Fabien GRANJON __ Avant d’aborder, à proprement parler, ton parcours de médiactiviste1, je souhaiterais que tu nous dises deux mots de ton histoire familiale qui, parce qu’elle n’est pas anodine, explique une partie de ton appétence pour le monde latino-américain et éclaire aussi certains de tes choix politiques, artistiques et médiatiques.
Antoine CHAO __ Je suis né à Paris en 1963 et j’ai grandi en banlieue parisienne à Sèvres, qui était encore une municipalité communiste quand nous étions adolescents, mon frère aîné, Manu, et moi. Notre famille est d’origine espagnole ; ma mère est Basque et mon père Galicien. Ma grand-mère et ma mère se sont rapidement retrouvées en exil en France durant la guerre d’Espagne. Mon grand-père maternel, Tomás Ortega Mutti, a fait toute la guerre civile sur le front, au sein de l’armée Républicaine. Il y était commandant des transmissions et s’occupait des liaisons téléphoniques de la population et de l’armée. Il arrivait le premier et repartait le dernier pour monter et démonter les infrastructures téléphoniques qu’il ne voulait pas faire sauter. Pour cette activité, il a été publiquement condamné à mort2 par le général franquiste Queipo de LLano, sur les ondes de Radio Sevilla, première radio tombée aux mains des fascistes et qui leur servait de moyen de propagande de masse. À la victoire des franquistes, il a réussi à prendre l’un des derniers bateaux pour Oran dont les passagers ont été parqués dans les camps de concentration de Bohgari et de Cherchell, après avoir été emprisonnés sur ce bateau pendant des mois. Les conditions de détention étaient très dures. Il a fini par aller travailler à Alger, dans le secteur des télécommunications, puis il a réussi à reprendre contact avec sa femme réfugiée en France, avec leurs deux filles, ma mère et ma tante, pour les faire venir en Algérie, pays d’accueil qu’ils quitteront définitivement au début des années 1960. Ma mère, brillante lycéenne et boursière, viendra faire ses études supérieures de chimie à Paris, qui lui permettront de devenir chercheuse au CNRS.
FG __ Et du côté paternel ?
AC __ C’est un peu différent. Nettement moins marqué par la guerre civile. La Galice est tombée tout de suite aux mains des franquistes et il n’y a pas eu de front dans cette région, seulement quelques opérations de guérilla. Mon grand-père était tavernier, il avait monté une auberge dans son village de Vilalba, après être parti un temps à Cuba pour essayer de faire fortune, sans succès. Mon père, Ramón, a été poussé par mon grand-père, un type brutal mais qui aimait les arts et l’opéra, à faire des études de piano, à Madrid d’abord, puis ensuite à Paris, au milieu des années 1950. C’est une fois à Paris qu’il s’est mis à écrire dans des journaux antifranquistes. Il se retrouve à la cité universitaire où il rencontre toute l’intelligentsia latino-américaine, dont Gabriel Garcia Marquez et Alejo Carpentier. Il se passionne pour la littérature et commence lui-même à écrire. En 1984, il crée le prix Juan Rulfo récompensant chaque année une nouvelle littéraire de langue espagnole, il est en même temps passionné de politique. C’est notamment chez mes parents, à Sèvres, que le Parti communiste espagnol en exil en France se réunissait, bien qu’ils n’aient jamais eu leur carte.
FG __ Si je ne me trompe pas, ton père a fini sa carrière comme rédacteur en chef du service Amérique latine à Radio France Internationale (RFI). Il a régulièrement collaboré au Monde, et au Monde Diplomatique et il a écrit de nombreux ouvrages très variés, des romans, des guides, des essais politiques. Il a même commis, à la fin des années 1990, un livre sur votre périple en Colombie avec votre groupe la Mano Negra : Un train de glace et de feu3. Comment est-ce qu’il fait ses premières armes à la radio ?
AC __ Eh bien un peu par hasard... C’est dépité par l’idée de devenir musicien, sous l’influence de son père, qu’il finit par travailler à la radio comme réalisateur d’émissions musicales. Il rentre à la Radiodiffusion-télévision Française (RTF) en mai 1960, pour un job qui n’avait rien de politique au début. Et au bout d’un moment, comme il écrivait beaucoup pour la presse, il va basculer du côté du journalisme. Il devient directeur du service des langues ibériques de l’ORTF en 1968, y fait des émissions en ondes courtes en langue espagnole et devient directeur de la rédaction Amérique latine de RFI, après sa création en 1975. Au fur et à mesure, ce qu’il propose va devenir une sorte de plateforme à la fois littéraire et politique qui crée du lien entre les exilés opposants aux dictatures d’Amérique latine dont certains vont intégrer son équipe. Il pratique une forme de résistance culturelle radiophonique depuis la France, notamment avec ses entretiens avec de grands écrivains hispanophones. Ça aura évidemment une influence sur nous, parce qu’à la maison, tu imagines bien que ça parle beaucoup culture et politique. Alejo Carpentier et Gabriel Garcia Marquez venaient chez nous et beaucoup d’autres aussi... Carlos Saura, des peintres, des musiciens, des écrivains... Mon frère et moi, on va très vite lire Cent ans de solitude, un chef-d’œuvre du réalisme magique qui va nous marquer. De par son travail, notre père va aussi nous faire découvrir les musiques latino-américaines, cubaines, chiliennes, argentines... Manu et moi, nous avons été abreuvés par tous ces sons, qui vont finir par se fusionner dans la Mano Negra. Il y avait donc une belle effervescence et on baignait dans cet environnement, sans se rendre vraiment compte de la richesse de celui-ci. À la fin des années 1990, notre père a aussi été très impliqué dans la création d’ATTAC, avec son grand ami, confrère journaliste et compatriote galicien, Ignacio Ramonet.
FG __ C’est de là que va venir votre envie de faire de la musique... engagée ?
