Résumé

L’appellation « automédia » dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes suggère sa quête d’autonomie médiatique. Cet article tout d’abord questionne les conditions socio-techniques de cette autonomie. Ce questionnement suppose, dans un premier temps, de documenter la politisation des pratiques d’automédialité propres à certains usages du numérique en général et du smartphone en particulier (selfie, vidéo en direct). Dans un second temps, l’historicisation des contributions du médiactivisme à l’autonomisation médiatique en termes de design techno-politique permet de pointer l’ambivalence d’une plateformisation des automédias des Gilets jaines à considérer en pendant des expériences des « gazettes jaunes ». Enfin, l’article interroge l’horizon normatif du mouvement automédiatique du point de vue d’une écologie des médias au sein de laquelle les dépendances matérielles demandent plus que jamais une prise en considération. S’ouvre alors une double revendication des mobilisations sociales alliant la quête d’autonomie médiatique à l’interdépendance écologique.

Auteur(s)

Laurence Allard est MCF en Sciences de la communication à l’Université de Lille/Ircav-Paris Sorbonne Nouvelle. Depuis deux décennies, elle étudie les pratiques activistes et créatives du numérique dans une perspective de sémio-socio-pragmatique et s’est spécialisée dans les usages du smartphone.
Dernière parution : Écologies du smartphone, Ed. Le Bord de l’Eau, 2022. Son wiki professionnel : https://culturesexpressives.fr/doku.php?id=accueil

Plan

Le mouvement des Gilets jaunes1 a donné lieu à une auto-médiatisation numérique paradoxale. Entre selfie et livestream, entre applications mobiles et plateformes de réseaux socio-numériques, les participant.es au mouvement ont auto-organisé et auto-médiatisé leurs différentes manifestations et actions. Ces pratiques ont pu être délimitées à travers la notion « d’automédia » définie par l’association de la fonction vidéo des smartphones et de la fonction partage des réseaux et applications numériques. Il ou elle est un.e citoyen.ne, militant.e ou simple amateur.rice, qui décide par lui-même ou elle-même, de contribuer à la production et à la diffusion d’une information d’intérêt public par des moyens de captation, d’enregistrement et de communication numériques. En échangeant collectivement des images, des paroles, ou des histoires, l’automedia contribue aussi à la constitution de valeurs, de rêves et de combats communs, qui font émerger de nouvelles communautés politiques »2. Dans une perspective diachronique de saisie des usages activistes du numérique3, cet article voudrait questionner le degré d’autonomisation socio-technique au sein de la révolution médiatique des « automédias ». En écho à certains travaux de ce présent recueil4, il importe de rendre compte de la créativité automédiatique des protagonistes du mouvement sans la réduire à une « gafamisation » intégrale tout en interrogeant la dimension techno-politique des automédias générés dans l’activité de prises de vue, de partages des actions et d’éditorialisation des contenus sur des plateformes propriétaires. Pour ce faire, je développerai mon questionnement en trois temps. En premier lieu, je préciserai l’articulation entre automédias et culture numérique à travers la problématique de révolution sociale d’une écriture au quotidien élargie aux sujets minorés. Puis, je m’appuierai sur quelques jalons du devenir média des mouvements sociaux pour mettre en valeur le rôle du design techno-politique au sein des mobilisations automédiatiques et pour enfin, questionner en regard d’une l’écologie du numérique le réseau de dépendances matérielles renouvelant par là même le sens et l’actualité d’une quête d’autonomie technique.

