Thèse de doctorat en philosophie, soutenue à l’Université de Technologie de Compiègne, le 7 avril 2018.

Thèse en ligne - Bibliothèque UTC : http://bibliotheque.utc.fr/EXPLOITATION/doc/IFD/2018COMP2414

Résumé

Qu’est-ce que l’invention ? Ce travail repose la question dans l’horizon du développement de la technoscience contemporaine, lorsque la frontière entre les notions de production, de découverte et d’innovation se brouille. Il s’installe au carrefour des sciences cognitives (l’énaction), de la philosophie (le post-kantisme de Fichte) et de la technologie (thèse de la technique anthropologiquement constituante). C’est le paradigme de l’énaction qui fournit l’impulsion initiale : il permet d’une part de reposer le rapport entre un organisme et son environnement, d’autre part de repenser les oppositions conceptuelles reçues à partir de la « relation Étoile » qui montre qu’il n’y a pas d’extériorité entre les termes. L’énaction permet donc d’étayer la définition de l’invention comme rapport à ce qui n’est pas donné. Il faut alors dégager l’invention des « manèges » dans lesquels elle a souvent été pensée : découverte ou création, exhumation ou production, etc. La philosophie de Fichte confirme la nouveauté épistémologique d’une telle approche : la doctrine de la science est cette démarche qui fait émerger le Moi et le non-Moi dans l’énonciation de ce qui ne se trouve pas là comme préexistant sans pour autant le créer ex nihilo. Enfin, la dernière partie de ce travail propose une approche organologique de l’invention, comme rapport entre organes, organismes et organisations : il s’agit toujours d’épistémologie, dès lors que celle-ci est bien la pensée de la mise en situation du connaissant dans l’institution pragmatique de ce qu’il décrit, c’est-à-dire de ce qu’il fait-venir – ce que dit l’invention dans son étymologie.

Mots clefs (auteur) : Énaction, Épistémologie, Invention, Organologie, Technologie, Francisco Varela

Abstract

What is invention ? This work raises the question in the midth of the contemporaneous developments of technoscience, where the frontiers between production, discovery, and innovation are blurring. It is at the crossroads of cognitive science (namely enaction), philosophy (Fichte’s philosophy), and technology (thesis of technology as anthropologically constitutive). The paradigm of enaction triggers the first steps of demonstration ; it allows on the one hand to reset the relationship between organism and environment ; on the other hand, to cast new thoughts on traditional conceptual oppositions, where the « Star relationship » shows that there are no exteriority between such terms. Therefore, enaction strengthens the definition of invention as relation to what is not given. Hence the task to free inventions from alternatives : discovery or creation, exhumation or production, etc. Fichte’s philosophy brings confirmation to the epistemological novelty of such an approach : the Theory of science is precisely this conceptual move to have Ego and non-Ego emerge jointly in the enunciation of what is not there, not preexisting, without being inexistent and created ex nihilo. The fourth and last part proposes an organological approach of invention, as being a relation between organs, organisms, and organisations : it is still a matter of epistemology, when it is thought as a reflection on the situatedness of the knower caught in the pragmatic institution of what she describes, that is to say what she makes to come – what is invention according to etymology.

Keywords (author) : Enaction, Epistemology, Invention, Organology, Technology, Francisco Varela

Auteur(s)

Mathias Gérard est Docteur de l’Université de Technologie de Compiègne, membre du centre Connaissance, organisation et systèmes techniques (COSTECH, groupe CRED) de l’UTC.

Plan

Introduction

La technoscience : l’invention, aujourd’hui

Aujourd’hui, traversés et tramés que nous sommes par les développements technoscientifiques, il nous faut un nouveau concept d’invention.

Pourquoi aujourd’hui ? Parce que l’époque franchit un cap, qu’on entre sans doute dans une nouvelle période et une nouvelle idée de ce qu’est une époque. Et c’est dès lors la notion même d’aujourd’hui qui se transforme, si l’on entend par là ce qui nous arrive, ce que nous pouvons (la puissance), et ce dont nous sommes à même d’être les contemporains. Ces trois aspects forment l’horizon de l’invention : l’accueil de ce qui arrive (ce qui vient dans l’in-vention), qui ne m’est pas d’abord contemporain, et ne relève pas simplement de mon pouvoir.

On voit par là que la technoscience, avant et plus même qu’une articulation entre science et technique (ou entre théorie et pratique), représente une articulation nouvelle entre l’événement (ce qui nous arrive, le contemporain) et la technique. C’est le lieu et la manière de leur articulation qui font problème. À vrai dire, il s’agit moins de la question de l’événement que de celle de l’actualité. Dire qu’il s’agit d’actualité, c’est peut-être lier la question de l’invention à celle de la nouveauté, mais c’est surtout poser la question de l’anachronie : non pas en faire une forme de la présence à soi d’un aujourd’hui compris comme conscience de soi, mais saisir l’invention comme l’entaille d’un à-venir qui désorganise le présent ; c’est-à-dire comme une forme d’intempestivité, qui met donc en rapport avec ce qui n’est pas contemporain, et traverse le temps présent.

À cet égard, la question de la technoscience, dans la mesure où elle constitue notre actualité, pose à nouveau cette question de l’aujourd’hui. En tant qu’elle repose également la question du pouvoir et de la puissance, du rapport entre science et technique, et du rapport entre découverte et production, l’invention est fondamentalement technoscientifique, ce qui indique déjà son côté « hybride » et « ambigu », pour reprendre le terme de François Sebbah1.

Ce travail sur la notion d’aujourd’hui et sur celle d’invention, la philosophie doit le faire pour son propre compte  : il ne se substitue pas à un travail que peuvent (et doivent) faire les sciences et les techniques (et, au fond, toute discipline ou tout domaine qui aurait affaire à l’invention) – il ne s’agit pas par là de dire que la philosophie doit le faire parce que la technoscience « ne pense pas », mais au contraire : parce que la technoscience donne à penser ; et même : exige qu’on pense ce qu’elle livre, de manière que le terme d’invention puisse à nouveau porter ce qu’il indique2.

Pour anticiper beaucoup sur le propos de ce travail, rappelons ici que Charles Lenay a montré que la biologie était au cœur de ce débat, et qu’elle était le lieu d’observation privilégié d’un partage difficile : dès lors que le vivant, notamment à travers ce qu’on appelle la cartographie du génome, devient brevetable, peut faire l’objet d’un brevet, c’est la distinction entre découverte et invention qui se brouille, donc aussi celle entre science et technique, et c’est tout le partage entre mécanique et vivant qui doit être repris et réinterrogé3. Le devenir technoscientifique de la biologie contemporaine – ce que Francisco Varela décrira comme l’avènement d’une « bio-logique »4 – fait qu’elle est devenue indissociablement une opération de lecture, de déchiffrement, et d’écriture du vivant. Il fallait donc, pour ainsi dire, que ce soit la biologie, science du vivant, qui se pose ces questions, ou nous les fasse se poser. D’une certaine manière, ce travail cherche à amplifier ces analyses, en les faisant valoir au-delà de la biologie, puisqu’il sera au fond question de la nature dans son ensemble, de ses transformations, et de son rapport à l’« institution », au sens le plus large de ce terme.