AC __ Sans doute ! Notre père a essayé de nous apprendre le piano mais ça n’a pas marché. On a commencé à faire de la musique au conservatoire du coin, puis on a joué rapidement dans différents groupes puis monté les nôtres : Les joints de culasse, Hot pants, Les Chihuahuas, Los Carayos... À Sèvres, au début des années 1980 on avait aussi ouvert un squat, dans une ancienne usine de caoutchouc, qu’on avait appelé Issue de secours : bar associatif, centre social autogéré, lieu de concert et de répétition. Quand la mairie a changé de bord aux municipales de 1983, on s’est fait agresser et déloger par les milices de Patrick Devedjian, ancien d’Occident et fraîchement élu maire d’Antony. C’était la pleine période du rock alternatif, du punk et des lieux qui allaient avec, comme l’Usine à Montreuil, ou l’association Paris Bars Rock4 ; des lieux qui contestaient l’ordre établi et pas que l’ordre musical5. On était dans ce circuit du rock alternatif avec Les Béruriers noirs, Parabellum, et toute cette mouvance punk-rock qui était très active à l’époque, avec notamment une veine antifasciste. Après le bac, je fais des études de physique à Paris VII et, parallèlement, je me consacre à la musique. C’est avec la Mano Negra, en 1988-1989 que ça va réellement exploser6 et qu’on va proposer quelque chose d’assez nouveau, avec des influences latino qu’on n’entendait pas beaucoup ailleurs.
FG __ Le mouvement rock alternatif des années 1980 auquel vous participez prend en quelque sorte la suite du mouvement punk et de la pratique du Do It Yourself (DIY). Mais il ne faut pas oublier qu’elle va aussi déboucher sur une sorte d’« entrepreneuriat punk » comme dirait Fabien Hein7, notamment autour de la fondation de labels. D’un côté il y a l’idée d’inviter chacun à se mettre en capacité de faire et, dans le même temps, cette disposition à l’expérimentation est plus ou moins récupérée par le monde marchand. Vous vivez aussi cette contradiction ?
AC __ Le DIY, on a donné et c’est quelque chose qui, je crois, m’est resté, y compris pour ce qui concerne la radio. Faire avec les moyens du bord, c’était aussi ce que faisaient les radios libres : bricoler des émetteurs, monter des antennes. Pour ce qui concerne le côté récupération, le succès de la Mano Negra a été très rapide. On a tout de suite fait beaucoup de concerts parce que nous étions déjà connus dans le milieu et nous avons signé dans la foulée avec une major, Virgin. Il y a eu des bons côtés : on a parcouru le monde et nos passages en Amérique du sud ont été des souvenirs magnifiques, ça a été vraiment très intense. L’accueil a été énorme et on a rencontré sur place toute une scène qui mélangeait la musique du continent avec du rock. On se sentait appartenir à cette mouvance. Il y avait une proximité à la fois musicale, générationnelle et politique. C’était très chaleureux et très motivant, mais c’est aussi l’époque où la musique se mondialise, notamment avec l’arrivée de MTV (Music TeleVision) qui débarque et va tout changer en faisant de la musique quelque chose qui se regarde au moins autant qu’elle s’écoute. Nos clips deviennent d’un coup planétaires ! On se retrouve porté par ce mouvement, avec un ancrage politique évident et, en même temps, pris dans la logique de la mondialisation néolibérale naissante, d’un marché mondial de la musique qui est en train de s’ouvrir. Le créateur et patron « cool » de Virgin, à l’époque, n’est autre que Richard Branson, milliardaire qui détruit aujourd’hui la planète en grand adepte de tourisme spatial. On en profite, avec un sentiment très ambivalent de faire notre musique, mais de dévoyer la cause... et cette impression, quand même, de devenir les VRP de notre maison de disque et de notre propre musique. Personnellement, ça me contrariait et j’ai préféré arrêter.
FG __ Dans cette première partie de ton parcours, la radio est présente, via ton père qui en a fait sa profession, mais aussi via ta passion pour la musique. Tu es notamment un auditeur assidu de stations comme Radio Nova créée par le turbulent Jean-François Bizot ou de Radio Tchatch montée un peu par opportunisme par Serge Kruger ; radios qui ont notamment pour originalité de programmer pas mal de musiques latino. Tu n’es donc pas encore actif dans le champ des radios alternatives, mais il y a un élément qui me semble important à souligner, déjà présent à cette période, et qui va influencer, plus tard, ta pratique médiactiviste : se met en place comme un triptyque art-politique-radio qui va constituer les fondations sur lesquelles vont reposer tes engagements futurs.
AC __ L’art et la radio ou L’art de la radio8, pour reprendre le titre du livre référence sur Yann Paranthoën9, c’est une évidence, parce que la radio est le média de l’oralité et de la musique. Tu peux faire passer plein de choses à la radio. C’est un média qui permet une expression simple par la parole et qui peut faire passer pas mal d’émotions par le son qui est une matière sensible. L’œuvre de Yann Paranthoën en est la preuve, si toutefois il en fallait une. Il m’a beaucoup influencé dans mon travail, tout comme Daniel Mermet. Pour ce qui est du politique, c’est aussi une évidence, familiale d’abord, puis musicale. La Mano Negra, c’était politique. En Amérique du Sud, quand on jouait Mala vida, les gens nous disait, « Mais ça, c’est nous ! ». Tú me estás dando mala vida. Yo pronto me voy a escapar... Ce qu’on racontait dans les chansons, c’était politique, parce que ça résonnait avec la vie des gens. L’art est politique quand il parle aux gens, quand il parle des gens, quand il touche parce qu’il y a quelque chose en partage. Le point commun de tout cela, c’est l’engagement vers les autres. Le vrai message politique c’est cet engagement qui permet le partage et d’envisager des expériences communes. Mes expériences de musicien de la Mano puis de réalisateur et de reporter à Là-bas si j’y suis m’ont permis de m’y confronter et de mettre ça en pratique.