I - Culture numérique et mobile : expressivité sociale et automédialité

Sans revenir sur des travaux de longue date autour des cultures expressives numériques et mobiles5, la possibilité de l’auto-médiatisation par les protestataires du mouvement des Gilets Jaunes suppose de l’existence de pratiques d’expression et de communication via des « technologies du soi » numériques. Se filmer dans l’action, se raconter dans le mouvement, documenter les violences s’inscrit dans un continuum d’usages allant de l’automédialité à l’automédiatisation6. L’automédialité renvoie aux pratiques - et leurs supports - de l’écriture de soi que Michel Foucault a mis en lumière dans ses travaux sur l’herméneutique du sujet. Parmi ces « technologies du soi »7, les smartphones matérialisent des topiques de la subjectivité au travers de contenus de nature intime ou de fonctionnalités retournées vers les individus (caméra inversée…). L’économie même des applications mobiles et plateformes socionumériques repose sur ces contenus générés par les utilisateurs qui s’expriment et se socialisent sur ces scènes sociales d’expression et de reconnaissance de soi. Cet accès aménagé à l’expressivité sociale, au sein du capitalisme numérique, a donné lieu à ce que j’ai appelé « une révolution sociale de l’écrivance » qui peut être décrite sous trois traits : une révolution du qui « qui peut écrire ? », du « comment écrire ? » et du « quand écrire ?8 ». Le tournant mobile du numérique développe d’une part, une écriture au quotidien avec un élargissement aux sujets mineurs (adolescents) et subalternes (femmes et pauvres) à des capacités d’expression et de communication leur conférant un « pouvoir-dire » ; d’autre part, il rend possible une synchronisations les actions et de leurs expressions dotant les terminaux mobiles d’un statut de « média de la vie intérieure » et d’une fonction d’automédialité ; et enfin, développe une écriture éminemment multimodale qui se manifeste par le métissage des signes (scripturaux, sonores, iconiques) ainsi que par la créolisation des écritures alphabétiques, idéographiques et des langages informatiques. Des sujets minorés, au travers par exemple des applications de messagerie sociale, composent et partagent désormais des contenus mixant les signes entre images, textes, emoji ou filtres à des fins d’expression personnelle et de communication sociale dans le cours de la vie ordinaire ou d’événements marquants. Dès lors, l’automédialité peut concourir à une automédiatisation lorsqu’elle mise à contribution pour signifier un engagement et une participation à des mobilisations entre claviers et pavés comme l’enseigne le mouvement des Gilets jaunes.

Le Mouvement des Gilets jaunes a démontré combien le smartphone y avait un rôle crucial au point qu’un film, Un pays qui se tient sage (2020), sera créé par David Dufresne à partir de vidéos captées par des manifestants ou des journalistes indépendants entre novembre 2018 et février 2020. Les images de violences policières s’y trouvent commentées par des expert.es et des témoins notamment du point de vue de la politique de maintien de l’ordre. De fait, le smartphone a été utilisé, suivant des formats et des usages pluriels, telle une plateforme de prise de parole que le selfie vidéo en direct a rendu emblématique. Emblématique d’une transition de l’automédialité à l’automédiatisation si on analyse à la fois le cadrage et la temporalité de la vidéo. Pour mémoire, la prise de vue en caméra retournée vers les individus renvoie au genre de contenus visuels typiques de la culture mobile connu sous le terme de selfie depuis son entrée dans l’Oxford English Dictionnary en 20149. Loin d’être cantonné à un geste narcissique, le selfie relève plus, suivant les catégorisations du sémioticien Peirce10, de l’indice que de l’icône. Prendre la parole en selfie vidéo sur une situation donnée, par exemple l’introduction d’une taxe carbone, revient donc à signifier un soutien, une solidarité, à prendre une position dans un mouvement de mobilisation ; il est l’indice d’une subjectivité engagée dans un commun et fait œuvre d’auto-représentation politique. Les selfies vidéo en direct ont ainsi pu prendre le format de live facebook ou YT des leaders autoproclamés, tels Maxime Nicolle ou Nicolas Drouet11 co-organisant et commentant le mouvement. Le plus mémorable d’entre eux est indéniablement le live dramatique de Jérôme Rodrigues captant jusqu’à l’aveuglement son éborgnement pendant la manifestation du 26 janvier 201912. C’est dire si la temporalité du filmage synchronisée au déroulement des événements constitue l’un des traits de l’automédiatisation des Gilets jaunes par ielles-mêmes. Vivre et filmer l’événement en même temps et même mouvement suppose une médiation mobile à laquelle le smartphone pourvoie. Ces vidéos mobiles en plan subjectif et en direct proposent une perspective située sur l’événement reliant le corps du filmeur à la situation vécue. De la sorte, elles configurent une forme d’attestation personnelle et valident le statut de ce « témoin oculaire » au manifestant équipé de caméras mobiles.13 Les vidéos mobiles publicisées en direct sur les plateformes de réseaux socio-numériques constituent les traces de la présence physique et psychique au sein des manifestations, des traces qu’il s’agit de « voir ensemble » à travers une série d’activités de lectures et de commentaires sur les interfaces dédiées à la conversation socio-numérique. Jusqu’au bout du drame, le smartphone de Jérôme Rodrigues effondré sur le sol, après avoir été éborgné par un policier, enregistre la violence, la douleur, l’effroi…sous le regard hautement symbolique de l’archange de la place de la Bastille de Paris14. Cette vidéo mobile demeure la pièce authentifiant la violence policière dans le cadre d’une investigation qui a d’abord été une enquête visuelle supposant la collecte complémentaire de témoignages oraux et vidéographiques. De ces vues filmées des événements, à travers le support et la médiation des smartphones des participants et des témoins oculaires, ont émergé des organes médiatiques. Parmi eux, je citerai « Vécu, le média du gilet jaune », issu d’une page fb, créée en novembre 2018 dès les premiers temps du mouvement. Interrogé pour la Revue des médias de l’Institut National de l’Audiovisuel, son fondateur Gabin Formont raconte que sont les violences policières qui l’ont finalement décidé à créer Vécu : « Elles n’étaient pas traitées par les médias, ou alors pas correctement et pas suffisamment », dénonce-t-il. Initialement, le média Vécu était présenté comme étant celui « du gilet jaune ». « Pas dans le sens DES « gilets jaunes », parce que je ne prétendais pas que c’était le média de tous les « gilets jaunes », mais c’était mon média, celui du « gilet jaune » qui veut se reconnaître dans cette information. »15 Et de fait, le devenir média des protagonistes du mouvement des Gilets jaunes n’a cessé de croitre soit en liveur revendiqué comme Jérôme Rodrigues, soit en Youtubeur confirmé comme de Cemil Şanlı de la chaine « Cemil Choses A te Dire » au point de donner lieu à cette nouvelle génération d’automédia.

