Ce dossier thématique rassemble les contributions d’une partie des intervenants et intervenantes du séminaire PHITECO 2023 « Prendre soin de l’esprit : santé mentale et milieu technique », organisé par Elodie Gratreau, Vincenzo Raimondi et Florent Levillain (laboratoire Costech, équipe CRED), qui s’est tenu du 23 au 27 janvier 2023 à l’université de technologie de Compiègne. Le texte suivant est une reprise de l’argumentaire de ce séminaire.
Le séminaire PHITECO (Philosophie - Technologie - Cognition) est un séminaire annuel de recherche interdisciplinaire dont l’objectif général est de poursuivre et explorer collectivement les questionnements fondamentaux de l’équipe Cognitive Research and Enactive Design (CRED) de Costech sur les technologies cognitives, notamment à travers la thèse de la technique anthropologiquement constitutive. Selon cette thèse, nos modes d’organisations sociales et politiques, nos valeurs, nos modes de pensée, l’élaboration de nos connaissances, sont rendus possibles par le développement, les usages multiples et la transmission de dispositifs techniques. Ces dispositifs instituent et transforment les mondes humains, dans une logique d’apports réciproques.
Chaque année, pendant cinq jours, le séminaire réunit à l’UTC des chercheuses et des chercheurs de disciplines multiples (sciences cognitives, philosophie, sciences humaines et sociales, robotique, design…) autour d’une question thématique particulière au croisement entre réflexion théorique et recherche technologique. En 2023, cette question a été celle des rapports de co-constitutivité entre santé mentale et milieux techniques.
Si la notion de « santé mentale » est en fait assez récente et correspond à une catégorie aux contours flous et aux usages multiples, force est néanmoins de constater qu’elle est désormais mobilisée massivement, en particulier lorsqu’il s’agit de quantifier sa dégradation dans la population. Cette dégradation de la santé mentale nous met face à la nécessité du soin de l’esprit, ce qui ne va pas sans difficulté. Notre propre santé mentale échappe toujours en partie à notre contrôle. Celle d’autrui, dont la vie psychique nous demeure fondamentalement inaccessible, et celle de la société, en prise avec des impératifs politiques et socio-économiques, semblent définitivement hors de notre portée. De plus, la psychiatrie, à qui incombe a priori la tâche du soin psychique, est en crise, comme le signale par exemple l’ouvrage Psychiatrie : l’état d’urgence paru en 2018. Quels sont les obstacles que rencontrent les soins psychiques ? Et si une menace plane sur la discipline dont l’objet est précisément le trouble mental, que reste-t-il pour le soin de l’esprit ?
Ce contexte de crise est propice à s’interroger sur la nature de l’objet vers lequel la pratique curative est dirigée : quels sont les contours de cet esprit que l’on cherche à soigner ? Entre psychanalyse, psychiatrie et neurosciences, la conception de l’esprit oscille entre une entité immatérielle (la psyché) appréhendée au niveau symbolique par le travail de parole, et un objet matériel (le cerveau) dont il serait possible de cartographier les régions ou d’identifier les composantes fondamentales. Entre ambition naturaliste et savoir-faire du thérapeute, la science du soin de l’esprit se confronte parfois à deux formes de réductionnisme : soit évaporé dans une sorte d’éther mental, soit confiné à l’enclos du crâne, l’esprit est limité à une perspective exclusivement subjective, ou au contraire à un objet observable et mesurable. Contre ces réductionnismes, ce séminaire revendique une dimension écologique de l’esprit, un esprit incarné dans des situations, déployé dans des dynamiques sociales, façonné par les prothèses techniques qui transforment les possibilités d’interaction avec le monde. Cette approche incarnée et énactive ouvre la possibilité d’une pratique du soin aux différents points de contact de l’esprit et de son milieu : habitat, dynamique sociale, enculturation, outils techniques, etc. Elle laisse aussi imaginer les possibles reconfigurations de l’esprit selon les techniques qu’il utilise, et invite ainsi à se ressaisir d’une question souvent absente des travaux portant sur les disciplines médicales et le soin : dans quelle mesure la technique participe-t-elle à la formation, à l’altération ou encore à la régénération de l’esprit ?
Ce dossier réunit des contributions permettant d’aborder ces questions par différents angles. Un premier axe est temporel : les contributions des historien·ne·s Zoë Dubus, Jean-Claude Dupont et Hervé Guillemain rendent compte de trajectoires dans l’élaboration des savoirs et des soins en psychiatrie, tandis que celles d’Anne-Marie Gagné-Julien et d’Anne Alombert esquisse un paysage plus propre à la situation contemporaine, les premières éclairant les autres, et réciproquement. Un second axe explore la variété des pratiques du soin de l’esprit : les contributions d’Elodie Gratreau et de Baptiste Moutaud abordent les pratiques d’élaboration des savoirs sur l’esprit dans une perspective contemporaine, en dialogue avec les neurosciences, tandis que les contribution d’Anne Guénand et de Rénald Gaboriau rendent compte d’expériences de conception dans le soin de l’esprit, dans une perspective de design orienté utilisateur·rice·s.
Les contributions prennent de nombreuses formes, du working paper au diaporama commenté en passant par la traduction d’un texte et par des résumés longs accompagnant les vidéos de conférences ayant eu lieu pendant le séminaire. Cette variété de format, permise par la structure particulière des Cahiers Costech, restitue à la fois la dimension pédagogique du séminaire PHITECO – dont le public est majoritairement étudiant – et l’activité d’une recherche riche, vivante et incorporée.