FG __ Tu m’avais raconté qu’une partie de ta famille avait assisté au bombardement de Guernica par les forces aériennes allemandes de la légion Condor, en avril 1937. Sartre prenait l’exemple du tableau éponyme de Picasso pour poser précisément cette question de l’engagement. Guernica est une œuvre antifasciste, non parce qu’elle délivre un message explicite, mais parce qu’elle rend compte symboliquement de l’horreur franquiste. Elle n’explique pas, elle rend sensible. Si je comprends bien, la radio t’intéresse par ce qu’elle est un médium qui permet à la fois de faire passer la poésie de l’art, de la musique, mais aussi de diffuser la parole qui, elle, est dévoilement et action ; une parole dont ton père se fait notamment l’accoucheur dans les entretiens qu’ils mènent. La radio est un médium poïélitique, comme dirait notre ami Bernard Lubat.
AC __ Poïélitique, ça me va bien ! J’ajouterais que la radio est un médium d’expérimentation et d’improvisation, qui permet de faire avec les gens, de mettre en valeur les rencontres. La musique c’était ça aussi. La scène rock alternative, c’était d’abord un milieu de rencontres. Et le politique, c’est aussi des rencontres. On ne fait rien tout seul.
FG __ Quand est-ce que tu fais tes premières armes d’activiste radiophonique ?
AC __ Mes premières expériences radiophoniques, c’est après la Mano Negra, suite à Cargo 92 avec Royal de Luxe10, cette incroyable tournée en bateau, sur le Melquíades, nom du prophète gitan de Cent ans de solitude. C’est à ce moment que j’ai commencé à m’intéresser à la matière sonore. Quand je quitte la Mano, je vais continuer à travailler avec Royal de Luxe pendant deux ans. Je fais la bande son des bruitages du spectacle Le géant tombé du ciel et, parallèlement, je fais aussi DJ dans les boîtes à Pigalle où ça joue latino. De cette tournée Cargo 92, j’ai ramené des quantités de vinyles que je mixe dans des bars, parce qu’il y avait un petit renouveau d’intérêt pour la salsa avec notamment des lieux comme La chapelle des Lombards ou La Java. C’est mon père Ramón qui me met sur le coup d’un poste qui se libère à Radio Latina, lui-même informé par l’une de ses pigistes cubaine qui y travaille. C’est comme ça que je suis embauché, comme programmateur à Radio Latina. C’est une radio qui fédère la communauté des exilés latino-américains. J’emprunte donc un chemin assez proche par certains côtés de celui de mon père. Lui c’est plutôt la littérature et moi la musique, mais il y a des points évidents de rencontre. Je vais y travailler avec plaisir pendant cinq-six ans et en 1999 la radio est reprise en main par les Colombiens de Radio Caracole, un grand groupe médiatique implanté dans différents pays. Ils vont mettre fin au fonctionnement associatif et vont donner une allure beaucoup plus commerciale et variété à la radio, en essayant de profiter de l’engouement pour la musique latino. Même la musique cubaine était, à cette période, devenue à la mode avec le succès du Buena Vista Social Club. Donc je démissionne, parce que cette nouvelle programmation ne me convient pas.
FG __ C’est à cette occasion que tu te lances dans le montage de radios éphémères ?
AC __ Oui, à Radio Latina, j’apprends à utiliser tout le matériel et je prends un créneau de deux heures le dimanche pour faire une émission que j’appelle Cubano-Be Cubano-Bop, qui porte sur le jazz afro-cubain. C’est à ce moment que j’apprends à faire des programmes de radio, du reportage, des interviews avec les musiciens qui venaient jouer à Paris au New Morning. C’est une sorte de journalisme musical façon DIY que j’apprends sur le tas, avec toujours un regard géopolitique. Et avec Bertrand Beuf, le directeur technique de Radio Latina, on va monter l’association Fréquences éphémères11, avec l’idée de faire de l’action radiophonique avec des radios itinérantes d’intervention12.
FG __ Est-ce que vous étiez influencés par les expériences des radios de lutte, telles que Lorraine Cœur d’acier13, Radio Alice14, des expériences équivalentes à celles qu’a documenté plus récemment ton collègue Alexandre Plank15, ou même d’autres types de médias en lien avec les combats sociaux ?
AC __ En fait, pas vraiment. C’est après, en intégrant Là-bas si j’y suis que j’ai découvert ces radios de lutte et en rencontrant aussi Marcel Trillat16 qui venait souvent à Uzeste et participait régulièrement à Radio UZ. Évidemment, il y a ce que mon père faisait, à l’époque, à RFI, qui est là, comme en arrière-plan, mais ce que j’essaie de mettre en place avec Bertrand Beuf est plutôt proche de ce que j’avais fait avec Royal de Luxe. L’idée est de réinvestir les ondes avec du non-commercial et d’être sur de l’intervention « en mode performance radiophonique » ; l’équivalent peut-être de ce qu’est le théâtre de rue vis-à-vis du théâtre conventionnel. Le modèle, c’est plutôt celui-là, davantage que celui des radios de lutte à proprement parler. On envisage ça comme un acte politique, mais qui passe par les arts. La première radio qu’on a montée, c’était dans le cadre du festival des Allumées à Nantes, festival qui mettait chaque année à l’honneur un grand port étranger. En octobre 1995, c’est le tour de La Havane et on propose de monter un plateau radio, une espèce de bodega cubaine depuis laquelle on diffusait sur la Fréquence d’AlterNantes17 tous les soirs. J’avais récupéré, quand j’étais allé en reportage à Cuba dans le cadre de Radio Latina, tous les habillages des grandes radios cubaines, Radio Rebelde, Radio Reloj, que mon frère a d’ailleurs réutilisé dans un de ses disques. J’avais même trouvé des archives de Radio 7RR, la radio clandestine fondée par le Che dans la Sierra Maestra pendant la lutte révolutionnaire18. On avait donc fait tout un habillage d’antenne cubain et puis, pour le reste, on improvisait. C’était de la création sur le vif, du cabaret improbable, mélange d’archives sonores, de spectacles et de tours de chant des copains du Royal de Luxe. Le festival officiel avait été annulé pour des raisons politiques19 mais, il y avait un gros off et nous, on était là-dedans. Ça a été la première action de Fréquences éphémères, en mode « Manufacture Dispersée de Production Radiophonique ».