Si la véridiction demeure bien l’horizon normatif de l’auto-médiatisation du mouvement par des manifestants Gilets jaunes se positionnant comme témoins vidéo-oculaires des violences policières et les attestant par la production de traces tangibles et publicisées qui rendent possible leurs dénonciations collectives, ce n’est pas sous cette problématique que je souhaite questionner le devenir media au sein du mouvement des Gilets jaunes. Je questionnerai la qualité d’autonomie médiatique qu’une certaine économie numérique aménage et quelles propositions ont émergé contre une gafamisation des automédias suivant un processus de design techno-politique.

II - Devenir média et arènes médiatiques (dé)connectées au sein du mouvement des Gilets jaunes : quel design techno-politique ?

Dans son étude des « Gazettes jaunes », journaux papier distribués dans les différentes scènes d’action du mouvement, tels que les ronds point ou les manifestations, Mélanie Lecha démontre que l’automédiatisation du mouvement ne doit pas se penser uniquement en ligne notamment lorsqu’il s’agit de s’attaquer aux problématiques des inégalités socio-numériques et aux risques de vassalisation par les Gafam. A travers une enquête participative, elle a notamment suivi le travail de « Nous sommes Gilets Jaunes », un corpus se composant de 54 numéros publiés de manière hebdomadaire entre février 2019 et mars 2020 en région montpelliéraine. Le souci du « dire vrai » anime la création de ces « gazettes jaunes »16, pensées à la fois en contre-espace médiatique mais également en complémentarité critique avec les automédias connectés, tant les inégalités d’accès et les bulles de filtre ont été prises en considération par les auteur.es de gazettes. Dans la continuité des études sur la pragmatique des arènes publiques de Daniel Cefaï et Dominique Pasquier17, Mélanie Lecha suggère que « ces espaces de rencontres, de discussions et de débats physiques prolongés par la gazette entretiennent une scène publique populaire autonome des institutions politiques et médiatiques traditionnelles dans lesquelles les conditions de visibilité sont mieux contrôlées que par canaux de diffusion numérique. »18

