Plan
Nous ne voyons pas le milieu qui nous fait voir. Le poisson au milieu de l’eau, ne voit pas l’eau qui l’environne1. Si le propre du milieu est d’abord son oubli2, l’œuvre de Bernard Stiegler consista alors à donner à voir cette évidence qui ne se voit plus, celle d’un milieu technique anthropologiquement constitutif.
Son œuvre qui relève et d’abord et avant tout de la philosophie des techniques a pourtant un écho considérable dans ce que nous nommerons, faute de mieux, la « pensée écologique ». Il n’y a là nul paradoxe pour qui sait qu’en France c’est d’abord et avant tout la philosophie des techniques qui nourrit la pensée écologique. Pour prendre deux auteurs avec lesquels Bernard Stiegler ne dialoguait pas, il suffit de songer à Bruno Latour ou à Dominique Bourg pour comprendre que le point commun à toutes ces pensées écologiques est de partir de la question technique, comprise ici comme celle qui subvertit le dualisme de la nature et de la culture. Mais les divergences comptent ici plus que les ressemblances, car fondamentalement seul Bernard Stiegler est resté philosophe des techniques jusqu’au bout.
Le texte qui suit vise à montrer que Bernard Stiegler, mieux que nul autre contemporain, incarne la tradition française d’écologie des techniques. Le propre de cette philosophie est de subvertir les dualismes (du sujet et de l’objet, de la nature et de la culture, du vivant et de la technique) en proposant une écologie non amputée de sa condition technique d’existence. Bernard Stiegler fait partie des rares philosophes à avoir médité cette abyssale évidence : la question écologique et la question technologique n’en font qu’une.
Bernard Stiegler a ceci de commun avec Peter Sloterdijk par exemple qu’il pense en un même mouvement les deux sens du concept de milieu, à savoir l’Umwelt biologique et le medium technologique. Ce pourquoi sa philosophie ne sépare pas le champ de l’écologie des médias ou de l’écologie de l’attention, et le champ de l’écologie environnementale proprement dite, celle qui est préoccupée, acculée même, par les rapports du GIEC.
Le « milieu » de Bernard Stiegler
Les êtres humains sont artificieux et techniques en ce sens qu’ils ne trouvent pas leur être à l’intérieur d’eux-mêmes mais au milieu des prothèses qu’ils fabriquent, qu’ils inventent3.
Le moi n’est pas lui-même simplement en lui-même, mais originairement hors de lui-même. Le moi est au milieu de “lui-même”, c’est-à-dire de ses objets et prothèses, milieu qui, du coup, n’est pas seulement lui-même, mais son autre4.
Nous le savons, la difficulté est de penser au milieu, ou de commencer au milieu sans vouloir remonter plus loin en arrière5. Bernard Stiegler le savait, lui qui pensait la temporalité à partir de l’humain comme défaut d’origine, qui est aussi bien un défaut de commencement. Le mouvement de l’origine ne conduit pas de la nature intérieure à la chute extérieure, et cela, pourrait-t-on dire, car l’humain-technique naît au milieu de l’intérieur et de l’extérieur.
C’est en prison que Bernard Stiegler a subverti le dualisme de l’intérieur et de l’extérieur :
Privé de “milieu extérieur”, mon “milieu intérieur” prend ce relief et ce poids incommensurables que recherchent les mystiques et plus généralement les ascètes. Mais c’est aussi et tout autant en son absence, et au creux le plus intime et le plus secret du “milieu intérieur”, que se constitue comme irréductible le “milieu extérieur”- et j’expérimentais ainsi une leçon husserlienne […] Au fil des jours, je découvrais qu’il n’y a pas de milieu intérieur, mais seulement, demeurant ici, dans ma cellule, et sous leur forme mnésique, en quelque sorte en creux, les restes, les défauts, les artifices en quoi consiste le monde, et par quoi il trouve sa consistance. Je ne vivais plus dans un monde, mais dans l’absence d’un monde, et qui s’y présentait non seulement par défaut, mais comme ce qui fait toujours défaut, et comme un défaut qu’il faut – plutôt que comme un manque. […]. Car finalement, le milieu extérieur étant suspendu et interrompu, faisant défaut, il n’y avait en réalité pas de milieu intérieur, mais sa réduction à un milieu extérieur lui-même totalement réduit au minimum de ce qu’il en restait dans ma mémoire […]. Car le monde en quoi consiste le milieu extérieur n’avait pas disparu totalement dans son extériorité même (sinon je serai devenu fou) : je le reconstituais, chaque jour, à travers ce que, beaucoup plus tard, j’allais nommer les rétentions tertiaires, c’est-à-dire les traces hypomnésiques. Cette extériorité, elle était irréductible, ce qui veut dire que je ne pouvais pas m’en passer (l’intérieur n’est rien sans l’extérieur, la différence des deux est une illusion – évidemment nécessaire, et même insurmontable), mais il était en mon pouvoir de la reconstituer. Tels étaient ma liberté, mon intimité et mon secret. Très vite, en effet, j’eus la présence d’esprit de me mettre à lire et à écrire, sécrétant autour de moi un milieu hypomnésique intime, et cependant déjà en voie de devenir public, à la fois secret, crypté, et cependant déjà publiable : je constituai un monde qui allait devenir, au fil des ans, et ce bien au-delà de cette période d’incarcération, ma philosophie6.