FG __Cette idée d’une action politique par les arts improvisés, on va le retrouver à Uzeste20, là où nous nous sommes rencontrés en 2015, durant l’Hestajada de las arts, la grande fête des arts que Bernard Lubat organise chaque année depuis 1978, haut-lieu des « arts à vivre », d’une certaine résistance culturelle, et, pour ce qui te concerne, terrain de jeu radiophonique bientôt tricennal, puisque que tu y montes Radio UZ en 1996, média qui fait suite à Radio (Vive) Uzeste (Musical) et Radio Clémentine, animées dans les années 1980 par La Clé des ondes, une radio bordelaise. Comment se fait ta rencontre avec ce front culturel de résistance populaire21 qu’est Uzeste, et pourquoi décides-tu d’y monter une radio ?
AC __ Je suis arrivé à Uzeste par le biais de mon amie de l’époque qui avait travaillé avec La Compagnie Lubat durant quelques années et qui m’invite, un été, à y faire un tour. Il y a, de suite, comme une évidence. Là, je trouve une sorte de sanctuaire : refus de la tête d’affiche, du business, des industries culturelles et ça me fait un bien dingue. On est en 1989-1990 et je découvre Bernard Lubat, sa musique et ce festival de fous qui est un peu l’antithèse de ce qu’on vit avec la Mano Negra ! Je vais d’abord m’intéresser aux feux d’artifices et filer la main à Patrick Auzier, l’artificier de la Compagnie Lubat qui joue aussi du trombone.
FG __ Et donc tu lances Radio UZ...
AC __ Pas immédiatement. Je la lance dans la foulée du Festival des Allumées. Je me dis qu’Uzeste est un bon lieu pour retenter l’expérience et on monte, toujours avec Bertrand Beuf, Radio UZ22. Ça s’est fait sur le mode habituel de ce qui se passe à Uzeste : Lubat qui te dit « Vas-y et on verra bien. T’es responsable de ton initiative... ». On a demandé une fréquence temporaire au CSA et l’idée était d’ancrer le festival sur le territoire. Comme j’avais bossé avant sur les feux d’artifice, j’avais aussi envie de tenter de remixer le feu à la radio, de le mettre en ondes, de traduire radiophoniquement quelque chose qui habituellement se regarde. Faire l’inverse de la logique MTV en somme... Après, on a remis le couvert tous les ans avec des copains de RFI, Radio Latina, Fréquence Paris Plurielle, Radio France... qui venaient y participer bénévolement. À chaque édition, l’équipe évoluait et au fil des ans, c’est devenu un collectif à géométrie variable. On mixait le festival en direct et on le documentait avec des interviews, des témoignages de musiciens, d’habitants d’Uzeste, de curieux. Mais on a aussi accueilli des festivaliers qui voulaient s’essayer à la radio après avoir suivi (ou pas) les stages radio pendant les ateliers impro en amont du festival. Ce qui est certain, c’est qu’à Uzeste je me sens, à ce moment-là, comme un poisson dans l’eau, notamment parce que je pars de la Mano Negra pour m’éloigner du showbiz, et du fanatisme du public. J’ai l’impression d’y être compris alors qu’ailleurs ça n’est pas le cas. Et donc Radio UZ ça va s’inscrire naturellement dans mon parcours personnel, mais qui est aussi une aventure collective. À Uzeste, j’avais l’impression d’être dans une sorte de Chiapas Gascon, avec le sous-commandant Lubat et ses zapartistes gasconcubins. Il y avait une rébellion qui se vivait au quotidien dans la ruralité profonde du Triangle des landes et qui faisait d’Uzeste une sorte de caracol sur Ciron ou de Sierra Maestra du Sud-Gironde !
FG __ Et ça te plaît au point de t’y installer une partie de l’année...
AC __ Mais oui... comme toi plus récemment ! C’est un lieu qui n’est tout de même pas banal. Je me retrouvais bien dans ce qu’ils appelaient leur sous-réalisme destroy rural, justement, un peu punk DIY. Et, en dehors même du temps de l’Hestejada, ça m’a donné envie de participer à leur utopie concrète de « Visages village des arts à l’œuvre » et à leur effort constant de résistance politico-culturelle. Uzeste, au-delà de Radio UZ, ça a été pour moi un lieu ressource qui me nourrissait musicalement et politiquement pour retourner armé à Paris et au boulot. Mais en même temps, l’ouverture vers d’autres ailleurs est toujours restée une nécessité et habiter à l’année à Uzeste, ça n’est pas possible non plus. Parce qu’il y a précisément un aspect politique, l’engagement se pose aussi en des termes stratégiques : où est-ce que ton engagement est le plus efficace ? Radio France, c’est quand même une sacrée tribune !
FG __ Le « slogan sous-titre » de Radio UZ a longtemps été « L’École de la résistance ». Est-ce à dire que tu envisages ton activité radiophonique à Uzeste comme une pratique d’éducation populaire ?
