Résumé

La manière dont nous procédons lorsque nous cherchons un objet égaré est rarement anarchique : nous mettons en œuvre des stratégies de recherche, envisageant différentes hypothèses sur l’endroit où pourrait se trouver l’objet, et les éliminant progressivement jusqu’à localiser celui-ci. Pour étudier les processus de raisonnement à l’œuvre dans ce genre d’activités, nous avons soumis des participants à une tâche de recherche d’objets en contexte écologique et avons analysé les heuristiques spontanément mises en œuvre pour organiser l’activité de recherche. Les résultats montrent que les stratégies employées sont contraintes par des exigences de cohérence informationnelle et de plausibilité. Les participants, pour s’expliquer la disparition de l’objet et organiser leur activité de recherche, favorisent des scénarios qui leur apparaissent plausibles au regard des éléments d’information disponibles, en particulier les faits mémorisés, mais qui sont compatibles, plus généralement, avec leur connaissance des principes généraux régissant le déplacement des corps.

Mots-clés : perte d’objets, raisonnement plausible, révision de croyances, mémoire spatiale.

Abstract

How we proceed when searching for a lost object is rarely haphazard : we rely on search strategies, considering different hypotheses about where the object might be, and gradually eliminating them until we locate it. To study the reasoning processes at work in this type of activity, we subjected participants to a lost object searching task in an ecological context and analyzed the heuristics spontaneously used to organize the search activity. The results show that the strategies are constrained by informational coherence and plausibility. The participants, to explain the disappearance of the object and organize their research activity, favor scenarios which appear plausible to them regarding the elements of information available, especially memorized facts, and which are compatible, more generally, with their knowledge of the general principles governing how objects change position in space.

Auteur(s)

Gunnar Declerck est Maître de Conférences en philosophie à l’Université de technologie de Compiègne (laboratoire Costech) où il a dirigé l’équipe de sciences cognitives et philosophie des techniques (CRED). Il est spécialiste de phénoménologie de la perception et épistémologie des sciences cognitives. Il est l’auteur de Résistance et tangibilité. Essai sur l’origine phénoménologique des corps (Les Éditions du Cercle Herméneutique, 2014) et d’une quarantaine d’articles sur la perception, les théories de la cognition et l’Intelligence Artificielle.

Plan

1- Introduction

Ne pas trouver un objet ou se méprendre sur l’endroit où nous pensions l’avoir laissé est un phénomène banal. La prolifération d’objets de consommation et la propension à collecter et entasser largement répandue dans nos sociétés font que les lieux où nous vivons regorgent d’objets de petites et moyennes dimensions aisément déplaçables (Arnold et al., 2012). Des études menées sur ce phénomène aux États-Unis estiment qu’un foyer standard contient plusieurs centaines de milliers d’objets1. En France, l’ADEME (l’agence de la transition écologique) estime que 2,5 tonnes d’objets sont en moyenne accumulés dans un foyer (Cezard et al., 2022). On comprend dès lors que notre mémoire puisse être régulièrement mise en échec2.

Les travaux sur ce phénomène en psychologie et dans les Computer Sciences se sont largement focalisés jusqu’ici sur les causes de pertes d’objets et les stratégies de recherche utilisées (Tenney, 1984 ; Caldwell & Masson, 2001 ; Peters et al., 2004 ; Postma et al., 2008). Les principales causes mises en avant pour expliquer l’incapacité à localiser un objet que l’on a soi-même déplacé sont les erreurs d’inattention (absentmindedness), les erreurs de mise à jour (updating error), les échecs de détection (detection failure), et les effets de contexte (pour revue, voir Smith & Cohen, 2008). Toutes, hormis les erreurs de détection, incriminent la mémoire épisodique, soit en mettant en cause le processus d’encodage, soit de récupération. De même, les principales stratégies de recherche décrites dans la littérature reposent sur un processus de sondage de la mémoire épisodique. Si on ne trouve pas l’objet à l’endroit où l’on s’attendait à le trouver (par exemple son lieu de rangement habituel), on essaiera de se rappeler la dernière fois où on l’a manipulé ou aperçu. Une stratégie de ce type qui a beaucoup été étudiée est l’action replay, soit le fait de se repasser en mémoire la séquence d’événements ayant précédé la manipulation la plus récente de l’objet (Da Costa Pinto & Baddeley, 1991 ; Lutz et al., 1994 ; Smith & Cohen, 2008). La mémoire de l’emplacement des objets (object location memory) – parfois également appelée mémoire spatiale (spatial memory) – est ainsi fréquemment assimilée à un type de mémoire épisodique (King et al., 2004 ; Postma et al., 2008).

Un inconvénient de cette approche est qu’elle tend à minimiser le rôle que l’environnement matériel et son agencement par l’individu jouent dans le processus de mémorisation. En appliquant des principes de rangement, c’est-à-dire en attribuant aux objets des places dédiées dans un système de places prédéfinies et standardisé, l’individu s’appuie sur un dispositif externe pour mémoriser la localisation des objets. Il a recours à ce que les théoriciens de la cognition distribuée appellent une stratégie complémentaire (Zhang & Norman, 1994 ; Hutchins, 1995a,b ; Kirsh, 1995 ; Hollan et al., 2000)3. Or, ce mode de traçage des objets ne relève manifestement pas de la mémoire épisodique, en tout cas telle qu’elle est classiquement conçue (Tulving, 1972). Ainsi les coordonnées temporelles de l’action de rangement ne sont pas conservées : je sais que l’objet est à tel endroit, non pas parce que je me souviens l’y avoir rangé, mais parce que c’est son lieu de rangement attitré, sa place, comme on dit. Le rangement permet précisément de court-circuiter le recours à la mémoire épisodique. La mémorisation de l’emplacement de l’objet peut dans ce cas être assimilée à la valeur par défaut d’une frame décrivant la structure du lieu (Minsky, 1975 ; Hayes, 1981, p.452 ; Barsalou, 1992) : dans ma cuisine, les couverts sont rangés dans le tiroir de droite du buffet, les verres sont dans le placard au-dessus de l’évier, etc. Pour déterminer où se trouve l’objet, je dois me rappeler quelle place lui est attribuée dans la frame, et non pas où je l’ai vu ou rangé la dernière fois que je l’ai utilisé. Les principes de rangement relèvent d’ailleurs en large partie de standards socioculturels, et seulement secondairement de choix individuels (pensez aux principes de rangement que l’on utilise dans une cuisine ou une salle de bain). Le rôle que remplit ce type de connaissances d’arrière-plan (background knowledge) dans les activités ordinaires de recherche d’objets a largement été démontré (Brewer & Treyens, 1981 ; Titus & Everett, 1996 ; Kalff & Strube, 2008, 2009).

Une autre limite de ces travaux est qu’ils ne s’intéressent que marginalement aux modes de raisonnement utilisés par l’individu engagé dans la recherche d’un objet, en particulier le raisonnement conditionnel, qui fait intervenir des possibles (peut-être que P, si P alors Q, etc.). C’est à cette question que je vais m’intéresser dans cet article. Mon principal objectif sera de déterminer comment des paramètres de plausibilité et de cohérence entre les croyances et informations dont l’individu estime disposer informent les scénarios qu’il va envisager pour s’expliquer la disparition de l’objet et orienter en conséquence son activité de recherche.

1.1- Scénarios guidant la recherche d’objets égarés et raisonnement plausible

Lorsque nous cherchons un objet égaré, la manière dont nous procédons est rarement anarchique, elle a au contraire un caractère systématique et rationnel : nous mettons en œuvre des stratégies de recherche, envisageant différentes hypothèses sur l’endroit où pourrait se trouver l’objet, et les éliminant progressivement, jusqu’à (éventuellement) mettre la main sur celui-ci. Mes clés pourraient être dans mon manteau, sur la table dans l’entrée, sur l’étagère ou le meuble de télé, je pourrais les avoir oublié sur la serrure ou dans le garage. La recherche d’un objet égaré peut dans cette mesure être comprise comme une activité de résolution de problème où l’individu définit un champ de possibilités ou d’hypothèses, et sélectionne l’une d’elle pour mettre en place un plan d’action, qui débouchera généralement sur l’inspection d’un lieu-cible. En ce sens, on peut aussi la rapprocher d’une forme de wayfinding, un type de cognition spatiale qui a beaucoup été étudié dans la littérature (Downs & Stea, 1977 ; Titus & Everett, 1996 ; voir Colledge, 1999, pour synthèse)4.

Ces hypothèses portent en premier lieu sur l’endroit où pourrait se trouver l’objet, mais elles intègrent également le cas échéant une explication de comment l’objet s’est retrouvé à cet endroit, et pourquoi nous ignorions qu’il s’y trouvait et pensions qu’il se trouvait ailleurs (voir schéma 1 ci-dessous). Le marteau n’est pas sur l’étagère, où il me semblait pourtant l’avoir laissé, car il est tombé derrière, ma femme l’a rangé, je l’ai moi-même déplacé mais je ne m’en souviens plus, etc. Les hypothèses prennent alors la forme de « scénarios » – des petites histoires décrivant une séquence d’événements – qui nous permettent d’expliquer pourquoi l’objet n’est pas à l’endroit où l’on s’attendait à le trouver. L’élaboration de tels scénarios n’est sans doute pas systématique (nous pouvons inspecter des lieux sans chercher à nous expliquer pourquoi l’objet pourrait s’y trouver), mais on peut penser qu’elle a un caractère fréquent, voire parfois irrépressible. En particulier, si nous nous souvenons avoir laissé l’objet à un certain endroit et constatons qu’il ne s’y trouve pas, nous chercherons spontanément à nous expliquer cette incohérence. Ces scénarios pourraient ainsi remplir une fonction aussi bien heuristique qu’explicative : ils permettent d’organiser l’activité de recherche, notamment de sélectionner et prioriser les lieux-cibles à inspecter ; mais ils offrent également à l’individu de concilier un ensemble de faits en les intégrant dans une explication cohérente.

Schéma 1. Structure des hypothèses et scénarios servant à organiser la recherche d’un objet égaré.