Or aujourd’hui, penser l’invention à partir des notions de production et de découverte, c’est aussi penser sur fond de crise de la production et de la découverte, lorsqu’elles deviennent des déterminations que la technoscience met en crise en ce qu’elle provoque une redéfinition de leur partage5. Au faîte de cette puissance, c’est la notion même de possibilité qui s’éraille, et dans cette crise se révèle la tension dont parle Derrida. De manière alors paradoxale, c’est là qu’un chemin s’ouvre pour l’invention, lorsque quelque chose peut nous arriver qui est hors de notre pouvoir et de notre puissance6 – c’est-à-dire aussi hors d’un (simple) présent et d’une contemporanéité « close » sur elle-même7. Le paradoxe est donc que la remise en cause quasi-programmatique des distinctions, des partages et des identités que porte la technoscience est aussi ce que met en œuvre l’invention.

En tressant ces différents fils, il apparaît que la question de l’invention peut s’énoncer de la manière suivante : à l’époque de la technoscience, que devient, c’est-à-dire dans quoi se trouve pris, le donné ? En effet, qu’il s’agisse de la question de la production, ou du fait qu’il puisse nous arriver « quelque chose », c’est bien d’une interrogation sur le donné, fût-ce sous la figure du « pas-encore-donné », qu’il s’agit. Et là encore, il faudra convoquer le vivant, et son rapport à ce qui se donne, à ce qu’il se donne, comme étant son environnement, son monde et ce qu’il y trouve, exhume ou construit – sa réalité.

Cette question du donné, très vaste et trop générale, ne pouvait pas constituer le thème de ce travail ; c’en est plutôt le cadre ou l’horizon, à l’intérieur duquel la question de l’invention, telle qu’elle cherche à s’élaborer ici, fait quelques pas, en prenant le problème à front renversé puisque l’invention – c’est l’un des points que nous voudrions faire valoir – est un rapport avec ce qui n’est pas donné. La question de l’invention peut en effet se formuler ainsi : quel est ce rapport mis en jeu avec ce qui se trouve déjà là, et qu’en même temps, en tant que je suis un être vivant humain, je ne trouve pas simplement déjà là ?

On le voit, c’est au carrefour de la technoscience, de la biologie et d’une interrogation sur le donné, que se pose la question de l’invention. D’où le fait que ce travail s’établisse au croisement des sciences cognitives, de la technologie et de la philosophie – chacune devant bien sûr être déterminée de manière plus étroite pour décrire leur contribution à l’élaboration d’un concept d’invention, ce à quoi vont procéder les sections suivantes.

La question de la corrélation

Cependant, avant d’aborder ce sujet, il faut faire droit à une problématique contemporaine qui repose la question du donné. Il y a en effet, aujourd’hui, une nouvelle bataille à propos du retour de nouvelles formes de réalisme, où tout semble se jouer sur une nouvelle appréciation (et une valorisation) du donné, plus ou moins considéré comme synonyme de réel. Avant donc de pouvoir exposer la définition de l’invention comme rapport avec du pas-donné, il faut reprendre les questions de plus loin, à partir de la notion de corrélation.

Que faut-il entendre par là ?

La corrélation est le fait de considérer le sensible, le monde, le réel (notions pour un moment équivalentes) comme un rapport. Ou, pour le dire dans les termes de Quentin Meillassoux  :

Qu’il soit affectif ou perceptif, le sensible n’existe donc que comme rapport  : rapport entre le monde et le vivant que je suis. Le sensible, en vérité, n’est ni simplement "en moi" à la façon d’un rêve, ni simplement "en la chose" à la façon d’une propriété intrinsèque : il est la relation même entre la chose et moi [Meillassoux (2012), p. 14]8.

On voit que ce rapport cherche à se placer en dehors d’une alternative : ce n’est pas l’esprit qui crée le monde (le sensible en moi), mais ce n’est pas non plus une propriété du monde (le sensible en la chose). Ce rapport original est dit être une corrélation :

Par "corrélation", nous entendons l’idée suivant laquelle nous n’avons accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à l’un de ces termes pris isolément. Nous appellerons donc désormais corrélationisme tout courant de pensée qui soutiendra le caractère indépassable de la corrélation ainsi entendue. Dès lors, il devient possible de dire que toute philosophie qui ne se veut pas un réalisme naïf est devenue une variante du corrélationisme [Meillassoux (2012), p. 18-19].

Il s’agit au fond de la délimitation du pensable (et du vivable) : n’est tel que ce qui se trouve associable et associé à un rapport-au-monde (quelles qu’en soient les modalités et les déterminations).

Le corrélationisme est comme une pièce à deux faces, où l’on comprend que la corrélation va de pair avec un « toujours-déjà » : nous sommes toujours-déjà en rapport avec un « dehors » (monde, objet, etc.) dont, paradoxalement, nous ne pouvons pas sortir. L’autre face de la corrélation sert à inscrire le rapport au donné : il n’est de monde (d’objet, de réalité, etc.) que donné à un vivant (une conscience, une subjectivité, un entendement, etc.). Dans ce contexte, on voit que la corrélation cherche à se poser également au-delà de l’alternative entre un rapport asymétrique (une instance, l’esprit ou le monde, la pensée ou l’être, produit l’autre) et une « secondarisation » de la relation (où celle-ci serait secondaire, dérivée, par rapport aux termes eux-mêmes).

La conjonction de ces deux notions, toujours-déjà et donné, constituent un primat de la relation : nous n’avons accès qu’à ce qui nous est donné, qui donc se constitue ou se module dans cette relation, selon la « configuration » du « système » (conscience, entendement, etc.) qui le reçoit. Avec ce « corrélationisme » pris dans toute sa généralité, c’est donc au moins l’ensemble de la philosophie post-critique qui se trouve par là caractérisée, en tant qu’elle ne veut plus, ou ne peut plus, être un réalisme ou un dogmatisme.

Reprendre la question de l’invention d’aussi loin permet donc de lier la question du donné avec le « système » (au sens le plus large du terme : sujet, conscience, organisme, etc.) pour lequel ou auquel il est donné. En remontant le fil de notre démonstration, c’est donc s’aventurer à dire que la technoscience représente peut-être aussi une modification de ce corrélationisme, au prix d’une remise en cause du donné, en ce qu’il est autant produit que découvert. On pourrait dire que la technoscience intervient dans l’actualité du corrélationisme – même s’il faut penser, comme le demande expressément Q. Meillassoux, son abandon au profit d’un nouveau réalisme.

L’énaction, figure de la corrélation ?