AC __ Oui, pour partie, par la force des choses. Il y a un aspect « éducation populaire » puisque l’on est amené à former des gens à produire des contenus, à faire du montage et de la réalisation. On leur apprend à utiliser des outils qui leur permettent de s’exprimer. Durant l’Hestejada, cet aspect est présent, bien que ce ne soit pas l’objectif premier qui consiste plutôt à diffuser le festival sur le territoire et le rendre disponible à ceux qui ne sont pas présents. Mais il existe d’autres moments durant lesquels cette dimension est plus centrale, par exemple lors des stages que l’on appelle, à Uzeste, les Imagin’actions éduc’actives23 et au sein desquelles j’anime un atelier radio qui, lui, relève davantage de l’éducation populaire, même si je préfère, pour ma part, parler d’« émancipation populaire ». En dehors d’Uzeste, avec Fréquences éphémères, on a aussi fait des radios dans des collèges, dans des lycées. À Arles, le Festival des Suds centré sur les musiques du monde, m’a proposé, au début des années 2000, de monter la Radio des Suds, dans le cadre d’un travail qu’eux font à l’année, avec les centres sociaux, les collectifs locaux, les collèges-lycées et la prison qui est une centrale dédiée aux longues peines. L’idée était notamment que les détenus puissent participer à la vie culturelle de la ville. On a donc animé des ateliers radio en prison avec des volontaires, en travaillant le matin sur ce qu’ils avaient pensé des concerts retransmis, sur des questions plus politiques aussi. On montait et on diffusait le soir. Ça faisait comme une espèce de boucle et de relation hertzienne entre l’intérieur et l’extérieure de la centrale. Ça marchait très bien, notamment grâce au soutien de Gabriel Mouesca, ancien militant d’Iparretarrak, qui avait bien compris le projet et savait intéresser les bonnes personnes.
Les relations se sont ensuite détériorées avec l’administration pénitentiaire, quand Jean-Marc Rouillan, ancien membre d’Action directe, a participé à cet atelier et qu’elle a souhaité réécouter systématiquement tous les contenus, les conserver et pouvoir utiliser les enregistrements contre les détenus. Le contrat de confiance a été rompu, alors on avait trouvé un stratagème en n’enregistrant plus, mais en faisant rejouer les ateliers radio par Nicolas Lambert, comédien qui faisait partie de l’équipe radio. Il jouait tous les protagonistes comme dans ses spectacles24 et il faisait un condensé en 20 minutes de nos échanges matinaux. Un tour de force ! Le projet a pris fin avec l’évacuation de la centrale suite à d’importantes inondations en 2003 qui l’ont condamné à la fermeture pendant plusieurs années. Ensuite, on a décidé de continuer en transformant l’intérêt social du projet et faire de l’éducation populaire par et avec la radio, avec des jeunes des quartiers défavorisés par l’intermédiaire des centres sociaux et des foyers, de leur apprendre à faire de la radio, réaliser des reportages, des captations de concerts, des entretiens avec des artistes qui viennent du monde entier et de les faire parler de leurs pays. Ils en font une émission quotidienne en direct et en public durant le festival. Cette année, elle s’appelait Cosmopolitiques25. La feuille de route est exigeante, elle est à la fois culturelle et politique, et les jeunes la mettent évidemment à leur sauce en choisissant de parler de féminisme, de la presse libre, de l’indépendance algérienne, etc. Les programmes se construisent chemin faisant en les accompagnant de façon active. Aujourd’hui, on appelle ça de l’éducation aux médias et à l’information.
FG __ Est-ce que tu peux expliciter davantage les lignes de force de cette opération radiophonique d’éducation populaire ?
AC __ Je crois qu’il y a au moins trois logiques qui se combinent. Avec le festival ils découvrent des musiques qui ne sont pas celles qu’ils écoutent habituellement. C’est l’occasion de prendre conscience de la diversité des formes musicales et de relativiser l’évidence de l’offre commerciale. Ensuite, cette diversité culturelle, elle est liée à des espaces géopolitiques particuliers, des histoires et des vécus singuliers qui donnent du sens à cette musique qui est ce qu’elle est, parce qu’elle est en lien avec des conditions sociales et politiques. Et puis c’est aussi, évidemment, une réflexion sur les médias, la manière dont ça se fabrique. Ça a l’air de rien comme ça, mais c’est tout un programme de conscientisation que porte cette activité radiophonique. C’est un éveil au monde qui n’est pas simple à maintenir, mais qui me semble vraiment intéressant. Cette Radio des Suds, ça fait quand même vingt ans que ça dure et chez certains, à l’évidence, ça a joué un rôle positif, par exemple dans leur volonté de mener des études longues, alors qu’ils sortaient d’un milieu social très défavorisé qui ne les destinait pas a priori à faire Sciences Po ou à aller à l’université.
FG __ Tu n’as donc cessé, à aucun moment, de te consacrer aux activités de Fréquences éphémères, ce qui tendrait à montrer que c’est là que se situe le barycentre de ton engagement...
AC __ Pendant deux ans, après mon départ de Radio Latina, je n’ai fait que ça et c’était parti pour durer. C’est la proposition en 2001 de Daniel Mermet d’intégrer son émission Là-bas si j’y suis comme réalisateur qui va me conduire à faire aussi de la radio sur un mode plus traditionnel, en tout cas dans un cadre plus institutionnalisé, mais je n’ai effectivement jamais lâché le projet Fréquences éphémères. Car c’est bien là que se trouve le cœur de mon engagement radiophonique. Cette année, j’ai décidé de transmettre l’expérience Radio des Suds à une super équipe qui va prendre le relais et qui fera dorénavant à sa manière. C’est bien de laisser la place pour que ça puisse aussi évoluer. Je me lance dans une nouvelle aventure avec Alexandre Planck, sur une proposition de Tiago Rodrigues qui va prendre la suite d’Olivier Py au Festival d’Avignon. Tiago Rodrigues était venu à Radio Debout et il souhaite qu’un des projets de sa présidence soit une radio d’éducation populaire à l’année, à destination des jeunes, avec l’appui de Making Waves26. Cette année, j’ai aussi accompagné un projet à Verdragon à Bagnolet, la Maison de l’écologie populaire, avec des jeunes que je forme à la radio pour qu’ils puissent voler de leurs propres ondes, documenter les activités du lieu et former d’autres personnes à leur tour. C’est peut-être ça qui a évolué ces dernières années, cette envie de monter des équipes autonomes, plutôt que de faire des ateliers stricto sensu. J’ai envie de continuer à transmettre, mais sous des modalités un peu différentes.
