives déjà là, et l’on voit mal comment elle peut être porteuse de nouveauté véritable. Soit, dans une démarche externaliste, on reconnaît que les activités perceptives et cognitives humaines sont originairement prothétiques, toujours constituées à partir de l’environnement outillé que nous lèguent les générations précédentes.22

On voit le lien qu’il y a entre une forme de pensée du déjà-là (qui concerne en l’occurrence les « capacités » du vivant) et une position internaliste, qui ne peut sortir du cercle de la répétition (sous l’espèce de la reproduction qu’opère la représentation). Dans ce cas, le « sujet » est déjà constitué, tout armé et équipé pour ce redoublement. En revanche, pour envisager la nouveauté véritable, c’est-à-dire au fond pour penser l’invention, il faut, dans une démarche externaliste, penser la constitution originaire de ces capacités et activités humaines à partir d’un héritage, donc aussi d’un déjà-là, spatial et temporel, lequel permet non seulement de sortir, mais de produire le « dedans ». Il ne s’agit donc pas de s’opposer au déjà-là, interne ou externe, mais de voir au contraire qu’il est à la fois toujours constituant et toujours constitué par la pratique outillée qui met en contact avec ce qui devient mon héritage. Le terme de « prothèse » qu’emploie Ch. Lenay indique que l’invention se joue dans la « supplémentation » de ce qui ne manque pas avant d’avoir été suppléé, ou, inversement, de ce qui n’apparaît qu’à être originairement suppléé.

Ce déjà-là, cette matière, n’est pas un point de départ (au sens de repère fixe), ce qui fait que l’invention n’est ni simplement antérieure ni postérieure à un référent externe. D’une certaine manière, elle se trouve entre deux matières : la matière (première) et la matière (constituée comme référent) ; il y a bien d’abord un « quelque chose » de surdéterminant, à partir de quoi peuvent se constituer les assemblages, les déterminations, les propriétés. Il y aurait lieu ici de suivre en détail la reprise que fait Varela de l’expression kantienne d’« objet = X » :

Although it is clear that we describe an X that perturbs from the organism’s exteriority, X is not information. In fact, for the organism only is a that, a something, a basic stuff to in-form from its own perspective. In physical terms there is stuff, but it is for nobody.23

La traduction française rend stuff par « matériau » :

Bien qu’il soit clair que nous décrivons un facteur X perturbant venant de l’extérieur de l’organisme, ce X n’est pas de l’information. En fait, pour l’organisme, il ne s’agit que d’un ça, d’un quelque chose, d’un matériau de base pour in-former dans sa propre perspective. D’un point de vue physico-chimique il y a un matériau, mais il n’est pour personne.24

La reprise de cette expression kantienne « objet = X » montre qu’il s’agit ici de penser un « objet » indéterminé, et extérieur au système, bien que pensé à partir du système et de sa perspective, c’est-à-dire de sa situation, et du sens qu’il y donne – d’où le terme très vague et très générique de stuff. Le terme « objet » est naturellement impropre : il s’agit de ce à quoi l’organisme attache une détermination spatio-temporelle pour l’inclure dans son environnement. Je ne reconnais pas un objet existant, je le qualifie tel pour moi, et d’abord de manière non-conceptuelle, mais comportementale, c’est-à-dire sensori-motrice et spatio-temporelle. Dans la citation qui précède, on notera l’absence de complément d’objet du verbe to perturb  : ce qui perturbe n’est pas caractérisé par l’organisme, ça perturbe depuis le dehors.

4 - Au-delà de la production ?

L’ensemble des analyses qui précède était nécessaire pour montrer que penser l’invention comme rapport au pas-donné nécessite de penser hors de ce qu’on pourrait appeler un « paradigme productif » qu’on trouve dans le cours de la philosophie. La production est au cœur des pensées de l’invention, et elle sert plus précisément à caractériser l’invention moderne, par contraste avec une invention classique, pensée sur le modèle de l’exhumation. Il faut essayer, aujourd’hui, de penser l’invention au-delà de ce paradigme productif. « Production » doit s’entendre sous différentes modalités (mise au jour, création, etc.), mais toujours avec ce point commun de porter à l’existence « quelque chose » de nouveau, au moins partiellement, et qui ne se résume pas complètement à la somme des éléments préexistants. Peut-on maintenant penser l’invention au-delà de la production ?