Si donc, avec Q. Meillassoux, on considère la corrélation comme la matrice de toute la philosophie postérieure à Kant, les recherches de l’énaction sont assurément à mettre au nombre des figures du « corrélationisme ». En effet, l’énaction désigne ce mouvement théorique – issu de la biologie, mais qui redéfinit l’ensemble les sciences cognitives – qui « met en scène » la relation entre un organisme et son environnement (et donc au fond entre la conscience et la nature, life and mind), dans un rapport qui est pensé comme définitoire de l’un et de l’autre, par-delà toute préexistence de l’un à l’autre9. Non pas, évidemment, qu’il n’y ait « rien » avant cette relation, mais les « termes » ne deviennent tels, et ne sont déterminés, que dans ce rapport qui les unit et les définit. L’originalité de l’énaction réside donc autant dans le rapport qu’elle établit entre un organisme et son environnement, que dans le fait qu’elle est portée, et fondée, par la promotion du « rapport-au-monde » comme étant le fait primordial du vivant en général, et en particulier de la connaissance et des processus cognitifs qui le soutiennent.

Par ailleurs, l’énaction cherche à s’expliquer avec cette version contemporaine de la corrélation que représente ce qu’on appelle le « fossé explicatif » (explanatory gap between consciousness and nature)10, et qui repose sur le constat présumé d’un défaut d’explication entre les propriétés physiques des phénomènes et l’appréhension subjective qu’on peut en avoir. À ce soi-disant gap, l’énaction oppose une continuité fondamentale entre organisme et environnement, esprit et vie11. Que les sciences cognitives aient « un passé très long et une histoire relativement courte », selon la formule de Howard Gardner, montre à coup sûr qu’il y a aussi une continuité (sous la forme d’un héritage) entre l’histoire de la philosophie et les sciences cognitives sur cette question de la corrélation12.

À suivre ces analyses, on voit donc que l’énaction peut être considérée comme une forme de corrélation, si l’on entend par là qu’elle considère la vie et l’action du vivant comme configurant un monde signifiant, comme source de la présence et du sens des « objets ». Cette corrélation est au fond un idéalisme à partir duquel, mais dans un second temps, se lèvera et se constituera une objectivité, laquelle est donc dérivée : il s’agit d’un monde « sous-la-main ». Être idéaliste, c’est vivre affairé dans un monde qui est le mien. Or réinscrire l’énaction dans la corrélation, et imbriquer celle-ci dans l’idéalisme, va permettre de faire émerger l’enjeu lié à l’invention. Pour le dire autrement, l’originalité et l’intérêt de l’énaction reposent sur le fait de ne pas subordonner l’une des deux instances (l’organisme, l’environnement) à l’autre, mais de chercher d’autres modèles relationnels que la subordination, le face à face, la maîtrise ou la causalité.

C’est à ce point que se croisent l’invention et l’énaction. Ce point est le fait que l’énaction élabore, certes, une relation, ou une corrélation, mais avec du pas-donné  : « environnement », en effet, ne qualifie pas un monde objectif, pré-donné, mais une « construction » de l’organisme (ou du système en général), qui lui-même advient dans la relation. On peut donc voir dans l’énaction un double décentrement par rapport au corrélationisme classique ou strict : c’est l’organisme qui construit, mais lui-même ne préexiste pas à cette construction.

On demandera : quelle est la différence avec la position standard du corrélationisme ? Si l’on reprend les termes même de Q. Meillassoux : la corrélation de la pensée et de l’être ne donne « jamais [accès] à l’un de ces termes pris isolément ». La différence est relativement imperceptible, mais pourtant bien réelle : l’énaction peut être considérée en première approche comme une forme d’idéalisme, ou de constructivisme, pour lequel l’activité du sujet (sous quelque modalité qu’on le mette en avant : conscience, vie, organisme, individu, etc.) est seule constituante. Pourtant, c’est du fond de cet idéalisme qu’on trouve un rapport particulier au réel, un idéalisme pratique, praxéologique, en ce qu’il met en scène un primat de l’activité, et qu’il promeut une critériologie fondée sur le comportement, plus que sur les contenus de l’expérience : ne pas commencer par le « réel » pour décider du vrai et du faux, ou du sensé et de l’insensé, mais de l’attitude de l’organisme qui s’y engage, et de la « façon » qu’il a de s’y engager, ce qui oriente la forme du rapport qu’il déterminera dans l’échange. Il n’y a pas de sense data (ce qui reste une modalité du donné) soumis au pouvoir organisateur d’une fonction catégoriale, mais ce que James Gibson appelait une « mutualité » du vivant et de son monde13. Il n’y a pas d’accès à l’un des termes sans l’autre, rapport de termes qui n’existent pas avant leur mise en relation, et donc rapport à ce qui n’est pas donné.Il est tout à fait exact, comme le dit Étienne Bimbenet, que les théories praxéologiques de l’intentionnalité, au nombre desquelles il compte l’énaction, ne peuvent aller jusqu’aux choses mêmes, puisqu’elles insistent sur la corrélation et le rapport constituant au monde, à un monde qui est le mien14. Néanmoins, entre l’idéalisme de ces théories, et le réalisme qui en est le dépassement et la négation, il faut affirmer que l’énaction a cette position particulière d’être une pensée du pas-donné.

Dès lors, ce que nous voudrions faire valoir dans ce travail, c’est que l’énaction, proche du constructivisme à bien des égards, demande pourtant de penser un « rapport sans rapport », pour reprendre une expression de Blanchot, avec ce pas-donné15 - et c’est sur ce rapport, pour ainsi dire, qu’on peut engager une pensée de l’invention.

Ici, peut-être, un dernier mot sur la notion de donné. Comme le souligne Jocelyn Benoist, « dans la rhétorique de l’être-"donné", il y a en effet encore trop d’appropriation : du donner est toujours corrélatif un "faire sien" »16. Ce lien entre appropriation du réel et « faire sien » peut en effet se constater dans l’énaction. Et J. Benoist poursuit son analyse en affirmant que la théorie du donné est au fond corrélative du représentationalisme :

C’est parce qu’on se représente le réel comme atteint seulement à travers la médiation de représentations et en quelque sorte comme fondamentalement tenu à distance par elles, qu’on se figure que celui-ci ait symétriquement à se "donner" pour crever cet écran [Benoist (2011), p. 94].

Or il faut bien constater que l’énaction ne repose pas sur une telle corrélation, puisqu’elle se pose à la fois contre toute forme de représentationalisme, et qu’elle travaille sur un rapport au pas-donné. Il y a donc bien une « configuration » originale de l’énaction qui lui confère une situation singulière dans les débats contemporains sur le réalisme.

Énaction, idéalisme, invention

Le rapport entre l’organisme et l’environnement peut donc être pensé comme une forme d’idéalisme : n’existe que ce qui compte et fait sens pour l’organisme17. Il faut donc partir de cet idéalisme pratique, « praxique », et montrer que s’il s’oppose au réalisme (et lui donne naissance), il peut être pensé de pair avec un matérialisme.