FG __ Ton passage à Là-bas si j’y suis a été pour toi une expérience formatrice ?
AC __ Quand je suis rentré à Là-bas si j’y suis, j’étais un peu comme à la maison. C’était les débuts du mouvement altermondialiste ; politiquement ça bougeait beaucoup en Amérique latine, je me tenais bien au courant de ce qui se passait. Ça intéressait Mermet de suivre le mouvement et je suis parti souvent avec lui en tant que « réal », mais aussi en tant que traducteur, au Venezuela, en Colombie, en Bolivie, au Honduras, au Chili, au Mexique, au Brésil... Donc on a passé dix ans à documenter le mouvement alter et la politique en Amérique du sud. C’était passionnant et intéressant que toute cette expérience politique et sociale puisse être racontée sur une station du service public.
FG __ Tes activités à France Inter, que ce soit dans le cadre de Là-bas si j’y suis, dans celui de Comme un bruit qui court (2014-2019), émission de reportages sociaux qui lui a fait suite, ou bien encore dans le cadre de C’est bientôt demain27, instantané sonore hebdomadaire dont la vocation est de couvrir les luttes sociales et environnementales, l’idée est de servir de porte-voix aux personnes qui se mobilisent, à leurs causes et revendications. Mais en dehors de Radio France, tes activités médiatiques me semblent plutôt être de l’ordre du montage de radios « de résistance culturelle », notamment liées à des événements artistiques. Ce lien avec l’art, et plus particulièrement avec la musique, apparaît comme un point d’intérêt singulièrement important pour toi, qui résonne clairement avec la première partie de ton parcours. Ta pratique radiophonique suivrait donc deux orientations : l’une plus culturelle et l’autre plus politique...
AC __ Pour moi, ça ne fait qu’un ! Quand j’ai participé à Radio Debout28, dans le contexte du mouvement Nuit Debout (2016) qui, pour le coup, était un média lié à un mouvement social, nous invitions beaucoup d’artistes engagés dans le mouvement sur le plateau et tout le travail que j’ai conduit durant des années avec Radio UZ m’a permis d’être efficace et opérationnel pour faire de la radio « à l’arrache » sur la place de la République occupée. Ce sont des activités complémentaires qui sont des pratiques dont le point commun est qu’elles sont, je crois, réellement politiques. Quand on monte Fréquences éphémères, c’est politique, mais ça relève d’un type d’intervention qui, pour moi, se rapproche plutôt du happening, de l’action théâtrale radiophonique, dans l’idée de ressusciter l’esprit des radios libres : réinvestir l’espace hertzien de façon citoyenne plutôt que commerciale. J’ai aussi fait des radios pirates sur des événements courts, par exemple des festivals autogérés. Pendant la coupe du monde de football en 1998, le chorégraphe Philippe Découflé que j’avais rencontré sur la tournée Cargo 92 va monter un gros spectacle, Triton et les petites tritures à Saint-Denis, dans le quartier des Francs-Moisins et nous, on va monter la radio qui accompagne le spectacle, La parole du Triton. Elle va donner pendant trois mois la parole aux habitants du quartier, aux rappeurs de Seine-Saint-Denis, aux voisins. On était à l’ombre du Stade de France, dans l’à-côté local du spectacle marchand mondialisé, installé dans un quartier parmi les plus pauvres de France et on vivait là, on faisait des rencontres et à la radio on donnait à écouter ces rencontres. On faisait de l’art et de la radio populaires. Donc oui, c’est politique ! Quand mon frère a sorti son album Próxima Estación : Esperanza (2001), on s’est installé au Babel, un bar à Ménilmontant, et tous les soirs on faisait venir une radio pirate ou militante qu’on avait pu rencontrer durant nos tournées avec la Mano : Radio Barricada de Barcelone, Radio Panik de Bruxelles, une radio brésilienne... qui faisaient leur émission en direct. On a également fait une radio à Bourges dans le cadre de la carte blanche que le festival avait donné aux Têtes Raides pour leur tournée K.O. social. La parole avait été donnée à tous les collectifs locaux de lutte, donc le lien est évident.
FG __ La question des outils de production et des matériels a toujours été d’une grande importance pour les médias alternatifs. La numérisation a bouleversé les pratiques médiatiques et pour ce qui concerne la radio, ça me paraît tout particulièrement évident. Pour toi, ce tournant a une importance particulière ?
AC __ Au début de Radio UZ, on travaillait avec des magnétos qu’on faisait tourner en auto reverse puis, après, les MiniDiscs sont arrivés, ce qui a permis de pouvoir enregistrer des séquences plus longues et de les rediffuser. On a rapidement travaillé avec des ordinateurs et des logiciels piratés ce qui a grandement facilité toutes les étapes : de production, de montage, de diffusion. Ça a démocratisé la pratique. Quand je suis rentré à Là-bas si j’y suis, ils bossaient encore avec des magnétos, à la bande ; ce qui est une bonne école, parce que ça t’oblige à aller à l’essentiel. Tu réfléchis bien à ce que tu veux raconter et comment tu veux le raconter avant de te lancer, sinon ça peut vite devenir indigeste. Lors de l’Hestejada d’Uzeste qui commence dans dix jours, on va rendre hommage à Yann Paranthoën, figure incontournable de la création radiophonique. Lui, il a toujours travaillé en analogique. Quand il nous voyait travailler en numérique, il était vraiment peiné, parce qu’il considérait que se perdait tout un savoir-faire. Mais le numérique a permis d’ouvrir l’activité radiophonique à un plus grand nombre de personnes et d’intéresser plus largement, notamment grâce au boom du podcast. Et puis ça n’empêche pas de réfléchir tout autant que dans un mode de production analogique. Ce sont d’autres manières de faire, de réfléchir, de raconter, qui facilitent quand même bien le travail pour monter des radios d’intervention, reprendre la main sur les ondes hertziennes de façon citoyenne et faire de l’éduc’pop radiophonique. Plus globalement, le numérique a beaucoup facilité le montage de médias par les gens eux-mêmes. Les nouveaux enregistreurs numériques ou même les smartphones avec lesquels tu peux faire du son et de l’image, ainsi que les réseaux sociaux qui permettent de diffuser facilement ont quand même sérieusement changé la donne. Le mouvement des Gilets jaunes que j’ai, comme toi, pas mal suivi en est un bon exemple.