Succédant aux nouvelles à la main, aux tracts puis aux fanzines, supports historiques des répertoires de la protestation sociale au long cours, les gazettes jaunes ont suscité débats et conversations au sein de la « vie de rond-point » que Laurent Jean-Pierre a problématisée comme « dispositif de lutte »19. Le rond-point a été également défini comme un « dispositif apprenant » articulant espace physique et numérique qui vient configurer collectivement à la fois « une place publique, un café de village et un média low tech » comme l’a observé Luc Gwiazdzinski. Suite à cette enquête participative menée en Isère durant le mouvement20, le géographe en appelle à imaginer un « design démocratique de dispositifs émancipateurs pouvant se transformer en agoras pour des débats, assemblées et tables citoyennes ouvertes à tous. »21 Si la composition ad-hoc d’une arène publique par les acteurs d’un mouvement social peut être documentée dans sa contemporanéité à travers le mouvement des places ou le ZAD de Notre Dame des Landes par les différents auteurs cités plus haut, c’est qu’elle constitue l’une des activités performatives des mobilisations sociales. Dès lors qu’un processus de visibilisation et de publicisation des motifs de protestation s’amorce, des arènes de protestation se configurent, comme la relecture des théories des cadres de mobilisation de David Snow et Robert Benford par Daniel Cefaï22 ou la traduction des théories de la justice sociale de Nancy Fraser par Estelle Ferrare le précisent23. Ainsi, les mouvements sociaux, les mobilisations et les actions collectives produisent de la signification dès lors que des activités de « cadrage »24 vont contribuer au devenir public d’une situation problématique. Dans le cas du mouvement des Gilets jaunes, les « motifs »25 pluriels et parfois contradictoires de mobilisation ont circulé, à travers le projet « Plein le dos »26, sous la forme de différentes inscriptions ajoutées par les manifestant.es sur le dos de leurs gilets, sur le mode gazette par le biais de « feuilles jeunes » et en ligne sous la forme d’une archive vernaculaire. Cette mémoire populaire d’une multitude de motifs de participation aux différents actes du mouvement rend compte de ces activités collectives des cadrages de la protestation ainsi que d’un design d’arènes publiques de visibilisation co-extensives : le support du gilet jaune, la feuille 4 reproduisant des photographies, l’ouvrage et les sites et comptes de réseaux sociaux au travers desquels les motifs individuels se sont socialisés. En mettant en lumière l’expressivité des manifestants dans la thématisation de leurs motifs de protestation et l’appropriation multiple des supports - physiques et connectés – de leur publicisation, une créativité du mouvement social se dégage au plan des « répertoires d’action »27 et de leurs dramaturgies spécifiques. Un certain « art de la protestation »28 est notablement à l’œuvre au sein des formes et formats de cadrage du mouvement des Gilets jaunes.

La mise en valeur opérée par Jacques Ion, à propos des nouveaux mouvements sociaux des années 1990, s’organisant hors partis et syndicats29, d’une logique de recomposition des engagements et d’un renouvellement des formes de mobilisation, demeure heuristique pour appréhender la scénarité propre au mouvement des Gilets jaunes. Arènes publiques connectées et physiques, médiations combinant supports papiers et outillages numériques, découpage dramaturgique des mobilisations en séquences d’actes, ces différents traits aménageant d’authentiques « zones autonomes temporaires »30 que Hakim Bey a décrit de façon visionnaire au plan de l’articulation des espaces et des temps : « La TAZ occupe un lieu temporaire, mais actuel dans le temps et dans l’espace. Toutefois, elle doit être aussi clairement « localisée » sur le Web, qui est d’une nature différente, virtuel et non actuel, instantané et non immédiat. Le Web offre non seulement un support logistique à la TAZ, mais il lui permet également d’exister ; sommairement parlant, on peut dire que la TAZ « existe » aussi bien dans le « monde réel » que dans « l’espace d’information ». L’existence du Web ne dépend d’aucune technologie informatique. Le langage parlé, le courrier, les fanzines marginaux, les « liens téléphoniques » suffisent déjà au développement d’un travail d’information en réseau. La clé n’est pas le niveau ou la nouveauté technologique, mais l’ouverture et l’horizontalité de la structure ».
Ce manifeste appelant aux peuplements nomades et éphémères, de campements en cabanes en passant par les sites internet DIY, se trouvera explicitement cité à travers l’appellation de la « Zone à défendre » du mouvement de Notre Dame des Landes de 2009 et plus généralement peut être évoqué au sujet des mouvements d’occupation de places et des ronds-points de ces dernières années.

En donnant la part belle à la force dramaturgique d’auto-organisation d’un mouvement culturel ou social, à l’instar d’un rond-point, ce « non-lieu »31 métamorphosé en plateforme de débats et de performances, le manifeste de la TAZ reste éminemment d’actualité et questionne paradoxalement moins une autonomie des fins et des moyens que leurs interdépendances comme la citation ci-dessus l’illustre à travers la mise en connexion des nomadismes physiques ou technologiques.

III - Devenir automédia : re-questionner le mythe de l’autonomie technique du point de vue d’une écologie décoloniale du numérique