Or, si la mémoire joue à l’évidence un rôle critique dans l’élaboration de ces hypothèses – nous allons inspecter en priorité les lieux où nous nous rappelons avoir vu ou manipulé l’objet (mémoire épisodique) ou son lieu de rangement habituel (mémoire des frames) –, celles-ci semblent plus généralement obéir à une logique de cohérence informationnelle et de plausibilité. Une hypothèse ne sera normalement envisagée – et en tout cas estimée crédible – que si elle apparaît possible ou réalisable, c’est-à-dire n’entre pas en conflit avec les informations dont dispose l’individu et peut s’intégrer sans contradiction à ce que les logiciens et chercheurs en Intelligence Artificielle appellent son « système de croyances » (belief set) (Gärdenfors & Rott, 1995 ; Elio & Pelletier, 1997). Le marteau ne peut pas se trouver dans le garage car il était sur la table il y a quelques minutes. Mes clés ne peuvent pas être restées au bureau puisque je les ai utilisées pour ouvrir la porte en rentrant. En ce sens, les hypothèses et lieux-cibles envisagés dépendent des faits mémorisés, mais ils sont informés, plus fondamentalement, par notre « théorie du monde », en particulier notre compréhension des principes régissant le déplacement des corps. Ces principes relèvent de notre physique naïve, mais également de notre psychologie naïve, par exemple notre compréhension des motifs qui auraient pu amener quelqu’un à déplacer l’objet. L’usage de ces principes permet de limiter le champ des possibles, puisque, en droit, l’objet recherché pourrait être n’importe où. Cette limitation permet ainsi d’éviter le recours à une recherche exhaustive, c’est-à-dire une inspection de tous les lieux possibles (Peters et al., 2004), et d’employer à la place une procédure de recherche ciblée. De même, l’individu pourra exclure – au moins dans un premier temps – les lieux qu’il estime incompatibles avec la nature et la fonction de l’objet. Il est peu probable que le marteau soit dans le frigo ou dans les armoires de la cuisine. Il est plus probable5 qu’il soit dans la caisse à outil, sur une étagère ou dans le garage. Ce type de possibilité – connotée au départ d’un faible degré de plausibilité – pourra toutefois être envisagé après une période de recherche infructueuse. Après tout, quelqu’un pourrait, dans un moment d’égarement, avoir laissé le marteau à un endroit inattendu. On peut en outre penser que plus l’individu écarte de possibilités au cours de son enquête, plus la plausibilité des possibilités restantes augmente. Un lieu jugé hautement improbable au départ gagne en plausibilité une fois écartées d’autres possibilités qui semblaient plus probables au commencement. Le processus d’élaboration d’hypothèses à l’œuvre dans la recherche d’objets s’apparente dans cette mesure à un raisonnement plausible (plausible reasoning), un type d’inférence de sens commun dont la conclusion – à la différence de la déduction logique – a un caractère incertain et révisable (defeasible) (Collins, 1978 ; Collins & Michalski, 1989 ; Oaksford & Chater, 1998). Parce qu’elle implique un raisonnement sur le possible, on peut aussi la rapprocher du raisonnement contrefactuel (Roese, 1997 ; Roese & Morrison, 2009)6. Toutefois, s’agissant d’une forme de raisonnement qui porte sur l’environnement concret où évolue l’individu, et les événements qui s’y produisent, on peut penser que des processus de manipulation de modèles mentaux y sont centralement impliqués (Johnson-Laird, 1983, 2006 ; Tversky, 1991 ; Goodwin & Johnson-Laird, 2005 ; Knauff et al., 2013). C’est particulièrement évident lorsque l’individu, pour tenter de localiser l’objet, reconstruit mentalement les événements susceptibles d’expliquer sa disparition. Le raisonnement à l’œuvre dans les situations de recherche d’objets égarés pourrait dans cette mesure présenter un caractère incarné (embodied) qui le rend sensible aux contraintes physiques et manipulatoires qui pèsent sur les actions (Nejasmic et al., 2015).

1.2- Objectifs et hypothèses

Compte tenu de ces éléments, il importe de déterminer comment ces contraintes de cohérence informationnelle et de plausibilité interviennent dans l’élaboration des hypothèses qui organisent la recherche d’objets égarés, comment les éléments d’information – en particulier mémoriels – dont dispose l’individu et sa « théorie du monde » informent les scénarios qu’il va envisager, et plus généralement quelles formes prend le raisonnement sur le possible dans ce type de situations. Autant que je puisse savoir, cette question n’a pas encore été étudiée. Des travaux existent sur les processus de révision de croyances impliqués dans le raisonnement spatial, notamment lorsqu’il porte sur la localisation des objets (Bucher et al., 2011 ; Krumnack et al., 2011 ; Knauff et al., 2013 ; Bucher & Thorn, 2014 ; Bucher et al., 2014 ; Nejasmic et al., 2015). Mais aucune ne traite de ce phénomène dans les activités de recherche d’objets égarés. Les études empiriques existantes ont en outre un caractère peu écologique, se limitant l’essentiel du temps à des tâches d’évaluation d’énoncés sans rapport avec la situation concrète où se trouve l’individu et ses enjeux. Plusieurs hypothèses peuvent cependant être formulées à partir de la littérature.

Tout d’abord, on peut s’attendre, sur la base de théories comme le paradigme AGM (Alchourrón et al., 1985 ; Gärdenfors & Rott, 1995 ; Wasserman, 1999), à ce que certaines hypothèses – portant sur tel lieu-cible et reposant sur tel scénario – ne puissent être envisagées qu’à condition de requalifier certains éléments d’informations potentiellement conflictuels, par exemple de réviser certaines croyances mémorielles et perceptives, ou encore testimoniales, c’est-à-dire issues du témoignage d’une autre personne (Henderson, 2008). Je croyais avoir posé ou vu l’objet à tel endroit, ou ne pas l’avoir déplacé, mais je pourrais me tromper. Un témoin m’assure ne pas avoir déplacé l’objet, mais il pourrait mentir. Un processus de révision de croyances consiste à modifier une ou plusieurs croyances (ou, de manière moins catégorique, le crédit accordé à une proposition) de manière à accepter des faits qui entrent en conflit avec ces croyances (Alchourrón et al., 1985 ; Gärdenfors & Rott, 1995 ; Darwiche & Pearl, 1997 ; Rott, 2000). On peut penser que des processus de réévaluation de cet ordre interviennent dans la recherche d’objets égarés. Si l’individu constate que l’objet n’est pas à l’endroit où il croyait l’avoir rangé, il actualisera ses croyances de manière à s’expliquer ce décalage, quitte à se satisfaire d’une explication générale ou lacunaire : quelqu’un l’a déplacé, je l’ai déplacé par automatisme, je me suis trompé en pensant l’avoir rangé à cet endroit. Une des fonctions de ces processus de révision pourrait être d’ouvrir – ou rouvrir – le champ des possibles de manière à autoriser des hypothèses qui étaient jusque-là discréditées par les faits. Il n’est pas possible que le marteau qui était sur cette table il y a cinq minutes (P) soit dans le garage, car je suis le seul qui pourrait l’y avoir rangé (Q) et je ne me souviens pas l’avoir fait (R). Pour que le marteau puisse être dans le garage, il faudrait soit qu’il n’ait pas été sur cette table il y a cinq minutes (révision de P), soit que quelqu’un d’autre l’y ait rangé (révision de Q), soit que je l’y aie moi-même rangé mais ne m’en souvienne pas (révision de R).

On peut également s’attendre à ce que les heuristiques qui guident l’activité de recherche favorisent – au moins dans les premières phases de celle-ci – des scénarios relativement « économes » (Harman, 1986 ; Politzer & Carles, 2001). Différents travaux suggèrent en effet que lorsque le sujet est contraint, sous la pression d’un nouvel élément d’information, de réviser ses croyances, il tend à privilégier des révisions légères, minimisant le nombre de croyances à modifier ou privilégiant la modification de croyances d’importance moindre (Elio & Pelletier, 1997 ; Krumnack et al., 2011 ; Bucher & Thorn, 2014)7. Un principe comparable est également mis en avant par l’approche dite de rationalité écologique (ecological rationality), qui pose que la plupart des heuristiques que nous utilisons au quotidien répondent à un principe de rapidité et d’économie (fast and frugal heuristics) (Todd & Gigerenzer, 2007). La question se pose toutefois de savoir quel genre de principe d’économie les individus utilisent dans ce type de circonstances. Les travaux en Intelligence Artificielle et en sémantique formelle quantifient traditionnellement l’économie en termes de nombre de propositions révisées (ajoutées et retranchées) et ne considèrent généralement que des changements binaires (vrai/faux). Mais on peut également faire entrer en ligne de compte le pouvoir explicatif et le contenu informationnel des propositions, ainsi que le degré de croyance (à quel point l’individu est convaincu par la proposition) (Politzer, 2007). Plusieurs études empiriques suggèrent ainsi que la plupart des processus de révision de croyances pourraient impliquer une redistribution du degré de certitude attribué aux différentes croyances du système, plutôt qu’une modification en tout en rien de leurs valeurs de vérité (Politzer & George, 1992 ; Chan & Chua, 1994 ; Stevenson & Over, 1995 ; George, 1995, 1997 ; Politzer & Carles, 2001). Dans le même ordre d’idées, Elio & Pelletier (1997) ont observé que des sujets contraints de réviser leurs croyances, et auxquels on propose différents scénarios, ont tendance à favoriser des scénarios avec des propositions incertaines (qui n’ont qu’une certaine probabilité d’être vraies) plutôt que des scénarios n’impliquant que des propositions certaines, bien qu’ils soient moins économiques en termes de nombre de propositions révisées. Finalement, certains modèles de la révision de croyances ont également proposé de prendre en considération les propriétés formelles des croyances, par exemple leur transitivité ou leur caractère conditionnel (Politzer, 2007). Elio & Pelletier (1997) ont ainsi montré que face à une information nouvelle qui entre en conflit avec des prémisses, des participants étaient plus enclins à abandonner une prémisse présentant une forme conditionnelle plutôt que non-conditionnelle. D’autres études suggèrent toutefois que cet effet pourrait être modulé par le degré de probabilité de la proposition conditionnelle (Wolf & Knautt, 2008).

Un autre paramètre qui pourrait remplir une fonction importante dans les mécanismes de révision impliqués dans la recherche d’objets est la possibilité pour le sujet de mettre en cause la fiabilité de ses propres processus de formation de croyances (Quine, 1951). Si les faits dont le sujet prend connaissance entrent en conflit avec ses croyances, une solution pour rétablir la cohérence sera toujours de faire entrer en ligne de compte sa faillibilité mémorielle (ne plus se rappeler), perceptive (avoir mal vu) ou performative (rater une opération, par exemple de rangement). Nous sommes habitués à déplacer les objets de manière automatique, sans en conserver le souvenir, ou à les ranger au mauvais endroit (Reason, 1977, 1984 ; Tenney, 1984 ; Cheyne et al., 2006). De même, nous savons par expérience qu’il est possible de ne pas apercevoir un objet alors même qu’il est sous nos yeux : c’est pourquoi nous n’hésiterons pas à explorer plusieurs fois le même endroit, même après avoir réalisé une fouille complète. Tenney (1984), qui a enquêté sur les pertes d’objets dans des situations quotidiennes, rapporte ainsi que dans 62% des cas l’objet égaré se trouvait à un endroit inattendu et que le participant n’avait souvent aucun souvenir d’avoir laissé l’objet à cet endroit. Dans le même ordre d’idées, une enquête à base de questionnaires réalisée par Peters et al. (2004) indique que les causes de perte d’objets au domicile les plus fréquemment rapportées sont l’inattention et la distraction8.

2- Méthode

Pour tenter d’apporter un premier soutien empirique à ces hypothèses9 et recueillir des données sur les processus de raisonnement et révision de croyances à l’œuvre dans la recherche d’objets égarés, nous avons confronté des individus à une situation de perte d’objet et avons analysé les heuristiques spontanément utilisées pour organiser l’activité de recherche. Pour ce faire, nous avons subtilisé un objet du quotidien à un ensemble de participants de manière à déclencher une activité de recherche. L’expérience avait lieu en contexte écologique (domicile, lieu de travail, etc.). Après un certain temps de recherche, les participants étaient informés que l’objet leur avait été délibérément dérobé, il leur était restitué et on leur demandait de remplir un questionnaire destiné à expliciter les différents scénarios qu’ils avaient envisagés pendant la phase de recherche pour s’expliquer sa disparition. Les participants ignoraient qu’ils étaient soumis à une expérience avant qu’on le leur révèle. Le but de l’expérience ne leur était expliqué qu’après avoir rempli le questionnaire.

2.1- Participants et matériel

Deux types d’acteurs prenaient part à l’expérience : un participant à qui était dérobé un objet ; un complice, qui subtilisait l’objet et, après la phase de recherche, faisait remplir au participant le questionnaire. Les complices étaient des étudiants de l’Université de Technologie de Compiègne, inscrits à un cours de psychologie ou de philosophie, et participant à l’enquête pour des crédits de cours.

126 participants prirent part à l’enquête (70 femmes et 57 hommes). Ils étaient âgés de 14 à 80 ans (âge moyen 31,5 ± 16,9 ans), mais en termes de catégories d’âge comptaient une majorité de jeunes adultes (entre 18 et 24 ans) et de seniors (entre 45 et 60 ans) (voir tableau 1). Respectivement, 126 complices assurèrent la mise en place des situations expérimentales et l’administration des questionnaires.