FG __ Les possibilités renouvelées de production et de diffusion ouvertes par Internet ont, en effet, grandement facilité l’émergence d’espaces discursifs oppositionnels29. Ils se caractérisent par une grande variété de modes énonciatifs dérogeant globalement aux canons de la production médiatique la plus classique, tant sur le fond que dans la forme. Dans le cas des Gilets jaunes, ces espaces d’expression ont surtout pris la forme de pages et de groupes Facebook, même si une gamme beaucoup plus large de dispositifs en ligne ont été mobilisés, comme Twitter, WhatsApp, Signal, Telegram, etc. Mais Facebook est apparu comme la plateforme « d’évidence » des Gilets jaunes, notamment parce que son usage était plus répandue au sein des classes populaires avant même le début du mouvement. Et comme tu le soulignes, le couplage Internet/smartphone a incontestablement permis un élargissement du cercle des locuteurs et de la mise en circulation des opinions et des vécus de lutte. Il a joué un rôle très important en permettant l’expression spontanée d’une parole politique ordinaire, le plus souvent à la première personne, mais rattachée à l’expérience collective, et qui a pu se glisser dans les interstices d’une couverture médiatique mainstream clairement négative. Il faut se souvenir des commentaires au vitriol crachés sur les plateaux des chaînes d’information en continu comme CNews ou BFM, qui dépeignaient les Gilets jaunes comme des « beaufs » sexistes, homophobes, antisémites, racistes et incultes. On a assisté au déploiement d’une prodigieuse violence médiatique et cette opération de délégitimation du mouvement va être particulièrement mal perçue par les Gilets jaunes. Beaucoup nous diront qu’ils se sont sentis trahis par « une élite » dont ils estiment que les médias dominants sont un des rouages centraux. Et dans cet affrontement symbolique, les images – bien plus que le son... désolé Antoine ! – ont pris une importance toute particulière, notamment quand il s’est agi de documenter cette autre forme de violence – physique, celle-là – qu’a été la répression policière. Quand celle-ci s’est abattue sur le mouvement, elle a engendré une forte réaction émotionnelle qui a finalement joué en sa faveur, puisque l’opinion publique est restée globalement favorable aux Gilets jaunes.
AC __ Le climat de défiance envers les médias s’est franchement accentué. Les médias mainstream ne sont plus les bienvenus sur les lieux de mobilisation, particulièrement sur les ZAD. BFM a par exemple dû engager un service de sécurité et des gardes du corps pour protéger ses reporters, tant il y a de l’hostilité vis-à-vis des journalistes. Ce sentiment existait déjà, mais la possibilité de faire ses propres médias, de passer plus facilement à la pratique, de documenter soi-même, en direct, ce qui se passe, via Periscope – une application qui a beaucoup été utilisée pendant Nuit Debout – ou Facebook live, a renforcé cette distance avec les médias traditionnels. C’est aussi une forme d’éducation populaire qui se joue là, non ?
FG __ Pour ce qui concerne les Gilets jaunes, cette logique d’éducation populaire est en effet observable, notamment sous l’aspect particulier de la critique des médias, expression que je préfère à celle d’« éducation aux médias » qui suppose des apprentissages formels qui ne correspondent guère aux logiques d’autoformation présentes au sein du mouvement. Il faut aussi préciser que le phénomène n’est tout de même pas tout à fait nouveau. Les conflits sociaux sont des objets de représentation médiatique qui, la plupart du temps, sont couverts par les agents du champ journalistique depuis des points de vue qui leur sont rarement favorables. L’association Acrimed30 n’a eu de cesse de le montrer et, en l’occurrence, le mouvement des Gilets jaunes n’a pas échappé à la règle. Donc il n’est pas rare qu’au sein même des mouvements sociaux la question de la représentation médiatique soit un élément dont on discute et dont on s’occupe. Néanmoins, il y a deux points qui me semblent importants à souligner qui, sans être complètement inédits, sont remarquables. Le premier point est lié au fait que l’autoformation à la critique des médias a engendré, peut-être plus souvent qu’habituellement, une production médiatique autonome ne dépendant que de soi, en lien avec une certaine affectivité qui, comme ressource ordinaire, a en quelque sorte facilité un « passage à l’acte ». L’engagement militant implique toujours une idée de changement qui est aussi, la plupart du temps, une promesse faite à soi-même, visant à réorganiser ses habitudes, à travailler sur soi et à « oser faire ». Dans le cadre des Gilets jaunes, cette audace a conduit à la production d’automédias qui, me semble-t-il, rendent explicite le fait que l’autoformation à la critique des médias relève d’un apprentissage qui consiste aussi à progresser dans la participation jusqu’à, potentiellement, se lancer soi-même dans la production de contenus médiatiques.
AC __ Cette production automédiatique, elle a des caractéristiques spécifiques ?