C’est bien dans le contexte théorique de cette problématique qu’on voudrait reposer la question de l’invention. L’énaction est ce qui permet de faire le lien entre invention et idéalisme. À la lumière de l’énaction, l’invention est en effet ici conçue comme une forme particulière et ultime de corrélationisme : il y a bien un rapport, mais qui déborde la corrélation, en tant que l’invention cherche à établir un rapport avec ce qui n’est pas donné. Inventer, ce serait en effet avoir un rapport avec ce qui n’est pas là sur le mode de la substance, de la présence, pas même à titre de pas-encore-donné, ce qui serait la ramener à une modalité de découverte. On n’a pas idée de ce qui est sur le point de s’inventer : le mouvement même de l’invention suppose une absence de « référent » ou d’« objet ». Pas donné caractérise ici ce avec quoi il ne peut y avoir de rapport sous forme de déjà-là, ou caractérise ce déjà-là comme ne pouvant pas être « indépendant » du système qui le rencontre, ni lui être extérieur. Ce système va donc, d’une certaine manière qui reste à préciser, le constituer.

Pour autant, et dans le même mouvement, on ne peut pas dire que l’invention parte « de rien », et travaille ex nihilo, ce qui serait la ramener à toutes les formes de création. Il faut donc penser un « quelque chose » au départ de l’invention. Penser l’invention entre découverte (exhumation) et création, c’est donc dire qu’elle est un rapport avec un pas-donné qui pour autant n’est pas rien. Que l’on parle de combinatoire, de bricolage, de reformulation ou de résolution de problème, on suppose bien que l’invention part d’un certain nombre d’« éléments », et qu’elle en fait quelque chose de neuf qui n’existait pas auparavant, ce qui explique le lien entre invention et nouveauté (en la tirant du côté de l’innovation). Pour continuer d’inscrire cette problématique dans les discussions contemporaines autour du réalisme, il y aurait lieu de prendre en compte l’élaboration de ce que Jocelyn Benoist désigne comme « ce que l’on a », et voir ce qu’en dit l’invention, puisque, a contrario, elle travaille aussi avec ce que l’on n’a pas. Inventer, ce serait donc établir une relation, mais sous la modalité du « rapport sans rapport » avec ce qui n’est pas exactement là, sous la main, à disposition. On pose donc que l’invention, si elle met bien en œuvre une forme de corrélation, est plus proche de l’énaction dans son rapport avec le pas-donné que les formes classiques de la corrélation.

Si l’énaction permet d’avancer dans l’élaboration de l’invention, c’est donc d’abord parce que c’est une théorie du rapport au pas-donné. C’est ensuite parce que c’est une théorie implicite de la « production » : l’organisme, le système, « pro-duit » du monde, il le met au-devant, le fait venir et le fabrique18. L’imbrication de ces modalités de production ouvre la voie à une pensée de l’invention, et à l’articulation de ses niveaux.

Quant à l’articulation de ce pas-donné qui n’est pas rien, c’est-à-dire la redéfinition d’une notion de déjà-là, on voudrait la comprendre sous le chapitre d’une pensée de la « matière », en prenant ici ce terme comme décrivant le support d’une pratique  : c’est la pratique ou l’activité d’un « système » qui créent l’objet, néanmoins à partir de « quelque chose ». Ni simple être de raison, ni res extra-mentale, ni simplement objective, ni complètement subjective, la matière serait ce à partir de quoi se dessine un « objet », jusqu’ici inconnu ou indéterminé, à partir d’une pratique singulière. Au commencement se trouve bien l’activité d’un « système », qui s’affaire autour d’une matière indéterminée, et non d’un monde déjà-là en tant que ce système le trouve tout fait, tout constitué. Ce terme et cette notion de matière sont paradoxalement ce qui permet de résister au réalisme, lequel suppose toujours une forme de subordination à la chose (réel, référent, etc.). Matière veut dire : il y a bien quelque chose, mais qui ne détermine pas unilatéralement ma pratique, mais que ma pratique détermine en partie.

Et dès lors, pour bien comprendre cette notion de matière, et par là-même saisir l’originalité de l’invention, il faut explorer ce qu’on pourrait appeler le « motif transcendantal » de l’énaction, où se joue l’aspect proprement philosophique de sa démarche. Affirmer la nécessité d’un détour par le transcendantal est en effet une manière de se poser à égale distance d’un idéalisme métaphysique et d’un naturalisme positiviste où pourrait se trouver prises et la notion de matière et la conception de l’invention.

C’est que l’énaction, ressaisie au niveau d’un projet transcendantal, permet d’introduire à une problématique plus vaste issue du corrélationisme. Entre l’idéalisme natif du vivant (où n’existe que ce qui me concerne), et notre position réaliste quotidienne (il y a des choses et des objets, ce que Kant appelle le « réalisme empirique »), il y aurait donc lieu de mettre au jour un matérialisme qui ne soit pas un réalisme ; c’est de cette manière qu’on rejoint ce que l’énaction peut dire, ou aider à penser, à propos de la nouveauté. Dès lors, l’énaction permet de poser correctement la question : non pas qu’est-ce qu’inventer ?, mais : depuis quelle attitude, dans quelle situation ou depuis quelle origine, est-ce que j’invente ?

Ce sera la question du sujet de l’invention.

Le « motif » post-kantien

Partie de la question de la corrélation, l’énaction fait dériver la problématique vers une forme particulière de (cor)relation, qui permet d’aborder la question de l’invention. On s’éloigne ainsi de la configuration « standard » telle que mise en scène (et combattue) par Q. Meillassoux. On cherche alors une configuration théorique qui aide à penser cette forme particulière de corrélation avec un pas-donné, en permettant de construire le matérialisme de l’invention déjà évoqué. L’enjeu peut être formulé ainsi : penser une corrélation avec un pas-donné qui ne soit pas un idéalisme (constructiviste), et qui permette de penser la genèse du savoir et de l’expérience, sans en faire un ob-jet, un déjà-là indépendant – ce qui serait au fond revenir à une position réaliste.

Or, avec ce débat entre un idéalisme animal et un réalisme humain, une forme de dogmatisme naturel (au sens de ce que Husserl appelait « l’attitude naturelle »), on se trouve de proche en proche renvoyé aux termes d’une construction théorique et d’un débat élaborés à un moment précis de l’histoire de la philosophie : le post-kantisme19.

Le post-kantisme désigne et rassemble un ensemble de travaux d’auteurs, par ailleurs assez divers, dont le point commun aura été la volonté de reconstruire le kantisme autour d’un premier principe ; ou, plus exactement : en s’appuyant sur le profond renouvellement de la philosophie que constituent les travaux de Kant, les post-kantiens essaient de pousser la déduction des principes jusqu’au bout (ce à quoi n’arriverait pas Kant lui-même), de manière à établir définitivement la fondation de la philosophie comme science.

En quoi le post-kantisme peut-il aider à penser l’invention, en approfondissant la direction et l’impulsion données par l’énaction ?