Les objets subtilisés étaient souvent des téléphones portables (38,1 %) ou d’autres appareils électroniques (14,3%), mais il pouvait également s’agir d’autres objets du quotidien, comme des clés (7,9 %), des fournitures de bureau (7,1%) ou des lunettes (5,6 %) (voir tableau 2 pour détail). L’objet était le plus souvent subtilisé dans des lieux de vie (maison, appartement), parfois également dans des lieux de travail (amphithéâtre de cours, salle de travaux dirigés).

Tableau 1. Répartition des participants en termes de catégories d’âge Tableau 2. Nature des objets subtilisés aux participants

2.2- Procédure

Dans un premier temps, le complice sélectionne une personne de son entourage (cercle familial, colocataire, ami) et décide de l’objet qu’il va subtiliser. Il cache l’objet à un moment où il anticipe que le participant va en avoir besoin et le laisse le chercher un certain temps. Ce temps est variable – il pouvait aller de quelques minutes à quelques heures – et dépend notamment de l’urgence avec laquelle le participant a besoin de l’objet : s’il manifeste des signes de détresse ou de mécontentement trop importants, le complice met fin à l’expérience. Le principal objectif des complices était de laisser aux participants un temps suffisant pour engager une recherche suffisamment approfondie (inspecter différents lieux-cibles) et envisager plusieurs scénarios susceptibles d’expliquer la disparition de l’objet. Quand le complice estime que la phase de recherche a suffisamment duré, il révèle au participant qu’il lui a subtilisé l’objet à des fins expérimentales (les raisons indiquées sont délibérément vagues : le complice se contente d’indiquer qu’il doit réaliser une enquête pour un cours), il le lui rend et lui fait remplir le questionnaire10.

La première chose demandée au participant dans le questionnaire est d’expliciter (en format libre) les scénarios qu’il a imaginés pendant qu’il cherchait l’objet pour s’expliquer sa disparition et d’indiquer comment il s’y est pris pour vérifier ces scénarios (lorsqu’une vérification était possible)11. Le participant peut décrire jusque quatre scénarios en précisant l’ordre dans lequel il les a envisagés. Il doit indiquer s’il a « spontanément favorisé l’un de ces scénarios », c’est-à-dire a estimé « qu’un de ces scénarios était plus plausible ou probable que les autres au moment où il lui passait par la tête ». Et il doit évaluer le « degré de probabilité qu’il a attribué à ces différents scénarios au moment où ils lui passaient par la tête » sur une échelle qualitative ordinale à quatre valeurs : très peu probable (pratiquement impossible), peu probable, assez probable, très probable (pratiquement certain). Il doit indiquer s’il s’attendait au départ à trouver l’objet à un endroit particulier, et s’il « a remis en cause sa mémoire ou sa perception au moment où il cherchait l’objet disparu », par exemple s’est dit « que peut-être il aurait ‘mal vu’ l’objet ou que ses souvenirs d’avoir mis l’objet à l’endroit où il pensait le trouver étaient peut-être erronés ». Finalement, il doit indiquer s’il a « pensé à un moment ou un autre que quelqu’un lui faisait une plaisanterie ». Le participant n’a pas de contrainte de temps pour remplir le questionnaire.

Une fois le questionnaire complété, a lieu une phase de débriefing où le complice explique au participant les principales motivations de l’étude et les raisons méthodologiques pour lesquelles il devait ignorer dans un premier temps qu’il y participait (à savoir étudier l’activité de recherche d’objets dans des conditions les plus naturelles possibles).

3- Résultats

Au total, 421 scénarios ont été rapportés par les participants, chacun rapportant 3,34 (± 0,90) scénarios en moyenne. Seuls 2 participants sur les 126 testés n’ont rapporté qu’un seul scénario et seuls 20 participants n’ont rapporté que 2 scénarios. C’est un premier résultat notable : les participants envisageaient successivement plusieurs explications possibles à la disparition de l’objet, le cas échéant après avoir pu vérifier qu’un scénario n’était pas valide (généralement en inspectant un lieu-cible ou en interrogeant quelqu’un). Les scénarios peuvent être classés en plusieurs catégories répertoriées dans le tableau 3 ci-dessous.

Tableau 3. Classification des scénarios envisagés par les participants.

Les scénarios sont le plus souvent rapportés au passé composé (« je l’ai oublié dans la chambre », « je l’ai posé quelque part », « elle est tombée par terre », « ma fille en a eu besoin ») et avec des formules visant à exprimer le cours des pensées (« j’ai pensé que… », « j’ai cru que… », « je me suis dit que… », « j’ai imaginé que », « j’ai déduit que… », « j’ai soupçonné que… »). Certains participants font usage du présent et de l’imparfait de l’indicatif, ou encore du conditionnel (« la bague aurait alors pu être recouverte d’épluchures »), mais c’est plus rare. Les participants emploient aussi occasionnellement des formes négatives pour rapporter des scénarios auxquels ils ont pensé, mais qu’ils ont immédiatement rejetés (« ce n’est pas la femme de ménage qui l’a touchée, elle n’était pas là ce matin »). La tendance à faire usage du passé composé plutôt que du conditionnel pourrait indiquer un certain niveau de certitude dans les scénarios successivement envisagés.

3.1- Plausibilité et ordre des scénarios

Les participants témoignent dans l’ensemble d’une confiance relativement élevée dans leurs scénarios, puisqu’ils leur donnent en moyenne un score de 2,71 (± 0,42) sur une échelle allant de « très peu probable (pratiquement impossible) » (score de 1) à « très probable (pratiquement certain) » (score de 4). Ce crédit dépend toutefois en bonne partie de l’ordre dans lequel sont envisagés les scénarios. Une majorité de participants (78,1%) estiment que, parmi les différents scénarios qu’ils ont envisagés, le premier est celui qui leur est apparu le plus probable ou le plus plausible. Réciproquement, 60,3% estiment que le dernier scénario est celui qui leur est apparu le moins probable. Seuls 10,3% des participants estiment que le dernier scénario était le plus probable.

Les participants étaient donc en général beaucoup plus confiants sur leur premier scénario que sur les suivants. Ce résultat pourrait indiquer que le premier scénario envisagé reposait sur des motifs et éléments de preuve, par exemple des souvenirs, estimés plus solides par le participant. Réciproquement, les derniers scénarios envisagés pourraient avoir reposé sur des éléments perçus comme plus incertains, par exemple un raisonnement du type : il est possible que l’objet se trouve dans telle pièce car je sais que j’y suis allé ; je n’ai toutefois aucun souvenir de si j’avais alors l’objet avec moi. Mais ce résultat pourrait aussi s’expliquer par le fait que la plupart des participants ont mémorisé la position de l’objet – lui ont attribué des coordonnées dans leur système de mémoire de places (Postma et al., 2008) – sans pour autant avoir encodé la dernière manipulation ou une image visuelle de l’objet à cet endroit (nous allons y revenir dans la prochaine section). Aussi, lorsqu’ils commencent à chercher l’objet, ils s’attendent à le trouver à cet emplacement sans avoir à entrer dans un processus de sondage de leur mémoire épisodique. Constatant que l’objet ne s’y trouve pas, ils entrent dans un registre cognitif d’un autre ordre et cette fois de nature réflexive : alors qu’ils possédaient au départ quelque chose comme une certitude, incarnée dans des habitudes et attentes comportementales, c’est désormais sur le mode de la croyance et de la supputation qu’ils envisagent la position de l’objet.

On remarquera qu’on ne peut exclure que le degré de probabilité attribué par le participant à un scénario, lorsque celui-ci pouvait être vérifié (par exemple en inspectant un lieu-cible ou en interrogeant un témoin), ait pu être influencé rétrospectivement par la procédure de recherche mise en place et son échec (par principe celle-ci ne pouvait aboutir puisque l’objet était conservé par le complice). Le questionnaire stipulait que le participant devait évaluer la probabilité du scénario au moment où il y avait pensé, donc avant d’avoir pu vérifier celui-ci, mais même en ayant joué le jeu, le participant pourrait avoir intégré dans son évaluation des éléments postérieurs à l’élaboration du scénario. Si on ne peut complètement exclure ce biais, le fait que le premier scénario ayant été envisagé soit celui qui ait été majoritairement estimé le plus probable autorise toutefois à penser qu’il n’a pu intervenir que de façon modeste, puisque si son effet avait été massif c’est la tendance inverse que l’on aurait dû observer.

3.2- Rôle de la mémoire dans l’élaboration des scénarios

La grande majorité (86,3%) des participants déclarent qu’ils s’attendaient au départ à trouver l’objet à un endroit déterminé, qui correspond soit à l’endroit où ils se rappelaient avoir vu ou laissé l’objet la dernière fois qu’ils l’avaient manipulé, soit à son lieu de rangement habituel. Les participants, beaucoup plus minoritaires (13,7%), indiquant qu’ils ne s’attendaient pas à trouver l’objet à un endroit particulier se justifient en général par le fait que l’objet n’a pas de lieu de rangement attitré ou par leur caractère désordonné. Au total, 14,3% des participants rapportent spontanément être désordonnés et fréquemment égarer leurs affaires.

Cette attente majoritaire n’implique pas pour autant que les participants conservaient chaque fois un souvenir précis de l’objet : seuls 38,9% indiquent qu’ils étaient certains de l’endroit où se trouvait l’objet ou gardaient un souvenir précis de celui-ci, le souvenir se présentant alors fréquemment sous un format visuel ou s’accompagnant d’éléments visuels (en témoignent les formules employées, du type « je me revois… », « j’ai l’image de… »). Ainsi le participant peut-il s’attendre à ce que l’objet se trouve à son lieu de rangement habituel sans pour autant se souvenir de l’avoir rangé à cet endroit. Ce fait s’explique aisément si l’on se rappelle que les objets subtilisés sont des objets du quotidien fréquemment manipulés, parfois lors de routines automatisées (poser le téléphone sur un meuble, accrocher les clefs au mur).

Graphe 1. Rapports impliquant la mémoire. Proportion de participants rapportant (a) qu’ils s’attendaient au départ à trouver l’objet à un endroit déterminé ; (b) avoir remis en cause leur mémoire ou leur perception au cours de leur enquête ; (c) qu’ils étaient sûrs ou avaient un souvenir précis de l’endroit où se trouvait l’objet ; (d) avoir envisagé d’avoir eux-mêmes déplacé l’objet sans s’en rappeler.

L’analyse des questionnaires montre également que les faits mémorisés jouent un rôle essentiel et exercent différentes formes de contraintes sur les scénarios envisagés par le participant pour s’expliquer la disparition de l’objet et organiser en conséquence son activité de recherche. Le participant va spontanément inspecter les lieux où il se souvient avoir vu ou laissé l’objet et favorisera – dans un premier temps au moins – des scénarios qui sont compatibles avec ce dont il se rappelle. La conviction d’avoir rangé l’objet à un endroit déterminé peut ainsi motiver des fouilles exhaustives. Une participante (S99) est persuadée qu’elle a rangé l’objet égaré (un pot de pâte à tartiner) dans le placard, aussi vide-t-elle complètement celui-ci pour le retrouver. Réciproquement, l’absence de souvenir – quand il y aurait pu ou dû y en avoir un – peut également orienter la construction de scénarios et l’activité de recherche. Une participante (S66) ne se souvenant pas avoir emmené son téléphone dans une autre pièce choisit de limiter son inspection à celle-ci. Les participants, pour élaborer leurs scénarios, ont également recours à des stratégies de sondage de leur mémoire épisodique, notamment la stratégie bien documentée de l’action replay, qui consiste à se remémorer une séquence d’événements dans leur déroulé chronologique (Da Costa Pinto & Baddeley, 1991 ; Lutz et al., 1994 ; Smith & Cohen, 2008, p.189). Un participant (S26) explique ainsi avoir « tenté de reconstruire les événements dans sa mémoire » et s’être demandé s’il avait emmené son téléphone dans son manteau en partant courir. Une participante (S17) se souvient s’être servie de sa carte étudiante pour déjeuner au restaurant universitaire et élabore sur cette base plusieurs scénarios : elle pourrait l’avoir oublié sur son plateau ; ou alors sa carte pourrait être tombée lorsqu’elle a sorti son téléphone de sa poche (elle se rappelle l’avoir utilisé). Même lorsque le participant estime n’avoir aucun souvenir fiable de l’objet, il va chercher à se souvenir de ce qu’il a fait et des lieux qu’il a visités et inspecter ceux-ci en priorité. Un participant (S7) ne se rappelle pas s’il avait son téléphone avec lui à la cuisine, mais comme il y a passé un certain temps, il envisage d’avoir pu l’y laisser.