FG __ Ce qui est d’emblée frappant, c’est sa grande variété et son détachement des normes de production médiatique traditionnelles. Les Gilets jaunes qui se lancent dans la production automédiatique estiment pouvoir apporter un éclairage différent car ils apportent des contenus qui se présentent comme des informations chargées d’affects, établies par des sujets qui ont été traversés par les événements dont ils rendent compte. Il y a donc une forte implication du locuteur dans cette forme de parole publique égocentrée, ce qui lui confère une tonalité affective. Ce qui est recherché, c’est un ton plus libre, plus personnel, une relation plus directe aux faits, qui souligne l’importance des subjectivités, mais ces subjectivités ne sont pas isolées des autres individualités qui, ensemble, dessinent bien un collectif, un Nous. La connivence politique qu’ils arrivent à construire n’est pas fondée sur une quelconque autorité militante ou supériorité culturelle, mais sur un émoi partagé qui rend sensible une forme de morale commune qui a été construite et apprise par/dans l’expérience de lutte. C’est une reprise de contrôle sur soi depuis ses propres ressources internes et qui tire précisément ses avantages et ses qualités du fait de son enracinement dans les vécus et les expériences de chacun.
AC __ Et le second point qui caractérise, selon toi, cette mise en capacité des Gilets jaunes à devenir des médiactivistes, quel est-il ?
FG __ Je voudrais d’abord préciser qu’à ce stade, il s’agit d’une hypothèse de travail qu’il faudrait mettre plus sérieusement à l’épreuve des faits. Le médiactivisme des Gilets jaunes révèle peut-être l’émergence d’un régime de discours que l’on pourrait appeler « expressivisme véridique » dont les principes hybrides tiendraient autant de nécessités narratives que probatoires. Pour aller vite, dans son ouvrage La condition postmoderne31, Jean-François Lyotard établissait une différence entre le principe du juste relevant d’une pragmatique narrative et celui du vrai relevant, lui, d’une pragmatique objectivante. Je ne rentre pas dans le détail du modèle, mais disons que, du côté de la culture narrative, il y a une exigence tenant à la capacité à faire lien, tandis que du côté de la culture objectivante, l’exigence se fonde sur la capacité à apporter des preuves. Or il me semble pouvoir constater que les savoirs de lutte les plus légitimes aux yeux des Gilets jaunes sont précisément ceux qui réussissent à mixer, dans des proportions forcément variées, ces deux formes d’exigence, alliant subjectivités racontées et objectivité des faits. La vérité de la lutte serait en quelque sorte garantie par cette rencontre entre une factualité attestée par des preuves et une narration qui en rend compte, mais qui ne nécessite pas un retrait de la sensibilité du sujet qui raconte. Ce qui semble se développer, c’est une sorte de nouvel impératif critique qui appelle une production symbolique témoignant d’un attachement aux faits, mais, dans le même mouvement, d’un détachement du dogme objectiviste-neutraliste. Si cette hypothèse venait à se confirmer, ce serait peut-être, là, le signe de l’émergence d’une contre-culture populaire « véritable » qui, comme le suggérait Pierre Bourdieu, pourrait notamment fournir d’utiles armes de défense contre la domination symbolique. Et dans ce cadre, les dispositifs numériques, loin de composer un environnement technique déréalisant et hypothéquant les engagements, permettent a contrario une stimulation de la participation et des modes d’auto-apprentissage qui servent autant la cause collective que des formes de subjectivation individuelles.
AC __ N’y a-t-il pas un danger de mélange des genres et de confusion ? Un documentaire comme Hold Up32 mélange par exemple, allègrement, information et désinformation. Certains Gilets jaunes sont tombés dans le complotisme, la réinformation et ont tenu, en certaines occasions, des discours proches de ceux de l’extrême droite.
FG __ Ce que je pointe n’a pas grand-chose à voir avec ce « mélange des genres » en particulier. Précisément, ce que j’appelle l’expressivisme véridique porte la nécessité de se référer à des faits attestés. Or le propre du complotisme, des alternative facts et de ce qu’on nomme la post-vérité est bien de ne pas adhérer au régime de la preuve. Il est singé, corrompu, mais ne sert pas de guide. L’expressivisme dont il est question relève à la fois de dynamiques subjectivistes et de procès de subjectivation, mais, je le répète, il reste attaché à la factualité. Reste qu’il est juste de pointer que les discours tenus par certains Gilets jaunes sont à tendances complotistes. C’est un fait qui a d’ailleurs été largement monté en épingle par une certaine presse qui en a profité pour essayer de montrer le manque de sérieux des revendications portées par ce mouvement social. C’est là un processus classique de délégitimation métonymique qui consiste à faire passer des outrances minoritaires pour la norme. Par ailleurs, la question de l’extrême droitisation d’une certaine fraction des classes populaires est une affaire importante. D’une part, d’aucuns ont tôt fait de régler la chose de manière expéditive depuis un procédé assez similaire à celui que l’on vient de décrire, consistant à montrer qu’une partie de l’électorat du Rassemblement National vient des milieux défavorisés et d’en conclure que les ouvriers et les employés sont passés à l’extrême droite ! Il s’agit alors de montrer en quoi ce raisonnement est évidemment spécieux – si les classes populaires ont un parti, c’est surtout, hélas, celui de l’abstention – et que les stéréotypes du type « la France périphérique culturellement fragile » relèvent d’une forme de sociologie de comptoir. Toi comme moi qui travaillons sur et avec les milieux populaires, autant dans les quartiers dits prioritaires que dans les espaces ruraux, nous observons tout de même des phénomènes beaucoup plus nuancés. D’autre part, il faudrait aussi porter davantage d’attention aux usages des médias numériques par les milieux d’extrême droite33 qui, eux aussi, théorisent la nécessité d’instaurer une contre-hégémonie, produisent une critique virulente des médias et développent des pratiques médiactivistes intenses qui dessinent une forme de contre-culture spécifique, de plus en plus visible, qui ne se limite plus à la seule « fachosphère », et dont Philippe Corcuff34 a montré qu’elle pouvait jouer de proximités formelles avec les critiques progressistes pour faire passer en contrebande certaines de ses idées.
Uzeste, août 2022.