On l’a vu brièvement dans les paragraphes précédents : l’invention suppose qu’on réinterroge la place et le « périmètre » d’une théorie de la connaissance dès lors que celle-ci traite préférentiellement d’objets donnés. Il faut alors redéfinir une théorie de la connaissance pour la repenser avec une théorie de l’invention, où l’une permet de relancer l’autre.

L’énaction procède à une réévaluation radicale de ce qu’est et de ce que fait la théorie de la connaissance. C’est ce que Varela développe sous le chapitre de l’épistémologie, comprise comme une attention portée non seulement à l’état d’esprit, mais aussi aux circonstances de production des idées et des comportements, de la perception et de l’action. La question de l’épistémologie est avant tout une question d’époque, portée par l’époque, mais aussi donnant son visage à l’époque.

Je crois voir se dessiner une transformation majeure de la sensibilité et de l’épistémologie contemporaines, par laquelle on cherche à constituer ou à construire le monde, par la spécification réciproque d’une unité et de son univers (environnement ou milieu) qui surgissent tous les deux simultanément.25

C’est un mouvement d’époque, qui allie des considérations épistémologique et esthétique (la sensibilité), laquelle se trouve touchée, affectée, par ce changement d’orientation. Il s’agit bien de l’actualité de ce qui nous arrive. Varela donne une définition sobre de ce qu’il entend par épistémologie26 :

Aucun contenu ne saurait être séparé des circonstances de sa production. Cela s’appelle l’épistémologie.27

Cette notion de « circonstances » déplace la problématique écologique-environnementale vers une pensée réflexive de ce qui est à l’origine de l’action, de la pensée et de la perception. Transposé à l’invention, c’est donc ce qui permet de penser le fait que le déjà-là, les circonstances, ne soient pas simplement produits, mais qu’ils soient réinsérés au sein d’une activité. L’épistémologie est la prise en compte des conditions de production (action, perception, énonciation) dans l’appréciation de ce qui est produit ; la réflexivité qui fait que, dans une relation Étoile entre ce qui est produit et les « circonstances », peut être pensé le surgissement de ce qui à la fois est là, dérivé, et se trouve pourtant à l’origine, si on peut dire, de ce qui le constitue.

4.1 - L’institution du déjà-là

Ce mouvement peut être rapproché des analyses d’Étienne Bimbenet sur le transcendantal, dans lesquelles il montre que le langage à la fois institue ce dont il parle, et s’en fait pourtant précéder. Il décrit ainsi un mouvement où la subjectivité se donne ce que pourtant elle reçoit :

Si au contraire constituer veut dire tout à la fois produire et trouver, autrement dit révéler ; si la constitution est bien l’œuvre d’un sujet, mais consistant à faire droit à ce qui est ; alors est dit transcendantal le mouvement contradictoire qui porte un sujet vers ce qu’il est censé recevoir – la passivité de son activité. [...] Une philosophie transcendantale pose que la subjectivité, contenant toutes les conditions de possibilité de l’expérience, finit par rencontrer cela même qu’elle a constitué. Elle pose que la subjectivité, voulant quoi qu’il arrive la réalité, c’est-à-dire la seule chose au monde qu’on ne peut pas se donner, finit pourtant par l’obtenir.28