3.3- Rôle des contraintes de réalisabilité

Les scénarios envisagés par les participants ne dépendent toutefois pas seulement des faits mémorisés, ils intègrent également toute une série de paramètres qui ont trait aux conditions de réalisation du scénario. En règle générale, le participant n’envisagera un lieu-cible que s’il estime possible que l’objet s’y trouve. Il n’inspectera par exemple que les lieux où il se rappelle être allé. S’il estime que l’objet a été déplacé par un tiers (voir infra), il cherchera à s’expliquer ses motivations. Le scénario envisagé s’appuiera en ce sens aussi bien sur des éléments de physique naïve que de psychologie naïve. Une participante (S43) se souvient que le tube de dentifrice était presque vide et envisage pour cette raison d’avoir pu le jeter à la poubelle mais ne pas s’en rappeler. Un participant (S27) envisage que sa femme aurait pu utiliser son briquet sans le remettre à sa place car elle fume également. Plus d’un tiers des participants (34,1%) tend également à privilégier des scénarios s’étant déjà produits par le passé, mobilisant un raisonnement du type : si ça s’est déjà produit, ça peut encore se produire, ou encore : c’est le même scénario qui se répète. Un participant (S15) estime par exemple que ses clés pourraient être tombées de sa poche de pantalon, car ce genre d’incident lui est déjà arrivé par le passé.

Inversement, le participant peut envisager un scénario mais l’abandonner ensuite en estimant que ses conditions de réalisation ne sont pas remplies. Le scénario est exclu sur la base d’un élément d’information que le participant n’avait pas intégré initialement et qui le discrédite. Un participant (S64) s’imagine qu’il aurait pu laisser ses lunettes chez ses amis la veille au soir et envisage de les appeler pour vérifier, mais il abandonne ensuite cette possibilité car souffrant d’une myopie sévère, il est peu probable qu’il aurait été capable de faire le trajet jusque son domicile sans elles12. Un participant (S27) envisage que son briquet aurait pu tomber de sa poche quelque part dans la maison, mais rejette ce scénario en faisant valoir que le briquet est lourd et aurait fait du bruit en tombant, ce qui l’aurait alerté. Un participant (S13) envisage que la femme de ménage pourrait avoir déplacé sa souris d’ordinateur, mais exclut immédiatement cette possibilité car celle-ci était absente la matinée où l’objet a disparu. Un autre encore (S20) envisage que quelqu’un aurait pu pénétrer chez lui pour voler sa manette de jeu, mais estime ce scénario peu probable car la porte était fermée, personne ne pouvait donc entrer. Le participant se sert également du dernier moment où il se souvient avoir manipulé ou aperçu l’objet pour situer temporellement sa disparition, n’envisageant que des scénarios qui lui sont postérieurs. Ainsi un participant (S5) rejette la possibilité d’avoir laissé son téléphone dans sa voiture car il se rappelle avoir reçu un message après avoir quitté son véhicule. Un autre (S117) est « quasiment sûr » qu’il avait encore son téléphone avec lui en arrivant chez sa fille, mais comme il ne peut en être « absolument certain » (il ne se rappelle pas l’avoir utilisé alors), il se limite à des scénarios où la perte a lieu avant la visite chez sa fille, et après le dernier moment où il se rappelle de manière certaine avoir utilisé l’appareil (il se souvient clairement l’avoir utilisé tandis qu’ils se rendaient au restaurant). Là encore, le rejet d’un scénario peut être motivé par un élément que le participant n’avait pas pris en considération de prime abord et qui lui revient seulement dans un second temps en mémoire. Un participant (S28) envisage d’avoir perdu son portefeuille au centre commercial où il s’est rendu quelques heures auparavant, mais rejette ensuite cette possibilité car il se souvient qu’il l’avait encore en rentrant chez lui. Un autre (S127) pense d’abord avoir laissé son téléphone chez un ami à qui il vient de rendre visite, mais se rappelant l’avoir utilisé après l’avoir quitté, il estime plus tard ce scénario impossible.

On le voit, le schéma est chaque fois le même : un scénario est envisagé puis écarté car ses conditions de réalisation apparaissent impossibles – et en tout cas suffisamment improbables – au vu des éléments d’information dont le participant estime disposer. On notera au passage que cette observation tend à indiquer que le processus d’évaluation de la réalisabilité du scénario est, pour partie au moins, postérieur à son élaboration : le scénario est d’abord élaboré, et ensuite seulement ses conditions de réalisation sont évaluées. Cela ne veut pas dire qu’aucune contrainte de réalisabilité n’est prise en compte lors de l’élaboration du scénario (si c’était le cas, le sujet envisagerait des scenarios totalement fantaisistes et qui seraient en nombre incontrôlable, ce qui serait contre-productif), mais qu’il faut sans doute considérer plusieurs niveaux de contrôle de la réalisabilité du scénario, qui varient notamment avec le degré de progression de l’enquête et le nombre de possibilités ayant déjà pu être examinées – des phases de contrôle rigoureux de la réalisabilité du scénario, où le sujet s’interdit d’envisager des possibilités qui apparaissent irréalistes au regard de certains faits mémorisés ou de contraintes spatiales et temporelles, pouvant alterner avec des phases d’imagination libre où certaines contraintes de réalisabilité sont relâchées, ou ne sont prises en compte qu’après l’élaboration du scénario.

3.4- Remise en cause de la mémoire ou de la perception

Bien que les participants aient systématiquement recours à leur mémoire pour élaborer les scénarios et organiser leur activité de recherche, ils sont nombreux à témoigner d’une confiance relativement limitée dans celle-ci, puisque près des trois-quarts (74,6%) rapportent avoir remis en cause leur mémoire ou leur perception à un moment ou un autre de leur enquête. Cette remise en cause consiste le plus souvent à rejeter un fait mémorisé ou à réviser une croyance fondée sur la mémoire : le participant croyait se souvenir qu’il avait posé l’objet à tel endroit, qu’il l’avait aperçu dans telle pièce, ou qu’il l’avait avec lui à tel moment, lors de tel trajet, activité ou événement, mais il en vient par la suite à penser que ce n’est pas le cas. Cette remise en cause intervient typiquement après l’inspection d’un lieu-cible ou l’interrogation d’une autre personne (très souvent, le complice). Par exemple, un participant (S25) est d’abord persuadé d’avoir posé son téléphone sur une table, où il est peut-être dissimulé par d’autres affaires, mais ne l’y trouvant pas, il cherche dans ses poches, puis remet en cause sa croyance de départ : peut-être en fait l’avait-il posé ailleurs. Une participante (S59) imagine dans un premier temps avoir laissé son téléphone dans une autre pièce, car il lui semble l’avoir manipulé après être rentrée des courses, mais après l’avoir cherché sans succès dans son habitation et sa voiture, elle remet en cause son souvenir et envisage d’avoir pu le perdre avant de rentrer à son domicile. Cette remise en cause peut avoir un caractère soudain ou s’effectuer au contraire de manière progressive, avec l’accumulation d’éléments qui fragilisent de plus en plus la croyance de départ.
Le sujet peut également renoncer à sa croyance pour ensuite y revenir. On notera que sur un plan conceptuel il importe de distinguer entre la remise en cause d’une croyance basée sur des souvenirs et la remise en cause des souvenirs proprement dits (voir à ce propos Bernstein et al., 2005 ; Smeets et al., 2005 ; Zaragoza et al., 2013 ; Shaw & Porter, 2015). Le sujet peut se rappeler avoir posé ses clefs sur l’étagère (il « se revoit encore » les poser), et sur cette base croire ou supposer qu’il les a effectivement posées à cet endroit lorsqu’il est rentré chez lui ; mais ne les trouvant pas et ne se rappelant pas les avoir déplacées, il peut par la suite remettre en cause sa croyance, sans complètement renoncer à son souvenir : peut-être ce souvenir est-il correct mais postdaté, c’est-à-dire étiqueté d’une date en réalité postérieure à sa date réelle. De telles « erreurs de mise à jour » (updating error), comme les appelle Tenney (1984), sont fréquentes. A l’appui de cette distinction, les rapports des participants indiquent très nettement qu’ils entretiennent différentes attitudes épistémiques (doute, certitude, etc.) à l’égard de leurs souvenirs : un tel (S99) rapporte qu’il pensait se souvenir de l’endroit où il avait rangé l’objet, un autre qu’il était sûr (S78) ou doutait au contraire (S23) de ses souvenirs. Cette observation rejoint également l’idée, aujourd’hui largement documentée, que la mémoire épisodique peut jusqu’à un certain point être remodelée sous l’action des éléments d’information que reçoit l’individu, par exemple de faits implicitement suggérés lors d’un entretien (Loftus, 1975 ; Bernstein et al., 2005 ; Shaw & Porter, 2015).

Graphe 2. Proportion de participants conservant un souvenir précis de la position de l’objet et (a) ayant remis en cause leur mémoire ou (b) envisagé d’avoir déplacé l’objet sans s’en rappeler.

Cette tendance générale des participants à remettre en cause leur mémoire est quelque peu étonnante si l’on se rappelle qu’ils sont plus d’un tiers (38,9%) à indiquer qu’ils étaient certains au départ de l’endroit où se trouvait l’objet ou gardaient un souvenir précis de celui-ci. On peut en effet penser que le crédit que le participant prête à un souvenir est d’autant plus important que ce souvenir est vivace et précis – s’accompagne typiquement d’un rendu visuel – et que plus le souvenir présente ce type de caractéristiques, plus il sera difficile de le remettre en cause. En réalité, on observe bien une corrélation entre les cas où les participants rapportent avoir remis en cause leur mémoire et ceux où ils déclarent qu’ils étaient certains ou conservaient au départ un souvenir précis de la position de l’objet (test de Khi² : χ² (1, N = 126) = 5,44 ; p = 0,0197 ; taille de l’effet : φ = 0,21) : le participant semble moins disposé à remettre en cause sa mémoire dans ce cas de figure (voir graphe 2). Le délai entre le moment où le participant se rappelle avoir aperçu ou manipulé l’objet et le moment où il constate sa disparition importe également : le participant sera d’autant moins enclin à remettre en cause son souvenir que ce délai est court et que son souvenir est récent. Ainsi un participant (S119) qui venait juste d’utiliser son agenda avant qu’il ne disparaisse et se souvenait clairement l’avoir remis dans son sac maintiendra sa confiance dans sa mémoire en dépit d’informations contradictoires (l’agenda n’est pas dans son sac et pourtant il n’a pas souvenir de l’avoir déplacé). Il n’est pas rare toutefois que des participants renoncent à une croyance mémorielle en dépit d’un degré de conviction élevé à l’égard de leur souvenir et même lorsqu’il s’agit d’un souvenir récent. Par exemple, une participante (S82) rapporte qu’elle était presque certaine d’avoir regardé l’heure sur son téléphone peu de temps avant de remarquer sa disparition, mais après avoir fouillé son appartement et appelé son téléphone sans entendre la sonnerie, elle remet en cause son souvenir.