Que l’ambigüité topologique propre au concept de milieu s’expose ici, dans ce texte où est rendu public son secret, est hautement significatif. C’est enfermé au-dedans d’une cellule qu’il comprît que son milieu intérieur est au-dehors. De même que tout secret sécrète, de même toute mémoire, aussi intime soit-elle, a comme milieu la technique. L’originalité de Bernard Stiegler consiste à donner à voir la dimension temporelle de ce « milieu de l’homme », originairement entendu comme spatial. Le système général des rétentions tertiaires forme le « milieu historico-technique » de la conscience, et ce milieu technique est ce par quoi on adopte un monde passé qui n’a pas été vécu7.
Le « milieu » stieglerien est donc indissolublement temporel et spatial et signifie à la fois le défaut d’origine, c’est-à-dire l’origine qui est toujours déjà au milieu du commencement et de la fin, du passé et du futur et ce mouvement qui, partant du milieu, désigne aussi bien l’intériorisation de l’extérieur, que l’extériorisation de l’intérieur.
C’est bien à partir de ce « mi-lieu » ou tiers-terme, ni phusis ni tekhnè (comme le milieu techno-géographique simondonien), ni intérieur ni extérieur (comme le milieu d’extériorisation leroi-gourhanien, ou comme l’exo-somatisation de Lotka), que travaille Bernard Stiegler. Avec Leroi-Gourhan il pense un processus d’extériorisation de Leroi-Gourhan (extériorisation sans intériorité préalable, puisque celle-là n’existe que par celle-ci8), et avec Simondon il pense un processus d’individuation sans environnement préalable, car l’individu et le milieu (co)naissent en même temps9. Sans rentrer ici dans le détail de sa lecture, soulignons ceci que ni Leroi-Gourhan, ni Simondon n’auraient parlé de « milieu dissocié » qui est un concept propre à Stiegler10. Cette idée d’une dissociation avec le milieu technique, qu’on retrouvait déjà chez Georges Friedmann, qui sera exacerbée par Jacques Ellul, sera en quelque sorte parachevée par Stiegler pour qui la tendance hyper-industrielle actuelle conduit inexorablement à la dissociation avec le milieu (par effet de disruption), et donc à la folie et à la mort. Cependant, ne nous méprenons pas ; contrairement à Ellul, qui n’était pas franchement « pharmacologue », Stiegler croyait possible le mariage de l’industrie et de l’écologie. De ce point de vue, si Bernard Stiegler est singulier dans le champ de l’écologie politique, c’est qu’il participe aussi bien de sa tendance technophile, que de sa tendance techno-critique, pour subvertir l’une et l’autre en les réconciliant. Le concept de « milieu technique » fut forgé en1945, non seulement par André Leroi-Gourhan, mais aussi, et cela indépendamment, par Georges Friedmann11. Quoique ce dernier ne soit pas cité par Stiegler, c’est bien sa réflexion qu’il prolongea, mais du point de vue des industries culturelles plutôt que les industries fordistes et tayloriennes12. Friedmann pense le milieu du travailleur dans la société industrielle, Stiegler pense le milieu du consommateur dans la société hyperdindustrielle, et tout deux critiquent l’idée d’adaptation à l’origine de la mauvaise compréhension du rapport de l’homme à son milieu technique13. Si Ellul fut celui qui renonça au « milieu technique » de Friedmann pour dramatiser l’autonomie du « système technique », on peut dire de Stiegler qu’il fut en quelque sorte celui qui, conscient de l’entropie structurelle du système technique, tenta de préserver la technique comme milieu, sous le nom d’économie contributive14.