D’une part en ce qu’il affirme la primauté de l’action, au sens notamment où la philosophie pratique est irréductible à la philosophie théorique et à la théorie de la connaissance ; d’autre part et surtout parce qu’il apporte l’idée de genèse et de méthode génétique. Or ces deux aspects sont étroitement liés à la question du donné : les post-kantiens sont bien dans le dilemme, donc d’abord dans l’alternative, de la découverte (il y a bien du donné) et de la création (le sujet produit tout, il est créateur). D’un scepticisme radical (Maïmon, et déjà Schulze) à des positions plus proches d’une forme de réalisme de la chose en soi (Reinhold), les post-kantiens vont quadriller ce champ théorique20. Sans doute que ce « donné » prend des formes et des valeurs différentes, mais elles tournent autour de deux concepts élaborés par Kant : la chose en soi et la matière de l’intuition, qui posent chacune des problèmes théoriques différents.

Pour notre propos, retenons que la question du post-kantisme pourrait se formuler ainsi : comment faire pour que les conditions de l’apparition (du côté du sujet) constituent les éléments génétiques de ce qui apparaît (sans pour autant le créer ou le produire) ? Comment substituer une pensée de la genèse intrinsèque à une pensée de la condition extrinsèque  ? Substituer un point de vue de la genèse à un point de vue de la condition demande en effet qu’il y ait un rapport intrinsèque entre la condition et ce qu’elle conditionne – même si, et par là-même, le terme de condition devient quelque peu impropre, puisqu’il ne s’agit plus d’une condition possible (au sens des « conditions de l’expérience possible » de Kant) mais d’une condition réelle. Dans la genèse, il n’y a donc plus d’extériorité et d’indépendance du conditionné vis-à-vis de ce qui le conditionne, et c’est le fondement même de ce que Fichte appellera « autonomie ». La méthode génétique, exemplairement mise en œuvre chez Fichte, est d’abord un refus du donné, en tant que donné : il faut au contraire en rendre raison, l’expliquer, en donner le principe et plus loin que Kant, en étendant le domaine de la déduction et de la construction.

On cherche donc ici un « motif » post-kantien qui serait visible dans l’énaction, pour peu qu’on « accommode » correctement le regard, et qui permettrait d’en ressaisir le projet transcendantal21. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il y ait eu, thématisé, un projet de ce type chez Fr. Varela, mais il y a bien à l’œuvre dans ces travaux, une ambition, une dimension transcendantale qui doit être dépliée, ou dé-ployée, pour elle-même, autour de la question du donné.

On verra que ce motif tourne autour de la notion de référence, notion qui, elle, est, en revanche, très tôt thématisée et travaillée par Varela. C’est autour de cette idée séminale que peut s’organiser une pensée de l’invention : c’est elle en effet qui fait le lien entre la lecture de Fichte, les travaux de Varela, et les débats contemporains autour du réalisme et de la nature du donné.

Autrement dit, établir une généalogie post-kantienne de l’énaction permettrait en quelque sorte d’affronter la problématique du « gouffre explicatif » (l’explanatory gap) : il n’y a pas lieu de postuler l’existence d’une res cogitans et d’une res extensa, et ce n’est pas non plus la voie d’une « corrélation noético-noématique ». L’activité génétique, en effet, met en œuvre une continuité sous forme d’inclusion et d’intériorité de la condition et du conditionné qui permet de traiter le « réel » comme un pas-donné immanent. C’est aussi, avec Fichte, insister sur la production du sujet et de la conscience : parce qu’il renverse et déplace la problématique kantienne, en montrant que se penser (comme un) « soi-même » suppose que le Moi se produise, c’est-à-dire s’accomplisse, Fichte change la conception de la pensée pour s’orienter vers l’activité de la conscience. À ce titre, il permettrait de rassembler les éléments théoriques pour poser, à terme, la question de l’auto-constitution de l’humain – avec toutes les questions que soulèvent une telle entreprise et une telle expression – et si l’on reste dans la problématique de la production.

On voit donc la nécessité pour ainsi dire tactique de mobiliser le post-kantisme : il s’agit de repenser le rapport entre l’organisme et son environnement dans le rapport du Moi et du monde, de manière à rendre plus saillantes les options philosophiques à l’œuvre dans l’énaction, et à mieux décrire l’idéalisme précis qui y travaille.

La question de la continuité et la différence anthropologique

Il reste alors une dernière question à soulever, et dont la réponse permettra d’élaborer la direction dans laquelle se situera notre conception de l’invention.

Si l’on affirme en effet que l’invention est à la fois l’établissement de quelque chose de nouveau, de neuf (ce qui peut être une caractérisation du pas-donné), et une reprise, en ce qu’elle utilise ou mobilise, à des titres divers, des « éléments » qui sont, eux, déjà donnés, déjà connus, etc., doit-on la penser comme rupture ou comme continuité  ? Et s’il y a une continuité, ce qui semble découler de l’invention « en contexte », dans le rapport qu’elle établit à l’environnement, faudrait-il pour autant naturaliser l’invention ?

La naturalisation, en effet, est précisément un rapport au donné, et c’est même l’affirmation qu’il ne faut pas en sortir pour en penser la condition (la donation). C’est un programme et une perspective qui cherchent bien à établir une forme de continuité  :

By "naturalized", we mean integrated into an explanatory framework where every acceptable property is made continuous with the properties admitted by the natural sciences [Petitot et al. (1999), p. 1-2 (je souligne)].

Il est ici question d’une continuité, en l’occurrence avec la biologie et les sciences naturelles : une propriété cognitive est dite naturalisée si elle peut s’intégrer aux propriétés du vivant, et si ces dernières peuvent en rendre compte sans reste. Il s’agit de franchir et de combler un vide (tel que le constate encore une fois l’explanatory gap, qui se pense comme le contraire d’une continuité), c’est-à-dire de réduire une hétérogénéité, de neutraliser une séparation qui fonctionne comme une opposition, et de la rendre inopérante par une forme de synthèse supérieure ou de déplacement du problème.

Cette question de la naturalisation peut surgir depuis l’énaction même. On a vu en effet que l’une des ambitions de l’énaction comme paradigme (framework) est d’être « globale », et de traverser tous les ordres : vie, esprit, société. Or on peut remarquer que cette transversalité est un point commun avec l’invention : biologie, psychologie ou sociologie, chacune de ces disciplines a « revendiqué » l’invention, pour ainsi dire, de manière à s’en servir comme notion opératoire ou pour en être le cadre explicatif. Dès lors, s’appuyer sur l’énaction pour penser l’invention inviterait à naturaliser cette dernière, c’est-à-dire à l’étendre à tout le vivant, et à faire en sorte d’en rendre compte avec des propriétés fondées sur la biologie, la science naturelle, voire la physique. Ce naturalisme, qui fonctionne comme un réductionnisme, ferait revenir à une forme de réalisme, ou serait de connivence avec lui, en ce qu’il réintroduirait une subordination à toute forme de réalité considérée comme un fondement explicatif.