Le participant peut aussi être amené à réviser ses croyances à propos de ce qu’il n’a pas fait. Il peut croire dans un premier temps que l’objet est à tel endroit car c’est là qu’il se souvient l’avoir vu ou rangé la dernière fois qu’il l’a utilisé et qu’il ne se rappelle pas l’avoir manipulé ensuite, mais ne le trouvant pas, il peut ensuite envisager de l’avoir déplacé sans en conserver le souvenir. Plus d’un tiers des participants (36,5%) envisagent ce genre de scénario (voir graphe 1), justifiant souvent cette absence de souvenir par le caractère automatique ou inconscient des gestes que l’on fait au quotidien13. Même des participants qui étaient certains au départ de l’endroit où se trouvait l’objet ou possédaient un souvenir précis de celui-ci peuvent envisager par la suite de l’avoir déplacé sans s’en rappeler. Ainsi, la moitié (50,0%) de ceux qui envisagent ce type de scénarios rapportent qu’ils étaient pourtant certains au départ de l’endroit où se trouvait l’objet. Et les participants possédant une telle certitude rapportent plus souvent (dans 82,6% des cas) avoir remis en cause leur mémoire lorsqu’ils envisagent ce type de scénario que dans l’autre cas de figure (46,2% des cas) (test de Khi² : χ² (1, N = 49) = 6,98 ; p = 0,0082 ; taille de l’effet : φ = 0,38). Cela rejoint là encore l’observation de Tenney (1984) qu’une proportion significative d’objets égarés le sont à la suite d’épisodes de manipulation routinière et quasi-automatique. Ces activités se caractérisant par un faible degré de supervision consciente, l’action de déplacer l’objet n’est pas encodée en mémoire – ou confondue avec des épisodes de manipulation précédents –, et sa localisation ne peut être rappelée plus tard (Smith & Cohen, 2008).

On notera que ce type de révision pourrait permettre au participant de conserver le crédit accordé à ses souvenirs de départ en dépit de faits contradictoires parvenus à sa connaissance au cours de son investigation. En envisageant d’avoir déplacé l’objet sans s’en rappeler, le participant s’évite de renoncer à ses souvenirs – l’objet se trouvait bel et bien là où il se rappelle l’avoir laissé – et n’a pas non plus à remettre en cause le témoignage éventuel du complice lorsqu’il affirme ne pas avoir déplacé l’objet (nous y reviendrons dans la prochaine section). Ainsi chez les participants qui n’ont pas de souvenir précis de l’endroit où se trouvait l’objet, moins d’un tiers (29,9%) envisagent de l’avoir déplacé sans s’en rappeler, alors qu’ils sont près de la moitié (46,9%) à envisager cette possibilité lorsqu’ils conservent un tel souvenir (la corrélation n’est pas complètement significative toutefois : test de Khi² : χ² (1, N = 126) = 3,76 ; p = 0,052 ; taille de l’effet : φ = 0,17). La révision de croyance – ici à propos de ce que le participant n’a pas fait – pourrait dans cette mesure être motivée par des exigences de cohérence cognitive et informationnelle. Ce genre de contraintes est parfois directement évoqué dans les rapports des participants14.

On remarquera pour finir que le raisonnement à l’œuvre dans ce type de scénario – avoir soi-même déplacé l’objet mais ne pas s’en rappeler – semble chaque fois faire suite à une inférence de manque de connaissance (Collins et al., 1975 ; Gentner & Collins, 1981). Ce type d’inférence, relativement coutumière, consiste à utiliser l’absence de souvenir à propos d’un fait comme une indication que ce fait n’a pas eu lieu. Il s’agit d’un type de modus tollens  : A implique B, non-B donc non-A. Dans les situations de recherche d’objets, les participants ne se rappelant pas avoir déplacé l’objet (d’un lieu-cible conservé en mémoire), ils infèrent spontanément qu’ils ne l’ont pas déplacé (s’ils l’avaient déplacé, ils s’en souviendraient). C’est cette inférence que certains remettent ensuite en cause en envisageant d’avoir pu déplacer l’objet sans en conserver le souvenir. Gentner & Collins (1981) ont montré que le recours à ce type d’inférence était directement fonction du degré de saillance de l’événement : plus l’événement est jugé remarquable par l’individu (plus il est mémorable), plus il sera porté à l’utiliser. Son utilisation dans notre cadre suggère que les participants estimaient que déplacer l’objet est un événement suffisamment remarquable pour qu’ils s’en souviennent s’il a lieu. Réciproquement, son rejet s’explique par la mise en cause de ce caractère, parfois justifiée, comme nous l’avons vu, par la nature routinière et quasi-automatique de la manipulation.

3.5- Scénarios incriminant d’autres personnes ou des causes extérieures

Une autre caractéristique notable des scénarios élaborés par les participants est qu’ils sont fortement sensibles au contexte social dans lequel a lieu la disparition de l’objet et prennent en considération les personnes susceptibles d’avoir eu accès à ce dernier. Près des trois quarts (71,4%) des participants envisagent, dans un ou plusieurs scénarios, qu’une autre personne pourrait être responsable de la disparition de l’objet – l’avoir déplacé, rangé, perdu ou dérobé –, plus d’un tiers (35,7%) favorisant ce genre d’hypothèse dans leur scénario principal (c’est-à-dire celui qu’ils estiment être le plus plausible) ou dans plusieurs scénarios à la fois. Le plus souvent (dans 73,0% des cas), les participants commencent toutefois par favoriser un scénario qui les incrimine eux plutôt qu’une autre personne. La responsabilisation d’une autre personne apparait dans cette mesure comme une stratégie subsidiaire, qui n’est utilisée qu’une fois d’autres options écartées et s’impose parfois par une logique d’élimination. Une raison probable est que les participants sont habitués à mal ranger des objets ou à oublier là où ils les ont laissés et ne se résoudront dès lors à incriminer quelqu’un d’autre qu’une fois assurés – autant que faire se peut – qu’ils ne sont pas eux-mêmes responsables de cette disparition. On peut en outre considérer qu’incriminer une autre personne est une stratégie plus coûteuse à certains égards pour le participant, car susceptible de générer des tensions entre les individus.

Les scénarios incriminant d’autres personnes mobilisent fréquemment des éléments de psychologie naïve, ayant trait en particulier aux raisons pour lesquelles ces dernières pourraient avoir déplacé ou subtilisé l’objet, autrement dit leurs mobiles. La petite amie pourrait avoir caché le téléphone pour empêcher le participant de partir (S23). Un proche pourrait avoir pris le paquet de tabac ou la pipe car il réprouve l’usage que le participant en fait (S37, S75). Les participants peuvent aussi justifier certains scénarios en invoquant la personnalité ou les habitudes des autres participants, par exemple leur caractère distrait (S116) ou désordonné (S108), ou encore leur goût pour la plaisanterie (S60). Symétriquement, plusieurs participants expliquent avoir rejeté ou accordé peu de crédit à des scénarios incriminant d’autres personnes car ils ne voyaient pas pourquoi celles-ci auraient pu leur subtiliser l’objet ou parce que cela ne « colle » pas avec leur personnalité15. La faillibilité cognitive des individus peut aussi être invoquée. Une connaissance qui a rendu visite au participant peu avant la disparition de son téléphone pourrait l’avoir emporté par mégarde (S51).

De nombreux facteurs peuvent expliquer le recours à ce type de scénarios. Il se pourrait par exemple que la tendance à incriminer une autre personne soit plus marquée chez des participants avec un locus de contrôle – ou style d’attribution – externe (Higgins & Hay, 2003 ; Peterson et al., 2014 ; Ickes & Layden, 2018). Sans exclure la contribution de ce type de facteurs, nos données suggèrent que le recours à ce type de scénarios est avant tout motivé par des contraintes explicatives et informationnelles – les éléments d’information dont dispose le participant appuient cette possibilité. Le participant pourra ainsi incriminer une autre personne s’il se rappelle que celle-ci a utilisé l’objet – ou a l’habitude de le faire – ou qu’elle avait une conduite suspecte, pouvant suggérer une plaisanterie, au moment de sa disparition, ou encore parce que, d’autres possibilités ayant pu être éliminées, l’implication d’une autre personne parait être la seule solution restante. Mais bien souvent, responsabiliser une autre personne évitera aussi au participant de remettre en cause sa mémoire et d’engager un processus de révision de croyances. Si le participant se souvient que l’objet se trouvait à un certain endroit et ne se rappelle pas l’avoir déplacé, accuser quelqu’un d’autre le dispensera d’incriminer sa mémoire et de renoncer à son souvenir de départ. Tout dépend alors du crédit qu’il accorde à son souvenir. Plus il y prête foi, moins il sera disposé à le remettre à cause, et plus le souvenir fera pression et jouera une fonction charnière dans l’élaboration des scénarios. On observe ainsi une corrélation entre les cas où le participant favorise des scénarios incriminant une autre personne (c’est-à-dire incrimine une autre personne dans son scénario principal, celui qu’il juge le plus plausible, ou dans plusieurs scénarios) et ceux où il est sûr ou possède un souvenir précis de la position de l’objet (voir graphe 3) : en l’absence d’un tel souvenir, il ne va favoriser ce genre de scénarios que dans 28,6% des cas (contre 46,9% quand ce souvenir est présent) (test de Khi² : χ² (1, N = 126) = 4,40 ; p = 0,036 ; taille de l’effet : φ = 0,19)16. En outre, le participant commence plus souvent (84,1% vs. 61,9%) par envisager un scénario qui le responsabilise lui plutôt qu’une autre personne quand il témoigne d’une faible confiance dans sa mémoire (c’est-à-dire indique à la fois avoir remis en cause sa mémoire et ne pas être sûr ou conserver un souvenir précis de la position de l’objet) (test de Khi² : χ² (1, N = 126) = 7,89 ; p = 0,005 ; taille de l’effet : φ = 0,25). Il est aussi moins enclin (27,0% vs. 44,4%) dans ce cas à favoriser des scénarios incriminant une autre personne (test de Khi² : χ² (1, N = 126) = 4,18 ; p = 0,041 ; taille de l’effet : φ = 0,18).

Graphe 3. Proportion de participants (a) ayant un souvenir précis de la position de l’objet et favorisant des scénarios incriminant une autre personne ; (b) témoignant d’une faible confiance dans leur mémoire et commençant par un scénario qui les responsabilise eux plutôt qu’une autre personne.

Parmi les scénarios incriminant une autre personne, les scénarios de vol (qui représentent un peu plus de 4% de l’ensemble des scénarios rapportés), par leur caractère extrême, sont particulièrement révélateurs de ce mécanisme. Par exemple, une participante (S4) envisage, après avoir exclu d’autres possibilités, que quelqu’un pourrait avoir pénétré chez elle pour voler son ordinateur. Elle est quasiment convaincue par cette hypothèse lorsqu’elle l’élabore (c’est le scénario qui reçoit la plus forte probabilité parmi les quatre qu’elle rapporte). Or, la participante indique qu’elle se souvenait clairement de l’endroit où se trouvait l’ordinateur, elle était certaine de ne pas l’avoir déplacé, et les personnes présentes lui assuraient ne pas y avoir touché. Du point de vue de l’économie de son système de croyances, le scénario du vol est particulièrement attractif : il lui permet de maintenir son crédit dans son souvenir de départ sans invoquer sa faillibilité cognitive (elle pourrait avoir déplacé l’objet sans s’en rappeler) ou remettre en cause le témoignage des personnes interrogées. Le recours à ce type de scénario s’expliquerait ainsi par une logique conservatrice : il est favorisé sur d’autres parce que les révisions qu’il suppose sont moindres (Elio & Pelletier, 1997 ; Krumnack et al., 2011 ; Bucher & Thorn, 2014).