La rencontre dit bien ici ce qui à la fois s’origine dans le sujet, mais en même temps se trouve comme déjà-là. Il y a bien « invention du réalisme », entre produire et trouver. Selon É. Bimbenet, il s’agit de la définition même d’une position transcendantale, mouvement contradictoire qui porte le sujet vers ce qu’il constitue, et n’est donc pas antérieur à cette initiative. Kant avait déjà posé que si les lois qui régissent la constitution des objets ont été définies dans le cadre qui a servi à constituer ces mêmes objets, il faut bien que leur accord devienne non seulement envisageable, mais tout à fait nécessaire. Mais au-delà même de cette position kantienne, il faut noter qu’il appartient au mouvement décrit par É. Bimbenet de mettre en rapport avec ce qu’on ne peut pas se donner. Ce mouvement fonctionne sur le mode de ce qu’on pourrait appeler une institution du déjà-là. On voudrait ici généraliser ces analyses, et montrer que l’activité inventive, toujours déjà technique et pas seulement langagière, est ce qui permet de créer ce rapport avec ce qui n’est pas donné, en l’instituant comme déjà-là – ce qui n’est donc pas le produire, mais le recevoir comme étant ce qu’on s’est pourtant donné : instituer n’est pas produire – ce serait une explicitation possible de ce que fait l’énaction. Pour reprendre la notation linguistique, on pourrait parler d’institution de la référence, où celle-ci est à la fois antérieure à ce qui l’énonce, et où elle n’existe qu’à être anticipée dans la pratique qui la vise et pourtant ne la connaît pas. L’invention est ce qui en même temps fait fond sur ce dont elle parle, en tant qu’il n’est pas prédicable, et l’institue dans la relation qu’elle établit, et qui l’établit : un rapport sans rapport.

Cette institution du déjà-là est la formule qui dit l’invention dans ce qu’elle a de paradoxal, mais aussi de nécessaire : il y a bien de l’antécédent, mais il n’est donné tel que rétrospectivement. Il s’agit bien d’une attitude, donc d’une activité, qui est la transformation technique (l’institution) de ce qui nous précède en ce que nous le faisons venir. L’invention oblige à penser un idéalisme qui cherche à tourner, ou à se projeter, en réalisme, pour ainsi dire. C’est bien l’idée du matérialisme de l’invention que nous cherchons à décrire.

4.2 - Vers l’organologie

L’institution du déjà-là n’est pensable qu’à partir de l’idée d’une épistémologie décalée, ou plus exactement déplacée vers l’étude des conditions de production de la connaissance, et qui devient ainsi l’étude pragmatique de l’activité cognitive. Dès lors, on peut parler d’« épistémologie située » (comme on parle de cognition située) au sens où il s’agit non seulement de penser les circonstances dans lesquelles est produit un discours sur les opérations qu’il décrit (l’épistémologie comme métalangage), mais aussi de prendre en compte les transformations que ce discours opère en ce qu’il participe de leur effectuation et de leur effectivité : l’épistémologie ainsi comprise institue ce dont elle étudie l’activité, sur le mode de ce qu’elle décrit. On peut à cet égard « institutionnaliser » cette approche : en prenant appui sur l’inscription corporelle de l’esprit, qui indique qu’une cognition située doit prendre en compte le corps propre et sa situation, on pourrait jeter les bases d’une inscription institutionnelle de l’esprit qui voudrait étendre non seulement l’approche relationnelle, mais aussi l’approche centrée sur l’activité en train de se faire, avec l’ensemble des suppléments techniques et symboliques qui instituent l’environnement de cet esprit, et cet esprit même. L’étude de l’invention est bien du ressort d’une telle approche épistémologique parce qu’elle est ici pensée comme une institution.

C’est le point de départ de ce que nous voudrions explorer sous le chapitre de l’organologie29. Une organologie de l’invention veut en effet s’installer au cœur de cette position pour envisager les premiers éléments d’une invention active, pour notre époque – et suppose une épistémologie qui permet de penser la technique au cœur du processus de connaissance, en en faisant précisément

un instrument de développement technique des artefacts cognitifs, aussi bien qu’un point d’appui vers l’auto-élucidation réflexive de l’acte épistémique […].30

Qu’une épistémologie soit à la fois ce qui sert à développer des artefacts cognitifs, et par là-même permette de mieux comprendre l’activité épistémologique elle-même, est une idée qui affirme que la technique est à la fois ce qui propose une « situation » qui peut susciter l’invention, et ce qui se trouve à l’œuvre (ou à la manœuvre) dans la réflexion sur sa propre activité.