Dans le problème qui nous occupe, la naturalisation plaiderait au fond pour la réintégration de l’invention dans (les sciences de) la nature : on ne sort donc pas du donné pour accéder à une dimension supérieure, de type transcendantal ; on barre ainsi la route à toute remontée du donné vers sa donation. Par le fait même, on en reste bien plutôt à un primat du référent (donné, réel, etc.) sur le sujet, et sur les « propositions » dont il est le « contenu ».

Il y a donc un double aspect du projet de naturalisation : d’une part un aspect ontologique, qui transforme les propriétés de l’un des termes (le monde) en propriétés de l’autre, et l’invention est alors un phénomène naturel, elle en a au moins les propriétés ; d’autre part un aspect épistémique, où il faut rendre compte des phénomènes de l’un des domaines avec les méthodes et les propriétés de l’autre (décrire l’invention dans les termes des sciences naturelles)22.

La question que pose ce travail – et l’objection qu’il fait – pourrait alors se formuler ainsi : comment apparier naturalisation et invention, si celle-ci est pensée comme un rapport avec un pas-donné, et celle-là comme le fait de (tout) saisir comme un donné ? À supposer qu’on fasse de l’invention une « faculté » du vivant supérieur, faut-il pour autant en faire une propriété biologique ?

Il semble que l’enjeu du débat se situe au niveau de la différence anthropologique, qu’on doit ici poser au-delà d’une alternative : il ne faut ni s’enfermer dans un humanisme séparé (ab-solu), ni manquer la spécificité humaine (de l’humain) en la ramenant toute à son animalité, position qu’on peut précisément qualifier de réductionnisme naturaliste. Que serait en effet l’invention, exposée à ce risque réductionniste ? Quelles en seraient les conséquences ? Ce questionnement n’implique pas pour autant qu’il faille militer pour établir un énième « propre de l’homme » que serait l’invention. On voudrait ici trouver une position qui permette de mieux définir l’invention, de la cerner, même si l’on peut ensuite la raccorder à la part « vitale » ou « animale » de l’organisme. On essaiera donc dans ce travail de la penser comme une articulation du continu et de la nouveauté, de la filiation et de l’émergence, du caractère naturel et de la différence humaine ; une transformation, ou une transfiguration, du biologique à même le biologique qui débouche sur un au-delà : au-delà de mon environnement, parvenir au monde, le monde de tous23. Cette invention du monde est l’invention humaine, « l’invention de l’homme »24. Il y a donc un déplacement du regard vers ce « geste » ou cette « attitude » de l’invention originaire qui nous fait humain, et nous permet d’inventer : l’invention (du monde), geste fondateur de l’humanité, à partir duquel s’enlèveront toutes les inventions. On est bien ici au croisement d’une possibilité du vivant en général, du rapport à la technique, et d’une spécificité anthropologique qu’on ne peut pas simplement naturaliser.

Organologie et épistémologie

Enfin, et pour anticiper une question légitime, on pourra être surpris que, dans ce travail, ne se trouvent pas, ou trop peu, d’analyses d’inventions « concrètes » (outils, techniques, procédés, etc.). C’est que ce travail préliminaire cherche d’abord à établir le lieu conceptuel de l’invention comme activité, ainsi que les déterminations qui permettront ensuite de lancer, de construire, une exploration où pourront être analysées des inventions comme résultats.

C’est aussi que cette recherche tente de fournir un cadre épistémologique adéquat à la mise au point d’un concept d’invention. On verra que c’est aussi par là que l’énaction constituait un point d’entrée fécond, ou l’amorce conceptuelle pertinente pour l’invention : c’est précisément grâce à la notion renouvelée d’épistémologie que Varela met au point et utilise qu’on trouve de quoi penser l’invention, en tant qu’elle fait une place éminente à la pratique et à la situation. Traversés et tramés de technique, disions-nous en commençant : la dernière partie de ce travail explore une hypothèse organologique de l’invention, qui présente une relation des organismes à leurs environnements techniques qui favorise la genèse de l’invention. En effet, dès lors qu’on pose, avec et au-delà de l’énaction, que les organes, les organismes et les organisations sont indissociablement tressés et articulés les uns aux autres, l’invention peut être pensée dans toute sa spécificité.

Une recherche en dialogue

Ce qui se donne à lire ici est l’idée que, dans notre contexte technoscientifique, l’invention doit être pensée comme un concept sinon de combat, à tout le moins militant, concept qui prend parti et est pris à partie dans le débat contemporain autour des figures du réalisme, c’est-à-dire aussi dans ce qu’il advient du réel à notre époque. Débat dans lequel la place de la technique est souvent ignorée, mais encore plus la notion d’invention, quand bien même la technique est convoquée. La philosophie classique et contemporaine, avec quelques rares et notables exceptions, ont plutôt mal ou trop vite pensé l’invention – c’est dire que la tâche reste devant nous.

D’où l’idée de reprendre la question au carrefour de la philosophie, des sciences cognitives et de la technologie, dont on comprend mieux maintenant leur spécificité : à partir de l’idéalisme allemand (et de la philosophie de Fichte en particulier), de l’énaction et de l’idée d’une technique constituante, peut s’élaborer une pensée de l’invention. À cet égard, le contexte de cette recherche se trouve à la fois plus étendu et plus inscrit.

En effet, l’une des sources de ce qu’il est convenu d’appeler « la thèse TAC » (la technique considérée comme anthropologiquement constitutive), élaborée autour des travaux de l’Université de Compiègne, est précisément l’énaction25. Cette thèse implique des bouleversements théoriques très importants pour repenser toute la nature et la place de la technique dans et pour le vivant, donc aussi le rapport entre le mécanique et le vivant. Pour autant, on ne peut que s’étonner de ne pas trouver dans ces travaux une pensée thématisée comme telle de l’invention, pourtant à la source du fait technique, alors même que tout semble en place conceptuellement pour la penser.

On a donc voulu ici réaliser comme un parcours « régressif » vers l’énaction, et voir où il fallait bifurquer pour arriver à l’invention. La proposition est donc que c’est chez les post-kantiens, et chez Fichte en particulier, qu’on pourrait tenter de voir l’une des sources possibles d’une pensée de l’invention – moins parce qu’il en aurait lui-même parlé, mais en tant qu’il élabore la problématique théorique à partir de laquelle poser la question26.

Cet usage « tactique » des post-kantiens répond par ailleurs au fait que Fichte est pour ainsi dire le nom de ce qui se trouve au carrefour d’interrogations contemporaines croisées, et dans lesquelles ce travail cherche à « intervenir ». Habermas affirme en effet que Marx pense la réflexion, elle-même comprise dans le sillage de Kant et de Fichte, sur le modèle de la production27. Or, on pourrait a contrario affirmer qu’il faut penser la réflexion de Fichte, non pas d’abord comme production, mais comme invention, c’est-à-dire comme un autre rapport au « non-Moi », et aller ainsi vers une autre forme de théorie de la connaissance. Ce serait ensuite militer contre un autre usage de Fichte, et une autre filiation, pour ainsi dire : Fichte est en effet mobilisé par Q. Meillassoux qui en fait, sinon le fondateur, du moins l’une des principales sources de ce qu’il appelle le « corrélationisme ». C’est enfin reprendre les analyses d’Isabelle Thomas-Fogiel qui, à partir d’une relecture intensive du corpus fichtéen, développe une pensée de la référence et de la pragmatique dont nous nous sommes souvent inspirés.