Finalement, un peu plus d’un quart des participants (27,8%) envisage, à travers un ou plusieurs scénarios, que l’objet pourrait avoir été déplacé à l’issue d’un processus purement physique (n’impliquant aucun agent volontaire), par des causes inanimées (le vent) ou un animal domestique. Un scénario de ce type particulièrement répandu est que l’objet est tombé de l’endroit où il se trouvait (d’un meuble, d’un sac, d’une poche), le cas échéant à un endroit difficile d’accès. La compréhension intuitive que le participant a des lois physiques de déplacement des corps joue un rôle prépondérant dans la construction de ce type de scénarios. Mais les scénarios impliquant un animal domestique (4 au total, soit moins de 1% de l’ensemble des scénarios rapportés) peuvent également mobiliser des éléments de psychologie naïve. Un participant (S61) envisage que son chat pourrait avoir joué avec ses clés et les a peut-être transportées sous le lit, mais estime ce scénario peu probable car l’animal aurait sans doute eu peur des clefs. On notera que ce type de scénarios – comme la plupart des scénarios impliquant une autre personne – est généralement parcimonieux en termes de révision de croyances. Un participant (S37) à qui on a dérobé la pipe commence par la chercher aux endroits où il la pose habituellement ; ne la trouvant pas, il incrimine les autres membres de la famille, mais après les avoir interrogés sans succès, il envisage finalement qu’un coup de vent pourrait avoir fait tomber l’ustensile à un emplacement difficile d’accès (il se justifie en marquant que le vent est souvent violent à cet endroit). Ce scénario – sans même considérer sa plausibilité – apparait particulièrement commode en ce qu’il offre de concilier – ou réconcilier – des éléments d’informations potentiellement conflictuels sans avoir à renoncer aux croyances en place : si le vent est responsable de la disparition de la pipe, non seulement celle-ci se trouvait bien au départ là où le participant se souvenait l’avoir rangée, mais de surcroît les témoins interrogés disent vrai.

3.6- Scénarios farfelus et croyances irrationnelles

Finalement, une partie des participants rapportent avoir envisagé des scénarios que l’on peut qualifier de farfelus ou irrationnels. On peut notamment classer dans cette catégorie les scénarios faisant intervenir des êtres fantastiques ou des phénomènes surnaturels – qui violent les lois physiques communément admises –, ou impliquant une remise en cause profonde de faits mémorisés ou de la perception (somnambulisme, états modifiés de conscience).

Seulement cinq scénarios de ce type (soit 1,2% des scénarios) ont été rapportés au total. Une participante (S8) explique avoir pensé que son téléphone pourrait s’être déplacé par lui-même comme s’il s’agissait d’un être animé. Une autre (S81) envisage que son porte-monnaie ait « simplement disparu ». Deux participantes (S14 et S47) envisagent qu’un « petit lutin » aurait pu pénétrer dans leur habitation pour voler leur téléphone et leur trousse de toilette. Un autre (S44) rapporte avoir envisagé que des « esprits » pourraient l’avoir manipulé et être responsables de la disparition de ses clefs.

Même si les participants indiquent n’avoir apporté qu’un faible crédit à ces scénarios lorsqu’ils les ont envisagés (scénario estimé « peu probable » par S8 et « très peu probable » par S14, S44, S47, S81), et généralement ne les avoir envisagé que de manière fugitive (S8 indique que le scénario lui « a effleuré un instant l’esprit »), cette observation converge avec des études montrant le caractère encore très répandu des croyances surnaturelles dans les sociétés modernes (Orenstein, 2002 ; Rice, 2003). Elle corrobore également l’idée évoquée plus haut que le processus d’élaboration de scénarios est pour partie émancipé des contraintes de plausibilité, qui interviendraient surtout dans un second temps, lorsque le sujet soumet le scénario – d’abord généré de façon « libre » – à un examen rationnel.

D’autres comportements pouvant être qualifiés d’irrationnels sont également rapportés. Il n’est pas rare (17,5%) par exemple que le participant inspecte plusieurs fois un même endroit, même après une inspection univoque ou une fouille approfondie. Une participante (S29) rapporte avoir cherché son pyjama plusieurs fois sous son oreiller. Un autre (S25) rapporte avoir cherché son téléphone dans ses poches alors qu’il « était sûr qu’il n’y était pas ». Une partie des participants justifie ce type de comportement en affirmant qu’ils pourraient ne pas avoir vu l’objet alors qu’il se trouvait sous leurs yeux (S84, S95). Des participants inspectent aussi des lieux insolites (7,8% des scénarios), par exemple cherchent leur téléphone dans le réfrigérateur (S59, S79, S114) ou le four (S51), au motif qu’ils ont récemment manipulé ces appareils : ils pourraient y avoir posé leur téléphone par inadvertance. D’autres participants envisagent des scénarios auxquels ils déclarent en même temps ne pas croire ou qu’ils estiment pourtant impossibles au regard de certains facteurs ou faits mémorisés. Une participante (S51) envisage qu’un visiteur pourrait avoir emporté par mégarde son téléphone mais déclare en même temps qu’elle savait cette possibilité absurde. Un participant (S100) demande à sa fille d’appeler son téléphone portable alors qu’il sait pertinemment avoir éteint celui-ci pour ne pas être dérangé par des appels professionnels. Dans un registre analogue, il arrive que des participants estiment très peu probable voire impossible que l’objet se trouve à tel endroit et aillent néanmoins vérifier. Une participante (S95) rapporte avoir cherché son agenda dans la salle de bain, bien qu’elle sache « pertinemment qu’il n’y était pas ». Un autre (S74) explique avoir cherché son téléphone dans des endroits où il n’avait pourtant « aucune raison de se trouver ». Une autre encore (S114) rapporte avoir cherché son téléphone dans toutes les pièces où elle était allée après l’avoir utilisé, mais avoir également vérifié celles où elle n’était pas allée. Beaucoup de participants utilisent en outre des formules évoquant la désorientation, l’incompréhension ou la folie, comme penser « perdre la tête » (S30, S35, S43, S111) ou « devenir fou » (S14, S69, S95, S113), « craindre pour leur santé mentale » (S105), ou se dire que « ça n’a pas de sens » (S40, S43). Une participante (S113) imagine même avoir perdu l’esprit et avoir elle-même jeté son téléphone par la fenêtre sans s’en rendre compte.

Un autre facteur pouvant être mis au compte d’un comportement cognitif irrationnel a trait au rôle que le désir de retrouver l’objet disparu a parfois pu jouer dans l’élaboration des scénarios et la mise en œuvre des activités de recherche associées. Un agent rationnel ne doit en principe envisager que des scénarios qui apparaissent possibles et plausibles au regard des informations qu’il possède et des lois de fonctionnement du réel, il doit favoriser les plus probables, et le désir qu’il peut le cas échéant nourrir à l’égard d’un scénario (typiquement celui qui entraine le moins de dommages pratiques) ne doit pas interférer avec son examen. Or, une partie des scénarios rapportés viole manifestement ce principe, certains participants favorisant à un moment ou un autre de leur enquête des scénarios qui limitent le dommage pratique mais dont la plausibilité est faible – voire nulle – à considérer les faits qui leur sont alors connus. Une participante (S96) explique par exemple avoir immédiatement pensé avoir égaré ses clefs au marché dont elle revient (elle les aurait oublié sur un étal), mais explique avoir repoussé ce scénario car elle n’avait « pas envie que ce soit le bon ». Un participant (S75) envisage d’avoir pu laisser son paquet de tabac dans son manteau, son sac, sa chambre ou celle de ses colocataires, et explique avoir favorisé ce scénario car il avait « l’espoir de le retrouver ». Ce phénomène reste toutefois limité et même lorsqu’il se produit, la rationalité reprend vite le dessus. Par exemple, une participante (S80) rapporte qu’elle espérait d’abord avoir oublié son téléphone à son domicile, mais se souvenant l’avoir utilisé pour regarder l’heure avant son cours, elle exclut cette éventualité et envisage de l’avoir laissé tombé dans l’amphithéâtre.
Le participant peut donc prêter foi à des scénarios qui l’arrangent, mais pas au prix des faits. Le désir de retrouver l’objet pourrait en outre intervenir lors de la phase d’élaboration du scénario, mais être écarté ou en tout cas minimisé lorsqu’il s’agit d’en évaluer la plausibilité afin d’engager le cas échéant une procédure de recherche – ces deux opérations pouvant, nous l’avons vu, être distinguées –, le participant donnant alors la priorité aux faits, notamment mémorisés.

On notera pour terminer sur ce point que scénarios obéissant à des normes rationnels et scénarios « irrationnels » ne doivent pas être catégoriquement opposés. Une hypothèse intrigante est que les participants pourraient être conduits à envisager des scénarios « irrationnels » précisément pour des motifs rationnels et sous la pression des faits. Le participant ayant éliminé les explications les plus probables, une explication improbable apparait comme la seule possibilité compatible avec les faits tenus pour acquis17. Le cas de cette participante (S14) illustre bien ce phénomène : la participante est dans la salle de bain en train de se brosser les dents au moment où la complice (sa sœur) subtilise son chargeur de téléphone qui est branché sur une prise dans une autre pièce. Elle est certaine que son chargeur était branché à cet endroit et commence par accuser la complice de l’avoir déplacé. Convaincue par la réponse négative de cette dernière, elle envisage de l’avoir elle-même déplacé sans en garder le souvenir, mais rejette presqu’immédiatement cette possibilité, se déclarant « persuadée de ne pas l’avoir bougé ». Elle envisage alors l’intervention d’un être surnaturel (un petit lutin) qui serait entré par la fenêtre (qui était alors ouverte) et aurait subtilisé l’objet pendant qu’elle se brossait les dents. C’est très net ici : seul le scénario irrationnel semble en mesure d’expliquer la disparition de l’objet si la participante veut maintenir le crédit dans son souvenir de départ (le téléphone se trouvait bien là où elle se rappelait l’avoir laissé) sans invoquer sa faillibilité cognitive (elle pourrait l’avoir déplacé par automatisme) ou remettre en cause le témoignage du complice. Le fait qu’elle n’ait perdu de vue son téléphone qu’un court laps de temps avant de remarquer sa disparition joue manifestement un rôle critique dans ce processus : le souvenir est trop frais pour qu’une révision puisse être envisagée et il fait pression sur l’élaboration des scénarios. La crédibilité du complice – qui, lorsqu’on l’interroge, indique, pour prêter foi à son témoignage, se rappeler elle aussi que le chargeur était branché à cet endroit – est bien sûr un autre élément important : seul un témoignage au-dessus de tout soupçon peut contraindre la participante à se tourner vers ce type de scénario. C’est la remise en cause de ce témoignage qui fournira finalement une voie de sortie à la participante : après plusieurs minutes de recherche, elle reviendra à sa première idée et accusera la complice de lui faire une plaisanterie, estimant qu’elle n’était « quand même pas folle à ce point ».

Ce schéma général se retrouve dans la majorité des scénarios farfelus rapportés. Chaque fois, le participant s’attendait à trouver l’objet à un endroit déterminé et presque dans tous les cas (un seul sur les cinq rapportés fait exception) il était certain ou gardait un souvenir précis de sa position. Le scénario farfelu offre de concilier cette certitude avec le constat que l’objet n’est pas à l’endroit où il aurait dû se trouver, sans que le participant ait à invoquer sa faillibilité cognitive ou à remettre en cause le témoignage éventuel du complice. Il constitue en ce sens un genre de statu quo qui autorise ces éléments potentiellement contradictoires à cohabiter.

4- Discussion générale

Le principal résultat de cette étude est l’observation que les scénarios qu’élaborent des individus engagés dans une recherche d’objet sont régis par une exigence de cohérence informationnelle et de plausibilité18. Les scénarios envisagés par le participant pour s’expliquer la disparition de l’objet sont contraints par sa connaissance des principes généraux régissant le déplacement des corps, qu’il s’agisse de sa physique ou de sa psychologie naïve. Mais ils doivent également être compatibles avec les éléments d’information dont il dispose, en particulier les faits mémorisés, qui font pression sur les explications considérées et en ce sens limitent elles aussi le champ des possibles. Le participant peut envisager des scénarios qui sont en conflit avec des faits qu’il tient pour acquis, mais en règle générale il ne le fera que s’il est disposé à remettre en cause ces faits et engager un processus de révision de croyances.