L’organologie fonctionne ici comme une notion de synthèse, en tant qu’elle désigne l’approche qui envisage une articulation entre organes physiologiques, organismes, organes artificiels (prothèses), et organisations – et qui établit ainsi une articulation entre les disciplines que sont la biologie, la psychologie, la sociologie et la technologie – disciplines qui ont chacune élaboré (ou repris) un concept d’invention à leurs propres fins. C’est enfin une façon de reposer le rapport entre vivant et machine (mécanisme), entre organique et inorganique. À cet égard, l’organologie est la mise en œuvre du redoublement épistémologique qu’on a vu chez Varela : n’est-on pas en effet proche de la démarche de l’énaction, qui demandait, comme on l’a vu, qu’une connaissance autonome fût, dans un même mouvement, la genèse de l’objet connu de et dans la connaissance qui s’y faisait jour ? Et cette double genèse se réalise dans l’invention, ou comme invention, qui elle-même n’est rendue possible que par la « disposition » du vivant qui peut détacher de lui ce qui lui servira de « support ». Il s’agit là encore d’une modalité de l’institution d’un déjà-là : par ce détachement de l’organe-outil, le vivant se donne ce qui n’était pas complètement présent en tant que tel, et qu’il a dorénavant à disposition comme support de sa pratique inventive.

5 - Conclusion : pour une organo-logique de l’invention

Dès lors, à partir de l’énaction et d’une reprise de l’organologie générale comme épistémologie en acte, on se propose de redéfinir la logique de l’invention comme organo-logique, où la graphie sert à dire la logique fondée sur une pensée de l’organon, ou de l’« organo- », compris comme étant la racine et la synthèse de l’organe, de l’organisme, et de l’organisation dans ce qu’ils peuvent être pensés en acte  : ensemble et en mouvement.

Cette organo-logique permet de se déprendre d’une série d’alternatives, ce qui libère les puissances de l’invention. Il peut en effet y avoir de l’invention, par le fait qu’on n’est ni dans l’arbitraire ni dans l’inévitable, ni dans la pure contingence, ni dans la stricte nécessité. Il peut y avoir projet et méthode, soutenus par l’appareillage technique et le formalisme théorique, mais il y a toujours risque et indétermination. On peut alors penser une constitution (de l’objectivité) dans le rapport à un pas-donné qui ne soit pas (calqué sur ou pensé comme) un pouvoir créateur, parce que l’invention n’est ni « naturelle » ni mentale, mais la conjugaison d’une action, dans un milieu, soutenue par un dispositif technique, où les trois dimensions technique, pratique, cognitive se coordonnent pour inscrire l’intention et la cohérence d’une démarche inventive. C’est ce qui permet également de penser à la fois une dynamique propre de l’objet technique et un processus « subjectif » d’invention, puisque ce processus ne peut que s’appuyer sur l’intrication de ces deux dynamiques, situé qu’il est à leur interface.

Dès lors qu’on envisage une telle dynamique, ne pourrait-on pas relire l’autopoièse sous l’angle, non seulement de cette inscription corporelle – c’est ce que propose l’énaction –, mais de la réorganisation organo-logique ? L’autopoièse, en effet, est une auto-production, c’est-à-dire la production de ce qui est nécessaire (à un système en général) pour se perpétuer et se maintenir. Une « machine autopoiétique », pour reprendre l’expression de Maturana et Varela, est sans doute une organisation qui se définit par ses termes, et non par une structure instanciée, mais c’est surtout une configuration organologique originale qui permet aussi bien de « rendre compte » d’une cellule que d’une colonie d’insecte ou d’une meute. L’hypothèse organologique permet alors de faire converger l’autopoièse et la cognition : si on comprend en effet l’autopoièse comme production de mécanismes aptes à construire une relation avec l’environnement, alors elle suffit à entraîner la cognition – et elle permet d’embrayer sur l’invention, conçue comme mise au point de nouveaux mécanismes31.

L’approche organo-logique ne renonce pas à être une logique, puisqu’elle prétend avoir une validité et une légitimité au-delà de la description a posteriori. Plus précisément, et plutôt que de parler d’opposition, il faudrait dire qu’elle cherche à « englober » la description : elle part d’une pratique située sans se réduire à n’être que l’enregistrement des inventions passées. Qu’il y ait donc une continuité (entre la vie et l’esprit, entre la biologie et la sociologie, etc.) est tout à fait valide, mais n’est sans doute réalisable, du moins en ce qui concerne l’invention, qu’à la condition d’une organologie, elle-même mise en œuvre comme organo-logique.