Du point de vue de la philosophie de la biologie, et comme Canguilhem l’avait bien vu, le concept de milieu vient accompagner la critique du schème de l’adaptation ou de l’adaptationnisme. Les distinctions stiegleriennes entre adaptation/adoption, compétences/savoirs, usage/pratique, mais aussi emploi/travail relèvent toutes d’une certaine manière de la critique de ce schème. La critique du solutionnisme technologique n’en est qu’un avatar ; et cette critique est évidente pour qui sait que toute technique est pharmacologique.
Les deux écologies. Situer Bernard Stiegler
Il y a vingt ans de cela, Bernard Stiegler était identifié comme penseur du numérique. Aujourd’hui, il l’est comme penseur de la crise écologique ; et cela ne doit pas nous étonner car il incarne ce qu’on pourrait appeler une philosophie pour le technocène. Lorsque nous avons écrit à ses côtés le vocabulaire d’Ars Industrialis15, Bernard Stiegler n’usait pas encore du vocabulaire de l’entropie et de l’entropocène16 ; nous parlions alors d’« écologie industrielle de l’esprit ». Ars Industrialis n’était pas encore devenue l’Association des amis de la génération Thunberg, quoique la thématique du soin intergénérationnel était déjà au cœur de sa pensée17.
Peut-être existe-t-il finalement deux manières d’être écologiste : se soucier de la Terre qu’on laisse à nos enfants, ou se soucier des enfants qu’on laisse à notre Terre18. Les écrits de Bernard Stiegler adoptent la seconde manière.
Nous avons quant à nous tenté de montrer que l’écologie est scindée en deux écoles : celle de la nature et celle de la technique, et plus fondamentalement encore, celle de l’environnement et celle du milieu19. Or c’est bien en héritant de Bernard Stiegler que cette distinction nous a semblé évidente. La tradition écologique dans laquelle s’ancre Stiegler n’est pas une écologie de la nature mais une écologie de la technique (et donc de l’esprit et de la culture) ; ce n’est pas une écologie de l’environnement mais du milieu de l’esprit, à la fois intérieur et extérieur. Il s’agit donc d’une écologie du milieu technique.
C’est bien la nouvelle compréhension du milieu technique, que nous venons d’esquisser, qui conduit chez Stiegler à une écologie de l’esprit (qui ne s’inspire pas directement de Bateson, sans s’en séparer pour autant, et qui fait écho à l’écologie des médias, sans s’y référer directement cependant)20. Pour reprendre le titre d’un de ses articles, le mouvement de sa pensée est bien celui qui conduit de l’économie libidinale à l’écologie de l’esprit21. Comme on peut le lire très clairement dans l’entrée « écologie de l’esprit » du Vocabulaire d’Ars Industrialis : pour Bernard Stiegler, il s’agissait avant tout de faire comprendre que l’écologie de la nature, ou plutôt celle de l’environnement, n’est qu’une des dimensions d’une écologie générale des milieux (naturels, techniques, institutionnels, symboliques, etc.). De ce point de vue, il était l’héritier direct des « trois écologies » de Félix Guattari, comme l’a très bien vu Anne Alombert22.
L’écologie de l’esprit conditionne en effet la résolution des problèmes d’écologie naturelle […] [Ce pourquoi] la véritable question de l’écologie n’est pas celle de l’énergie de subsistance (épuisement des ressources fossiles), mais celle de l’énergie d’existence (épuisement de l’énergie libidinale)23.
Résumons. Tout comme Guattari, Stiegler défend une écologie du sujet plutôt que de l’environnement, et s’inscrit dans ce qu’Eric Hörl a appellé le nouveau paradigme écologique24 (après Leroi-Gourhan, Simondon et Friedmann) et d’autre part l’écologie politique proprement dite (celle de Felix Guattari qui détachait l’écologie de l’environnementalisme et celle de Georgescu-Roegen qui a remis l’entropie au cœur de l’économie).
Bernard Stiegler, qui hérite pourtant à bien des égards de l’écosophie de Guattari25, s’oppose précisément à sa conception abstraite de la machine (ou conception non simondonienne) qui a selon lui « les mêmes travers que la machine abstraite chez les cognitivistes26 ». Si le dialogue avec l’écosophie de Guattari s’est fait, si le dialogue avec l’écotechnie de Nancy était implicite, quoique Stiegler n’ait pas choisi la voie phénoménologique27, il n’en demeure pas moins que situer Stiegler dans le champ de l’écologie politique n’est pas chose aisée28. Son silence sur André Gorz – à qui il reprochait le titre d’un de ses derniers livres (L’immatériel, 2003) au prétexte que l’économie de la connaissance n’est pas immatérielle – est surprenant, car c’est bien Gorz qui fut le premier à systématiquement associer les luttes écologiques et celles du logiciel libre.