Le participant dispose essentiellement de trois stratégies pour s’expliquer qu’un objet n’est pas à l’endroit où il se rappelle l’avoir vu ou laissé : (1) incriminer une autre personne (accuser quelqu’un d’avoir déplacé l’objet), (2) considérer qu’il a lui-même déplacé l’objet mais ne s’en souvient pas, (3) renoncer à sa croyance mémorielle de départ, c’est-à-dire considérer son souvenir comme erroné, par exemple postdaté. Nous l’avons vu, les participants ont largement recours à ces trois stratégies, souvent à la suite l’une de l’autre. Une proportion significative (71,4%) envisage, dans un ou plusieurs scénarios, qu’une autre personne pourrait être responsable de la disparition de l’objet, même s’ils commencent généralement par favoriser un scénario qui les incrimine eux. Et près des trois quarts (74,6%) estiment avoir remis en cause leur mémoire ou leur perception au cours de leur enquête et ce, même lorsqu’ils estimaient au départ être certains de l’endroit où se trouvait l’objet ou gardaient un souvenir précis de celui-ci. Certains envisagent d’avoir déplacé l’objet sans en garder le souvenir, de façon machinale, par habitude ou automatisme. D’autres rejettent un fait mémorisé, c’est-à-dire renoncent à une croyance à propos de ce qu’ils estimaient au départ avoir vu ou fait. Ces révisions interviennent souvent après l’inspection d’un lieu-cible, mais elles peuvent s’effectuer de manière progressive, avec l’accumulation de « preuves » qui fragilisent de plus en plus la croyance et les souvenirs de départ. Et l’essentiel du temps, elles semblent répondre à des exigences de cohérence informationnelle. Le participant renonce à sa croyance mémorielle car elle est devenue incompatible avec un scénario qu’il est amené à favoriser – qui a pour ainsi dire « gagné en poids » – en raison de faits nouveaux parvenus à sa connaissance au cours de son enquête, typiquement le constat que l’objet n’est pas à tel ou tel endroit – où il aurait pu avoir été déplacé – ou le témoignage d’une autre personne.

Le degré de contrainte qu’exerce le souvenir dépend bien sûr du crédit que le participant lui accorde. Plus ce crédit est important, plus le souvenir jouera un rôle charnière dans l’élaboration des scénarios et moins il sera disposé à le remettre en cause. En ce sens, toutes les croyances mémorielles ne se valent pas : certaines sont plus ancrées et plus réfractaires à une révision que d’autres (Gärdenfors & Rott 1995 ; Politzer & Carles, 2001). Le crédit accordé à une croyance mémorielle dépend de nombreux paramètres, des paramètres que l’on qualifier d’intrinsèques, parmi lesquels la fraicheur (la récence) et la clarté du souvenir : à quel point le souvenir est précis, s’accompagne notamment d’éléments visuels ; et des paramètres extrinsèques, qui ont trait à la cohérence, en particulier spatiale ou chronologique, du fait mémorisé avec les autres faits admis par le participant. Nos observations suggèrent toutefois que n’importe quelle croyance mémorielle, jusqu’aux plus évidentes et aux plus ancrées, peut être remise en cause si l’individu, face à des faits contradictoires, est contraint de renoncer aux scénarios compatibles avec cette croyance. Si le participant constate que l’objet n’est pas à l’endroit où il se souvenait l’avoir laissé et ne dispose d’aucun scénario crédible susceptible d’expliquer son déplacement, une solution – lui permettant pour ainsi dire de rouvrir le champ des possibles – sera de renoncer à sa croyance mémorielle. Le participant peut notamment se trouver dans ce cas de figure lorsque la seule autre personne présente lui assure ne pas avoir déplacé l’objet et qu’il n’a pas de raison valable de douter de son témoignage. La remise en cause du fait mémorisé semble obéir dans cette mesure à une exigence de cohérence informationnelle : le participant ne peut à la fois préserver son souvenir (pour le moins la croyance qu’il fonde sur celui-ci) et prêter foi à l’affirmation du témoin. Même un participant qui est persuadé au départ d’avoir laissé l’objet à un certain endroit peut par la suite remettre en cause sa mémoire si les faits constatés l’y obligent, cédant à un genre de « résignation épistémique ». Une logique semblable est à l’œuvre lorsque le participant révise une croyance à propos de ce qu’il n’a pas fait : en envisageant d’avoir déplacé l’objet sans s’en rappeler, il s’autorise à préserver la validité de son souvenir de départ (l’objet se trouvait bel et bien là où il se souvenait l’avoir vu ou laissé) et le cas échéant de ses croyances testimoniales (le témoin dit bien la vérité lorsqu’il affirme ne pas avoir déplacé l’objet).

La faillibilité – qu’il s’agisse de faillibilité mémorielle (mal se rappeler), perceptive (mal voir) ou performative (mal faire, par exemple ne pas avoir rangé l’objet à sa place) – constitue à cet égard une ressource essentielle qui peut toujours être invoquée pour assimiler des faits potentiellement contradictoires et rétablir une compatibilité avec des scénarios sinon conflictuels, et qui assure ce faisant une certaine plasticité au système de croyances du participant, notamment parce qu’elle autorise à réviser des croyances indépendamment de la prise de connaissance de faits nouveaux. Le participant croyait se rappeler que l’objet se trouvait à tel endroit, mais il pourrait s’agir d’un souvenir obsolète, qui ne correspond pas à la dernière occasion où l’objet a été rencontré, surtout s’il s’agit d’un objet fréquemment manipulé et de son lieu de rangement habituel. Nous sommes tous habitués à déplacer les objets de manière automatique, sans en conserver le souvenir, ou à les ranger au mauvais endroit (Tenney, 1984). Le participant sait également qu’il peut ne pas apercevoir quelque chose qu’il a pourtant sous les yeux. Aussi n’hésitera-t-il pas à explorer plusieurs fois un même endroit, même après avoir réalisé une fouille complète.
Pour ces mêmes raisons, il pourra envisager des possibilités qui sont pourtant en conflit avec ce qu’il sait ou croit savoir et inspecter des endroits improbables voire incongrus, des lieux où il ne se rappelle pas être allé ou des lieux où il s’est rendu mais où il ne peut pas avoir égaré l’objet puisqu’il l’avait encore avec lui après les avoir quittés.

Nos observations appuient également l’idée que les individus engagés dans une recherche d’objet tendent en règle générale à favoriser des processus de révision de croyances relativement « économes » (Harman, 1986 ; Elio & Pelletier, 1997 ; Politzer & Carles, 2001 ; Krumnack et al., 2011 ; Bucher & Thorn, 2014). Nous l’avons vu, le participant commence par envisager les scénarios qui lui apparaissent les plus plausibles au regard des éléments d’information dont il dispose ou des causes de perte qu’il sait être les plus fréquentes, ou encore qui sont les plus facilement et les plus immédiatement vérifiables. Et s’il est contraint, sous la pression d’un nouvel élément d’information, de modifier ses croyances, il commencera généralement par envisager des révisions « légères », qui portent sur une croyance relativement isolée, dont la remise en cause n’a pas de conséquence appréciable sur d’autres croyances ou des principes plus généraux qu’il tient pour acquis. Le participant croyait avoir rangé l’objet à tel endroit, mais se convainc par la suite que ce n’est pas le cas. Il croyait avoir encore l’objet avec lui à tel moment, mais peut-être l’avait-il en fait déjà égaré alors. L’importance d’une révision – à moins de souscrire à un principe de quantification formel psychologiquement arbitraire – reste toutefois difficile à apprécier. Il peut sembler naturel de quantifier l’importance d’une révision en comptabilisant le nombre de croyances que cette révision affecte.
Mais outre qu’il peut sembler illusoire d’individuer une croyance par une proposition unique sans prendre en considération ses implications inférentielles ou pratiques (Davidson, 1982 ; Searle, 1983 ; Brandom, 2007 ; Steiner, 2014), les croyances diffèrent par l’importance de leur contenu informationnel et leur pouvoir explicatif (Politzer & Carles, 2001), et certaines s’apparentent à des principes génériques qui sous-tendent des pans entiers de notre « image du monde » (Wittgenstein, 1969). Nos observations suggèrent en outre que des facteurs qui relèvent du coût pratique et affectif des révisions jouent également un rôle. Si le participant en règle générale n’envisage que dans un second temps des scénarios incriminant une autre personne, c’est probablement parce que ces scénarios sont souvent plus risqués et plus « couteux » sur un plan interpersonnel, au sens où ils sont plus susceptibles de générer des tensions entre les individus. Nous avons vu, de la même façon, que le participant a parfois tendance à favoriser des scénarios qui limitent le dommage pratique, même lorsque leur plausibilité apparait faible au regard des éléments d’information disponibles. Finalement, si le participant favorise généralement des révisions relativement modestes, il peut aussi lui arriver d’envisager des révisions dont l’impact sur le système de croyances est beaucoup plus conséquent. C’est le cas lorsqu’il en vient à mettre en cause certains principes généraux régulant le déplacement des corps ou attribue à une personne de son entourage des comportements et mobiles qui ne correspondent pas à ses habitudes ou son tempérament.

A ce propos, il est intéressant de noter que la situation de recherche à laquelle nous avons confronté les participants a parfois conduit certains à remettre en cause des acquis pourtant parmi les plus solidement ancrés dans leur système de croyances, et qui s’apparentent à ce que Wittgenstein (1969) appelle des « propositions charnières », qui se rapportent à des faits ou principes fondamentaux que nous prenons implicitement pour acquis lorsque nous percevons, parlons ou raisonnons, par exemple le fait que les objets ne disparaissent pas, qu’ils ne se déplacent pas tous seuls, ou qu’ils restent à l’endroit où on les a laissés à moins que quelqu’un d’autre ne les déplace. Ces croyances en règle générale ne sont pas sujettes à révision – elles échappent également à l’exigence rationnelle de justification – car elles constituent bien plutôt les fondements sur la base desquelles s’élaborent les autres croyances et leurs révisions éventuelles : elles sont comme les gonds fixes qui permettent à une porte de tourner. C’est d’ailleurs pourquoi Wittgenstein se refuse à parler de croyances – ou même de certitudes, contrairement à ce qui est fréquemment suggéré dans les travaux d’épistémologie contemporains – à leur propos. Or, nos observations suggèrent que le participant peut être amené à remettre en cause certaines de ces propositions lorsqu’il s’y trouve rationnellement acculé, pour ainsi dire : parce qu’il refuse de renoncer à ses autres croyances – de mettre en cause sa mémoire ou la crédibilité du témoin –, il est contraint, pour expliquer la disparition de l’objet, de faire droit à un scénario qui viole un principe qu’il ne lui viendrait normalement pas à l’idée de remettre en cause, par exemple le fait que les objets ne peuvent pas « juste disparaitre » ou se mouvoir par eux-mêmes. Si l’on reprend l’analogie du champ de forces proposée par Quine (1951), le participant privilégie une révision qui affecte les éléments qui sont au centre de son système de croyances plutôt qu’à la périphérie, là où ses croyances sont directement informées par l’expérience. Nous l’avons vu, cette situation reste toutefois relativement exceptionnelle et même lorsque le participant envisage ce genre de révisions, il s’agit d’ajustements temporaires et auquel il ne souscrit que partiellement (ces scénarios sont faiblement évalués sur l’échelle de plausibilité).