On voit ici comment se présente une situation anthropologique, et sa différence d’avec un fondement transcendantal. On a vu que l’énaction privilégiait ce que Varela a parfois qualifié d’approche « écologique-située-énactive », en insistant sur la position constitutive du corps propre dans toute activité cognitive – et d’abord de toute cognition comme activité. On peut soutenir que l’organo-logique, telle que nous la décrivons ici, est l’opérateur de passage de l’un à l’autre : de la situation anthropologique au point de vue transcendantal – et plus précisément d’une approche anthropologique au statut transcendantal de la connaissance. L’épistémologie n’est au fond que ce mouvement. Autrement dit, c’est la configuration organologique dans laquelle je me trouve qui opère comme dispositif génétique du rapport que je peux avoir avec ce que je n’ai pas sous la main et qui ne m’est pas donné. Cette « pragmatique transcendantale » (pour reprendre une expression d’Étienne Bimbenet) est la condition de l’invention qui se définit donc notamment par le fait qu’elle n’a pas de relation possible à un objet, puisqu’elle le fait venir dans le rapport sans rapport qu’elle établit avec lui, à travers une organo-logique – qui n’est pas un simple moyen, comme on peut parfois le penser de certains appareils. C’est cette approche qui permet d’en proposer une généalogie : c’est sur l’oubli du fondement organo-logique que peuvent apparaître un objet, une référence, qu’on va alors considérer comme déjà-là, préexistant, stable et indépendant.

Cette organo-logique est réflexive, en ce qu’elle prend nécessairement en compte le (sujet) connaissant qui s’élabore et se transforme dans la relation qu’il établit avec ce que l’organo-logique lui permet d’apercevoir et de percevoir : ce qui est en jeu, c’est toujours une relation cognitive, en excès ou en débord par rapport à une théorie de la connaissance, et qui se définit comme la mise au point d’un comportement inventif dans une situation qui le demande, situation qui s’en trouvera elle-même transformée, par où se relance indéfiniment le jeu du vivant.


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1 Cette expression se trouve notamment en diverses occurrences de L’Entretien infini, pour qualifier ce que la pensée doit affronter, ce à quoi elle doit se confronter, en dehors d’un rapport « traditionnel ».

2 Autrement dit, c’est en tressant connaissances, organisations et systèmes techniques qu’on peut penser l’invention.

3 Varela (1983), p. 151

4 Varela (1992), p.10

5 Bourgine et Varela (1992), p. xii

6 Varela, Thompson, Rosch (1991), p. 9 ; tr. fr., p. 35

7 Varela (1994), 2017, p. 152-160

8 Expressions qui figurent par exemple dans Varela (1988), et dans Varela et Dupuy (1992), p. 23.

9 Dupuy et Varela (1992), p. 2

10 On peut constater que la notion d’auto-référence est déjà à l’œuvre dans la relation Étoile : « la forme de base de ces dualités est la dissymétrie : l’un et l’autre termes s’étendent sur plusieurs niveaux. La logique sous-jacente à la dialectique ainsi conçue incarne l’autoréférence » (Varela, 1976 ; tr. fr. in Varela, 2017, p. 86).

11 L’aphorisme complet de Valéry se trouve dans Tel quel (« Analecta », XXXIII, Œuvres, II, Gallimard, p. 717), cité in Varela (1983), p. 141.

12 Varela (1983), p. 161

13 Varela (1990), p. 13

14 Expression que Varela emprunte très probablement au livre de R. Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature, publié en 1979 (tr. fr., Éditions du Seuil, 1990), et qu’il cite en général en bonne part.

15 Sans pouvoir s’y arrêter ici en détail, on ne peut que souligner la proximité de cette idée avec ce que Simondon dit de l’individuation : « l’individuation du réel extérieur au sujet est saisie par le sujet grâce à l’individuation analogique de la connaissance dans le sujet ; mais c’est par l’individuation de la connaissance et non par la connaissance seule que l’individuation des êtres non sujets est saisie. Les êtres peuvent être connus par la connaissance du sujet, mais l’individuation des êtres ne peut être saisie que par l’individuation de la connaissance du sujet » (Simondon, 1989, p. 30). Cette proximité a déjà été notée, notamment par J. Theureau : « la constitution transductive des êtres requiert une description elle-même transductive. […] Contrairement au but assigné par E. Kant à la théorie de la connaissance, il ne s’agit pas ici de définir les conditions de possibilité et les limites de la connaissance, mais d’accompagner par la pensée la constitution réelle des êtres individués » (Theureau, 2009, p. 361).