On le voit, le trajet effectué entre l’énaction, l’invention et le post-kantisme répond autant à une construction qu’à un repérage liminaire dans une « conjoncture » théorique contemporaine. C’est aussi ce mouvement qui dicte l’organisation de ce travail.

Organisation et plan de ce travail

Le plan de ce travail se concevait au départ très classiquement comme la succession de deux parties : l’une sur l’énaction, l’autre sur l’invention, telle qu’elle peut s’élaborer à sa suite et dans son sillage. Néanmoins, à l’issue d’une première approche de l’invention, s’est fait jour la nécessité d’un détour et d’un approfondissement des questions posées par l’énaction sur un versant transcendantal. De l’énaction à l’invention, pour ainsi dire, la conséquence ne vaut pas directement jusqu’au bout. Il a donc fallu comme « fendre » cette seconde partie sur l’invention, et y « brocher » les analyses sur Fichte, ce qui permettait d’élaborer plus complètement l’approche, à partir des analyses génétiques. Peut-être que l’invention ne peut se tirer ou se déduire complètement de l’énaction sans ce passage par le post-kantisme.

C’est ce qui donne une démarche globale tout à la fois progressive et régressive. Progressive, dans le mesure où chaque partie essaie d’avancer dans la démonstration et l’exploration de l’invention ; régressive, parce qu’il faut comme pénêtrer dans ce qui apparaît parfois comme l’insu de ce qui précède dans l’analyse, et ce qu’il apparaît nécessaire d’extraire et de clarifier pour mieux étayer le propos qui suit, lequel n’est donc à la fois pas contenu dans ce qui précède et lui est pourtant nécessaire.

D’où, finalement, un plan en quatre parties :

  1. Il faut d’abord donner une brève description de l’énaction, et des éléments qui la signale comme étant à même d’appuyer une pensée de l’invention : le rapport original entre l’organisme et son environnement est ce à partir de quoi doit être posée l’invention ; cette partie en suit donc le fil conducteur pour arriver à formuler un concept d’invention pensée en contexte ; on verra qu’il ne s’agit pas d’une présentation exhaustive de l’énaction, mais d’une exposition de certains concepts à l’œuvre dans les travaux de Francisco Varela.
  2. Une fois exposée l’énaction, on peut décrire brièvement l’invention, en reprenant certaines idées de la première, notamment à partir des alternatives classiques qu’elle encourage à dépasser ou à envelopper dans une approche plus large ; on met ainsi en lumière ce qui apparaît alors comme une tension entre le fait que je suis bien à l’origine de l’invention (pensé à partir de la notion d’autonomie), mais que je fais fond sur un déjà-là qui se donne éventuellement à tous ; on est donc face à une objection possible qu’on pourrait formuler ainsi : comment penser cet idéalisme de l’invention tout en reconnaissant ses droits à ce qui apparaît comme un réalisme des éléments qu’elle mobilise ?
  3. Pour répondre à cette objection, il a semblé nécessaire de reprendre la question de plus loin, en montrant que l’énaction « hérite » d’une démarche post-kantienne, dans laquelle est à l’œuvre un projet qui lui donne sa figure philosophique propre, et dont peut s’inspirer une pensée de l’invention ; Fichte élabore en effet une philosophie qu’on peut qualifier rapidement de primat du sujet et de son action, ce qui résonne donc avec l’énaction (voire avec toute forme de praxéologie) ; avec l’idée de genèse, Fichte permet de préciser le concept de sujet (le Moi) qui n’est pas préexistant, mais se constitue dans le rapport qu’il établit avec le « non-Moi ». Ces analyses permettent d’établir ce que serait un sujet de l’invention.
  4. On peut alors poursuivre l’élaboration du concept d’invention en exposant une approche organologique ; à savoir une articulation entre organismes, organes et organisations. Cette articulation se fonde sur l’approche génétique qu’on a développé précédemment, et elle est ce qui permet de répondre à la question : à partir de quoi peut-on inventer ? Cette dernière partie, sans chercher à s’expliquer avec toutes les théories existantes de l’invention, essaie à la fois de tirer parti des analyses précédentes, et de poser un certain nombre de pistes de recherche en pierre d’attente, notamment autour d’une approche épistémologique : pas seulement pour construire une épistémologie de l’invention, mais pour comprendre l’invention comme épistémologie, c’est-à-dire faire en sorte que l’hypothèse organologique soit à même de proposer un cadre d’analyse pertinent pour décrire l’activité inventive.

1 « La technoscience implique certes une irréductible incertitude – par où l’avenir n’est pas écrit, d’aucune manière – mais rien des excès de la Puissance ne doit être évité ou dénié. Il faut rendre ces excès à leur ambiguïté foncière : production voire invention radicale et/ou destruction tout aussi radicale d’être, et plus encore de significations, en un cligno¬tement non maîtrisable » (Sebbah, 2010, p. 170).

2 Sur ce que la philosophie (contemporaine) a pu mettre en place comme stratégies devant la technoscience, voir les analyses dans Sebbah (2010).

3 Voir Lenay (2000). Comme le dit Christian Godin : « la brevetabilité du vivant repose sur le présupposé que la découverte des gènes (leur existence et leur fonction) est une véritable invention » (Godin, 2004, s. v. « Invention »).

4 Varela (1991), p. 81 (tr. fr. in Varela, 2017, p. 114).

5 C’est ce que rappelle J. Derrida : l’état de la démocratie est aussi bouleversé par de nouvelles formes de production, laquelle, dans un contexte « techno-télé-médiatique », qui participe donc de la technoscience, est aujourd’hui à la fois inventer et mettre au jour, faire advenir et mettre en lumière, ce qui se trouvait déjà là sans être là. C’est le concept même d’événement, ce qui arrive, qui s’en trouve transformé (voir Derrida, 1993, p. 131).

6 Contrairement à la création, qui reste de l’ordre de la puissance, ce que rappelle par exemple M. Blanchot : « créer appartient à la vieille théologie, et nous nous contentons de transférer à un homme privilégié l’attribut divin populaire. Créer quelque chose de rien, voilà le signe de la puissance » (Blanchot, 1969, p. 589). Au-delà du lien entre création et théologie, il s’agit donc surtout de puissance : créer est un pouvoir, est dans l’orbe de ce que je peux, de ce que peut un je. On verra plus loin la distinction à faire entre pouvoir et puissance à propos de l’invention.