Une dernière question d’importance que permet d’aborder notre étude concerne les mécanismes par lesquels l’individu élabore les scénarios qui vont lui permettre d’expliquer la disparition de l’objet et d’organiser en conséquence son activité de recherche. Comment analyser ce processus de fabrique des possibles ? Ces scénarios, indiscutablement, sont régis par des exigences de cohérence et de rationalité. Mais ces contraintes interviennent-elles dès la phase de génération du scénario, si bien que l’individu ne peut envisager que des hypothèses qui sont d’ores et déjà compatibles avec ce qu’il sait ou croit savoir ? Ou bien leur élaboration est-elle d’abord émancipée de telles contraintes, si bien que des scénarios pourtant en conflit avec ses connaissances peuvent être considérés ? Nos observations suggèrent une réponse à mi-chemin entre ces deux options. Nous l’avons vu, une partie des scénarios rapportés sont perçus comme peu probables voire très peu probables lorsqu’ils sont envisagés par les participants (c’est le cas des scénarios farfelus, mais pas seulement). Certains sont même qualifiés d’absurdes ou d’impossibles. Cette observation va manifestement à l’encontre de l’hypothèse qui voudrait que seuls des scénarios qui apparaissant possibles et plausibles au regard des connaissances de l’individu ou de ses critères de rationalité puissent être envisagés. On pourrait dès lors distinguer deux opérations correspondant à deux étapes en partie indépendantes dans le processus de fabrique des scénarios : (1) d’un côté, un processus proprement génératif, qui présente une certaine licence créative, c’est-à-dire une certaine liberté de manœuvre vis-à-vis des contraintes de plausibilité acceptées par l’individu : des scénarios qui, à l’examen, apparaissent incompatibles avec les faits ou plus largement sa « vision du monde », vont ainsi pouvoir être générés ; (2) de l’autre, un processus de mise à l’épreuve et d’évaluation de la plausibilité du scénario, qui permettra notamment de décider si celui-ci est suffisamment crédible pour mériter une démarche de vérification, par exemple l’inspection d’un lieu-cible ou l’interrogation d’un témoin. Des contraintes de rationalité et de cohérence avec les faits – typiquement la chronologie des événements – interviennent centralement lors de l’examen des scénarios (étape 2). Mais à l’évidence elles pèsent déjà, quoique de manière moins prégnante, sur leur élaboration (étape 1) : si ce n’était pas le cas, l’individu pourrait envisager toutes sortes de scénarios complètement farfelus, déconnectés des faits et des possibilités effectivement offertes par le monde, et les procédures de recherche mise en œuvre en seraient en conséquence inefficaces. La question de savoir ce qui distingue au juste la manière dont ces contraintes de plausibilité et de réalisabilité interviennent à chacune de ces deux étapes, par-delà une simple affaire de degré, reste ouverte. Mais on peut considérer qu’un des avantages de libérer – en partie – les mécanismes de génération de scénarios de ces contraintes est de faire place à des éventualités pertinentes qui ne pourraient être envisagés si l’individu s’en tenait aux faits qu’il estime alors – et peut-être à tort – acquis.


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1 La directrice de la société américaine de coaching et aide au rangement A clear path (https://aclearpath.net/), Regina Lark, a ainsi estimé sur la base d’une enquête informelle qu’un foyer américain moyen contient 300000 objets (Lark, 2011, p.70).

2 De nombreuses enquêtes – dont la plupart ont été réalisées par des sociétés privées – ont cherché à estimer la fréquence et le temps que nous passons à chercher des objets du quotidien égarés (voir par exemple Eldridge et al., 1992 ; Peters et al., 2004 ; Ahmad et al., 2015). Les résultats sont éloquents. Une étude réalisée par la société Pixie (https://getpixie.com/) spécialisée dans le développement d’applications pour Smartphone (« lost and found survey ») en 2017 aux États-Unis sur un échantillon de 1700 personnes a par exemple estimé qu’un américain passait en moyenne 2,5 jours par an en temps cumulé à chercher des objets égarés : clés, téléphone portable, télécommande, etc.

3 Le principe des stratégies complémentaires est qu’elle permettent de réduire la charge cognitive – par exemple de la mémoire de travail ou de la mémoire à long terme – par délégation à l’environnement de fonctions devant sinon être intégralement prises en charge « en interne » (Hutchins, 1995a,b ; Kirsh, 1995). L’usage de systèmes de stockage de l’information en constitue une illustration évidente : faire usage d’une mémoire externe pour consigner des informations permet précisément de ne pas avoir à les retenir ; la mémoire interne reste ainsi disponible pour stocker d’autres informations. La complémentation permet également d’accélérer les processus cognitifs, de réduire les risques d’erreur, de traiter des problèmes plus complexes que ceux pris en charge sans assistance, et d’être plus tolérant aux interférences (Kirsh, 1995). Les ressources externes mobilisées dans les stratégies complémentaires peuvent être des artéfacts, mais il peut également s’agir d’autres individus (Hutchins, 1995b).

4 Titus & Everett (1996) ont par exemple étudié l’activité de recherche de produits par les consommateurs dans des supermarchés. Comme il s’agit de s’orienter dans les rayons jusqu’à localiser le produit recherché, la tâche de localisation est assimilée à une forme de wayfinding.

5 La plausibilité d’une hypothèse est généralement définie comme la probabilité que cette hypothèse soit vraie compte tenu des éléments d’information disponibles (Bartha, 2016). On emploie souvent les termes plausibilité et crédibilité de manière interchangeable. Mais si par crédibilité, on entend la capacité de l’hypothèse à susciter l’adhésion (être crue), les deux concepts ne sont pas complètement équivalents : c’est que d’autres facteurs que la probabilité qu’une hypothèse soit vraie déterminent son pouvoir d’adhésion, par exemple sa désirabilité (à quel point on désire qu’elle soit vraie) ou sa simplicité (principe de parcimonie). Si l’individu était un agent parfaitement rationnel (uniquement intéressé de la vérité de l’hypothèse), il devrait être insensible à de tels facteurs. Force est de constater que ce n’est pas le cas.

6 Une différence évidente entre ces deux formes de raisonnement est toutefois que dans le raisonnement contrefactuel, la proposition conditionnelle pose une condition qui est contraire aux faits admis par l’individu : ce dernier, devant le fait avéré que P, imagine les conséquences qu’aurait eues non-P.

7 Cela correspond au principe de conservation – parfois également appelé maxime de mutilation minimum – proposé par Quine & Ullian (1978) dans le cadre de leur analyse des relations entre observation et théorie dans les sciences. Voir Gärdenfors & Rott (1995) et Rott (2000).

8 Les auteurs observent toutefois une variation en proportion et en nature de ces causes selon la catégorie d’âge du participant. Les causes de perte d’objets les plus fréquemment rapportées par les sujets âgés (groupe 56-80 ans) sont l’inattention (35%), la mémoire (24%) et la pression temporelle (15%) ; l’inattention (50%) et le désordre (27%) pour les sujets d’âge moyen (36-55 ans) ; et l’inattention (71%) pour les sujets jeunes (20-36 ans). Les auteurs distinguent les catégories « inattentiveness » et « distracted » mais n’expliquent pas la nuance entre les deux. J’ai préféré confondre ces deux types de causes en une seule catégorie, doutant que les sujets aient pu faire une réelle différence entre elles.

9 Notre étude ayant un caractère exploratoire, il ne peut s’agir à ce stade de leur apporter une confirmation ou infirmation expérimentale au sens strict.

10 Il est demandé au participant d’être le plus sincère possible dans ses réponses. Celui-ci est également informé que ses réponses seront analysées de façon totalement anonyme et il est libre de ne pas remplir le questionnaire.

11 La consigne exacte donnée aux participants dans le questionnaire était la suivante : « Au moment où vous cherchiez l’objet disparu, quels scénarios avez-vous imaginés pour vous expliquer sa disparition ? Dans quel ordre avez-vous envisagé ces différents scénarios : lequel vous est venu en tête en premier, en second, etc. ? N’hésitez pas à indiquer même les scénarios les plus « farfelus » qui vous sont passés par la tête. Indiquez également si vous avez essayé de vérifier ces différents scénarios (lorsque cela vous était possible) : qu’avez-vous fait pour voir si ces scénarios étaient justes ou au contraire erronés ? ».

12 On trouve ce même raisonnement décliné de différentes façons chez plusieurs participants. Ainsi, une participante (S103) estime peu probable d’avoir oublié ses lunettes au restaurant la veille au soir, car elle s’en serait rendue compte en marchant ou au moment de prendre la route. Une autre (S101) favorise l’hypothèse que son petit-fils a pris son poste de radio, car elle était certaine de l’avoir posé sur la table et s’agissant d’un objet imposant, elle ne pouvait pas ne pas le voir.

13 Ce caractère transparait nettement dans le vocabulaire qu’emploient alors les participants : « Je l’ai rangé inconsciemment avec d’autres objets » (S5). « J’ai pensé avoir débranché mon portable par inadvertance et posé dans un coin par mégarde » (S8). « On fait des choses par automatisme que parfois on ne se souvient pas avec exactitude avoir faites » (S10). « J’ai peut-être touché la souris à ce moment-là et l’ai mise dans ma sacoche d’ordinateur sans le vouloir » (S13). « J’avais dû déplacer le chargeur sans m’en rendre compte » (S14). « J’ai pensé que je n’avais pas suivi la routine qui fait que je range machinalement ma pipe au même endroit, sans forcément avoir souvenir du nouveau lieu » (S37). « Je me suis dit que je l’avais posé ailleurs sans y penser. Je suis habituée à commettre des actes inconscients » (S98).

14 Un participant (S18) explique par exemple : « J’ai remis en cause ma mémoire car je pensais vraiment l’avoir laissé dans la chambre, mais, ne le trouvant pas, je devais me tromper. Je me suis dit que peut-être j’étais descendu avec mon portable, j’ai donc été chercher dans la cuisine et le salon. »

15 Une participante (S78) rapporte par exemple avoir pensé que son compagnon pourrait lui avoir subtilisé son téléphone pour plaisanter, mais avoir immédiatement exclu ce scénario car aucune réaction de sa part n’allait dans ce sens et elle « ne voyai[t] pas l’intérêt qu’il aurait à faire ça ». D’autres rejettent ce genre de possibilité car ils estiment que « ce n’est pas trop [le] style » de la personne (S54) ou qu’« on ne se fait pas ce genre de plaisanterie » dans la famille (S67) ou avec ce genre d’objet « très important » (il s’agit d’un porte-monnaie) (S81). Un autre encore (S120) envisage qu’on pourrait lui avoir volé son casque audio, car un artisan était récemment venu à son domicile pour changer les portes et il n’était pas à ses côtés, mais il estime cette possibilité peu vraisemblable, indiquant que « l’homme était honnête ».

16 Ce point transparait également dans la manière dont les participants justifient leur crédit dans les scénarios impliquant l’autre personne : « j’étais à peu près certaine que le portable était branché », « je n’ai pas douté du fait de l’avoir laissé branché » (S10) ; « je me souvenais l’avoir laissé charger à cet endroit », « j’avais la certitude de l’avoir laissé à cet endroit » (S53) ; « je me rappelais exactement où j’avais laissé l’objet » (S69).

17 Ce qui rappelle ce précepte de Sherlock Holmes : « How often have I said to you that when you have eliminated the impossible, whatever remains, however improbable, must be the truth ? » (Arthur Conan Doyle, The sign of the Four, 1889)

18 Une limite méthodologique évidente de notre étude est que les scénarios étant rapportés par le participant de manière rétrospective, ils sont en bonne partie reconstruits. Et on ne peut exclure que les contraintes de cohérence informationnelle et plausibilité observées soient un artéfact créé précisément par la demande faite au participant de rapporter les scénarios ayant accompagné son activité de recherche. Le questionnaire aurait forcé le participant à rationaliser après coup son comportement. Une tâche de verbalisation concurrente à la recherche de l’objet aurait permis de limiter – mais pas d’éliminer – ce biais, mais au prix d’une perte du caractère écologique de l’étude. Je remercie un relecteur anonyme de la revue L’ Année Psychologique d’avoir attiré mon attention sur ce point.

Citer cet article

Declerck, Gunnar. "Où sont passées mes clefs ?. Plausibilité et cohérence des scénarios guidant la recherche d’objets égarés", 10 mai 2024, Cahiers Costech, numéro 7.

URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article188