16 Goddard (2003), p. 206-207

17 Goddard (2003), p. 207

18 Varela (1992), p. 8

19 On peut faire remonter cette idée à Bergson, dans sa lecture du pragmatisme de W. James : la vérité est une invention, pas une découverte, au sens où elle est analogue à un dispositif mécanique conçu pour utiliser la nature. « Nous inventons la vérité pour utiliser la réalité, comme nous créons des dispositifs mécaniques pour utiliser les forces de la nature » (Bergson [1934], 1990, p. 247). Il y a bien ici un lien entre pragmatique, technique et invention.

20 « Ce que disent, toutes ensembles, les théories praxéologiques de l’intentionalité, c’est qu’au premier jour du monde il n’y a pas encore le monde comme tel ou l’être en soi, mais plutôt le « monde de » ou « l’être pour » » (Bimbenet, 2015, p. 70).

21 Lenay (2006), p. 47

22 Lenay (2006), p. 133

23 Varela (1991), p. 87. Le texte est repris textuellement dans Varela (1992), p. 8.

24 Varela (2017), p. 124 ; le pour est souligné par les traducteurs

25 Varela (1983), p. 160

26 On pourrait montrer que cette épistémologie est au fond la redéfinition de ce qui se présente parfois, et jusque dans les travaux de l’énaction, comme une herméneutique, terme qu’emploie Varela à l’occasion.

27 Varela (1979) ; tr. fr. in Varela (2017), p. 359-360

28 Bimbenet (2015), p. 124

29 Historiquement, l’organologie s’est d’abord constituée comme la discipline qui établit une typologie et une classification des instruments de musique, c’est-à-dire comme une taxinomie, telle qu’elle peut s’établir hors de l’usage en contexte (comme classification muséographique, par exemple), ce qui permettait notamment de repérer, dans la synchronie de la présentation, les différences et les évolutions. À ce titre, ce serait une manifestation de la raison muséographique. Dans des travaux récents, Bernard Stiegler développe une pensée de la technique à l’intérieur d’un cadre théorique qu’il définit, lui aussi, comme « organologie générale », et dont les premiers linéaments apparaissent assez tôt dans son travail. Si le terme d’organologie ne se trouve pas dans les volumes de La Technique et le temps, l’idée s’y trouve déjà très clairement exposée de repenser la technique comme dynamique de l’« inorganique organisé » (Stiegler, 1994, passim). Le programme explicite d’une organologie générale pour repenser le sensible apparaît avec De la misère symbolique dont le premier volume précise le projet et le programme à venir : « l’histoire esthétique de l’humanité consiste en une série de désajustements successifs entre trois grandes organisations qui forment la puissance esthétique de l’homme : son corps avec son organisation physiologique, ses organes artificiels (techniques, objets, outils, instruments, œuvres d’art) et ses organisations sociales résultant de l’articulation des artefacts et des corps. [/] Il faut imaginer une organologie générale qui étudierait l’histoire conjointe de ces trois dimensions de l’esthétique humaine et des tensions, inventions et potentiels qui en résultent » (Stiegler, 2004, p. 24).

30 Bitbol (2010), p. 588

31 E. Thompson a insisté sur le fait que le terme de « machine », dans les textes de Maturana et Varela, ne désigne pas un artefact, un objet technique, mais la caractérisation de l’organisation d’un système autonome (vivant ou non). Ce que permet l’approche organo-logique, ce n’est pas tant de repenser une machine physique, mais de penser le fondement d’une telle théorie, qui peut expliquer l’invention de machines, où à partir de machines (vivantes ou non).

Citer cet article

Gérard, Mathias. "« Il faut être deux pour inventer ». Penser l’invention dans le sillage de l’énaction", 3 juin 2018, Cahiers Costech, numéro 2.

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