Pourquoi Stiegler se refuse-t-il à prendre la voie de la décroissance qui fut celle d’André Gorz, qu’il ne cite pas, comme celle de Georgescu-Roegen qu’il mobilise abondamment ? À nos yeux, le concept de « mécroissance » ou de « croissance anti-entropique » n’est pas clair dans son opposition à la « décroissance »29. Non seulement l’ennemi est le même, mais les méthodes convergent : André Gorz aussi luttait contre la dissociation du producteur et du consommateur en travaillant à des technologies ouvertes.
L’œcologie de Bernard Stiegler
L’œcologie de Bernard Stiegler ne distingue pas l’écologie de l’économie. Pour Stiegler, l’économie (de la contribution) et l’écologie (de l’individuation) participent enfin d’un même milieu - milieu d’une pensée aussi bien comprise comme « technique de soi ».
En nous inspirant d’un concept cher à Yuk Hui, nous pouvons résumer son œcologie ainsi : la seule manière de lutter contre l’entropie (et donc contre la destruction de biodiversité) est de travailler à plus de technodiversité. Ici, le combat écologique et le combat du logiciel libre ou celui pour la réappropriation des communs naturels et/ou techniques se rejoignent. Si Bernard Stiegler a eu tant d’importance, bien au-delà du cadre académique philosophique, c’est précisément car il a été un acteur de cette convergence des luttes sous le nom d’économie contributive. Ce n’est pas un hasard si Michel Bauwens et tant d’autres acteurs essentiels de la transition écologique et numérique, ont collaboré avec Bernard Stiegler. Ce n’est pas un hasard, si les modèles contributifs ont eu un écho chez les militants des communs, comme Maïa Dereva à qui nous empruntons l’illustration en exergue. L’économie contributive, qui est le point nodal de son œuvre, est aussi ce qui doit être prolongé et précisé30. De notre point de vue, la connivence entre l’économie contributive et l’économie des communs, telle que défendue par exemple par l’économiste Gaël Giraud par exemple, est très grande. De même qu’il ne faut pas séparer les communs naturels et les communs culturels, les communs matériels et les communs immatériels31, de même Bernard Stiegler ne séparait jamais le soin des objets du soin des sujets. Pour Stiegler le savoir se pratique et les différents types de savoirs constituent des manières pour les sujets de prendre soin de leurs milieux. Les pratiques de savoir sont toujours des pratiques de soin du milieu (technique) commun.
C’est bien Bernard Stiegler qui a popularisé la recherche contributive et qui a tenté de territorialiser les digital studies. Toute pensée écologique doit s’ancrer quelque part au risque de mourir d’elle-même, car aucune pensée hors-sol ne peut prétendre être écologique. Bernard Stiegler l’avait bien compris, lui qui échoua, mais qui tenta résolument, de transformer le territoire de Plaine Commune (où il ne vivait pas), en un « Territoire apprenant contributif ».
Ce dernier concept, comme tant d’autres outils stiegleriens, participent désormais de la culture écologique.
Conclusion
L’écologie générale de Bernard Stiegler est l’autre nom de son organologie générale qui est le cœur de sa philosophie. Il va donc de soi que ces lignes n’ont pas cherché à la résumer mais plutôt à la situer. Son immense mérite est d’être générale, et donc allergique à l’« environnementalisme ». Si elle est générale, c’est parce qu’elle déploie la technologie politique dans toutes ses dimensions, y compris donc sa dimension scolaire – car c’est bien à la nouvelle génération qu’il pensait en la quittant. Il va de soi que les lignes qui précèdent n’ont pas cherché à résumer l’écologie de Bernard Stiegler, mais plutôt à la situer. Nous laisserons le mot de la fin à un autre ami, Maël Montévil, qui exprime dans ce même numéro le sens résolument tragique de l’écologie de Bernard Stiegler qui, on l’aura compris, est tout sauf un plaidoyer pour les green tech, mais plutôt une quête jamais achevée, une quête expérimentale et située, pour les common tech et/ou les savoirs contributifs.
Lutter contre l’entropie, chez Stiegler, ne signifie néanmoins pas minimiser la production d’entropie sur terre, et encore moins vaincre l’entropie, ceci étant impossible à cause du second principe : cette lutte ne peut être qu’une lutte tragique, à l’opposé de l’optimisation physique et des utopies calculatoires s’en inspirant en économie32.