7 C’est ce que résume B. Stiegler dans le bouleversement du rapport entre théorie et pratique, science et technique dont témoigne la technoscience : « au contraire de l’idéal de constativité pure de la science classique, l’essence de la technologie que produit la technoscience, dont le but est l’invention, est en effet toujours performative. Loin de décrire ce qui est, c’est-à-dire le réel, l’invention technoscientifique, dont l’adoption est appelée l’innovation, en tant qu’elle fait apparaître un nouveau qui transforme l’être, est l’inscription d’un possible qui se tient en excès sur l’être, c’est-à-dire sur la description de la réalité de l’être : elle est hétéronome par rapport à l’ontologie — c’est pourquoi elle peut être appréhendée comme accidentalité pure », laquelle pourrait encore se résorber dans le déjà-connu de la science (Stiegler, 2001, p. 298).

8 Ici, comme partout ailleurs, et sauf mention contraire, les italiques figurent toujours dans le texte original.

9 « L’animal et le milieu sont des notions exactement corrélatives, ou définies l’une par l’autre : être un animal, c’est avoir un milieu ; être un milieu, c’est être le monde de l’animal » (Bimbenet, 2015, p. 18).

10 James Levine, dans son article inaugural sur l’explanatory gap (1983), fait remonter la position du problème à la distinction de Locke entre qualités premières et qualités secondes, et à la discussion sur la façon dont les corps produisent les idées (Essai sur l’entendement humain, II, 8, § 12-13). Cette même distinction de Locke entre les qualités est le point de départ de Q. Meillassoux, et ce qui signe pour lui, avant même la philosophie kantienne, le commencement du corrélationisme. C’est aussi tout le problème de ce qu’on appelle le hard problem of consciousness.

11 Le rapport entre organisme et environnement est exploré dans les travaux de Fr. Varela ; celui entre esprit et vie, plutôt dans les travaux de E. Thompson.

12 La « dette » vis-à-vis du Merleau-Ponty de La Structure du comportement est souvent reconnue par l’énaction, dans la mesure où ce texte cherche une continuité entre matière, vie, esprit, dans une logique qu’on retrouvera dans l’ambition de l’approche énactive d’être un cadre d’explication globale, « from cell to society ». Par ailleurs, le traducteur anglais de Meillassoux, Ray Brassier, a reconnu que ce dernier restait « hanté » par le fantôme du dualisme cartésien entre la pensée et l’étendue (in Bryant et al., 2011, p. 96, n. 30).

13 Sur cet aspect de l’affordance gibsonienne, voir Niveleau (2006).

14 Voir notamment Bimbenet (2015), p. 76 : « L’énaction ne sait pas aller jusqu’à ce point-limite où le soi fait apparaître ce qui ne doit rien à l’apparaître. Les corrélations sensori-motrices qu’elle aperçoit partout disent chaque fois la même inquiétude, le même attachement à soi de l’agir vivant. Elle ne va pas jusqu’au réalisme, qui demande en effet bien davantage au vivant que l’identification de ses percepts et la stabilisation de son milieu de vie ».

15 Cette expression se trouve notamment en diverses occurrences de L’Entretien infini, pour qualifier ce que la pensée doit affronter, ce à quoi elle doit se confronter, en dehors d’un rapport « traditionnel ». Ce « rapport sans rapport » n’est donc pas une absence totale de relation, selon la logique du « x sans x » qu’on trouve souvent chez Blanchot.

16 Benoist (2011), p. 93.

17 À cet égard, il revenait peut-être de jure à la biologie et à l’étude du vivant de mettre en lumière cet idéalisme natif de l’être vivant dans son rapport à l’environnement. Sur cette question, voir à nouveau les analyses d’Étienne Bimbenet, qui définit cet idéalisme de la façon suivante : « on entendra par-là très exactement un subjectivisme, ou un phénoménisme, ou un relativisme. Ce sont trois formulations équivalentes pour décrire l’idéalisme animal : rien de ce qui arrive à l’animal ne lui est étranger, tout le concerne par définition, car il ne saurait percevoir que ce qu’il a d’ores et déjà préfiguré depuis le cercle de ses actions possibles » (Bimbenet, 2015, p. 19).

18 Sur ces formes imbriquées de production, qu’il faut du reste distinguer, voir Bimbenet (2011), p. 128.

19 La proximité entre le post-kantisme et l’énaction a été notée de manière précise dans des recherches, peu nombreuses mais décisives, sur lesquelles nous nous appuyons et dont le détail est analysé plus loin.

20 Pour une description succincte de l’éventail des positions, voir Guéroult (1930), Introduction, et Delbos (1940), notamment p. 88-89.

21 Le terme de « motif » est ici emprunté au titre de la nouvelle de Henry James, « The figure in the carpet » (1896), dans laquelle un écrivain et ses critiques disputent de la présence d’une idée dans le texte, comme peut l’être le « motif dans un tapis » persan, motif qu’on peut ne pas voir immédiatement, mais qui est pourtant bien présent, et organise sans doute l’architecture de tout l’ouvrage. C’est l’idée même de lecture, et c’est ici une manière de qualifier le projet généalogique de chercher le post-kantisme dans l’énaction – mais donc aussi de relancer la recherche de ce motif dans d’autres systèmes.

22 Si l’on reprend les indications de Bitbol (2002), on dira que la partie épistémique est une question de compréhension (dimension herméneutique), alors que la partie ontologique est une question d’explication (dimension scientifique).

23 C’est donc reprendre la question du « rapport sans rapport », et il est curieux de constater qu’une expression approchante se trouve chez Étienne Bimbenet, lorsqu’il cherche à caractériser la différence entre l’animal et l’homme eu égard à la réalité du monde : « un vivant est humain lorsqu’il se rapporte non à un milieu ou un monde mais au réel ou à l’être, si par là on [n’]entend précisément, et rien d’autre, que ce qui peut exister sans l’homme. [...] À l’intimité native de l’animal et de son milieu, s’oppose le lien sans lien opposant le réel à l’homme : il y a le réel (comme on dit : un « effet de réel », un « principe de réalité », une attitude « réaliste ») lorsque nous percevons de l’être ou du subsistant, et non des choses qui simplement nous concernent » (Bimbenet, 2015, p. 22 ; je souligne).

24 Tel est le titre du premier chapitre du premier volume de La Technique et le temps de Bernard Stiegler, où se donne à lire, dans l’indécision décisive du génitif, l’avènement conjoint de l’homme et de la technique.

25 Pour une présentation de la « thèse TAC », voir Steiner (2010), et les sources auxquelles il renvoie.

26 Ce qui signifie aussi que c’est moins chez Kant, comme on le voit par exemple dans les travaux de B. Stiegler, que dans sa reformulation post-kantienne, que peut s’apercevoir le matériau nécessaire à l’élaboration du concept d’invention.

27 Habermas (1976), p. 77.

Mathias Gérard, Le lieu de l’invention : pour une approche épistémologique et une détermination organologique de l’invention à partir des travaux de l’énaction , Thèse de Doctorat en philosophie, Université de Technologie de Compiègne, 2018, 300 p.

Citer cet article

Gérard, Mathias. "Le lieu de l’invention. Pour une approche épistémologique et une détermination organologique de l’invention à partir des travaux de l’énaction (Doctorat)", 12 mars 2019, Cahiers Costech, numéro 2.

URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article79