A l’interdépendance médialogique et aux chaînages diachroniques des répertoires de communication cités par Hakim Bey fait écho l’un des slogans des collectifs pionniers du médiactivisme, le Critical Art Ensemble : « By any media »32. Ce n’est donc pas tant en termes de technologie que le devenir média doit se positionner mais en termes de tactique militante qui peut intégrer une dimension technique, comme l’histoire de la gafamisation d’internet nous l’enseigne. Ces artivistes-hackers pionniers ont, parmi d’autres coopérations historiques, tactiquement outillé le mouvement zapatiste à travers la mise au point d’un dispositif d’attaques de serveurs33. Ricardo Dominguez qui participa à cette organisation ouverte a rapproché les actions du Critical Art Ensemble d’une forme de « désobéissance civile électronique » procédant par l’intrusion et le blocage qui auront été impulsés non de par une quelconque autonomie du cyberespace34 mais grâce à un soulèvement survenu dans le plus petit Etat du Mexique, le Chiapas, où eut lieu le début du mouvement Zapatiste en janvier 1994. Ce soulèvement, rappelle Ricardo Dominguez, contestait la mise en place de l’ALENA (Accord de Libre-Échange Nord-Américain), signature économico-structurelle de la globalisation néolibérale. Cette désobéissance civile électronique possède sa propre histoire comme le narre Ricardo Dominguez : « Pour moi, ça précède ce que peut être la désobéissance civile électronique ; provoquer ces embouteillages de fax [fax jams], c’était de la désobéissance civile électronique. Le truc le plus important a sans doute été ce qu’on appelait le phone zapping […]. Il y avait dans le Sud un gros conglomérat de produits alimentaires, Publix. Ils ont décidé, sûrement autour de 1990, que la meilleure façon de traiter l’hystérie autour du sida était d’arrêter de vendre des préservatifs. Comment ça marchait dans leur tête, ça nous ne le savons pas, mais nous savions avec certitude que c’était une erreur. Aussi, ce que nous avons fait avec le triumvirat d’Act Up-Atlanta, d’Act Up-Tallahassee et d’Act Up-Floride, c’est d’organiser ce plateau téléphonique qui fonctionnait 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 ; je devais appeler à 10h56, 11h59, 13h58 et dire : « Vous voyez, je fais les courses dans votre magasin, je suis content de faire les courses dans votre magasin, mais je ne ferai plus les courses dans votre magasin si je ne peux plus y acheter mes préservatifs. »35

Le Critical Art Ensemble participe, dans l’histoire du médiactivisme, aux premiers temps des médias tactiques, prenant au mot le célèbre cri de Jello Biafra « Don’t hate the media, become the media » dans l’album éponyme datant de 2000 de ce chanteur punk (du groupe des Dead Kennedys) engagé aux côtés des altermondialistes de Seattle de 1999 et des médiactivistes pionniers d’Indymédia. A ce titre, la vidéo qui sera réalisée par Indymédia et Big Noise Film documentant les actions mises en place et violemment réprimées à Seattle pour contrer la rencontre de l’Organisation Mondiale du Travail peut être considérée comme la matrice du devenir média des mouvements sociaux à l’ère numérique sans pour autant être subsumée sous la notion d’automédia. Tournée par plus de cent médiactivistes, il s’agit plus d’une polyphonie visuelle que d’un auto-filmage d’une part, et d’autre part, ce devenir média du mouvement altermondialiste a été le produit d’une mise en commun des vidéos via différentes procédures techniques et esthétiques, allant de l’infrastructure serveur au mix visuel. Au sein de l’internet militant, la problématique de la mise en commun des vidéos tournées par les correspondant.es d’Indymédia et autres collectifs médiactivistes a été portée dès 2004 par des théoriciens du mouvement, tels que Geert Lovink et Florian Schneider dans un texte intitulé « Un monde virtuel est possible : des médias tactiques aux multitudes numériques »36 qui appelait à penser la constitution d’un « nous » et à une conception plus stratégique du média(hack)tivisme : « Au lieu de plaider pour la « réconciliation » entre le vrai et le virtuel, nous réclamons ici une synthèse rigoureuse des mouvements sociaux avec la technologie. Au lieu de dire « le futur est maintenant », position dérivée du cyberpunk, beaucoup pourrait être gagné d’une réévaluation radicale des révolutions techniques des 10-15 dernières années. Par exemple, si les artistes et les activistes peuvent apprendre quoique ce soit de la montée puis de la chute des .com, ce pourrait être l’importance du marketing. Les globes oculaires de l’attention à l’économie « dotcom » ont prouvé leur inutilité. »

Ces phrases prennent une résonance particulière à l’heure de la plateformisation des luttes et l’automédiatisation vassalisée par l’économie numérique, son modèle captologique et ses normativités idéologiques37. Et parmi ces luttes, l’écologie décoloniale du numérique suppose désormais de prendre également la mesure de l’empreinte environnementale et humaine de l’automédia plateformisé. Le numérique, technologie zombie comme le qualifie le physicien José Halloy38, car il est à la fois mortifère pour le système-terre et proliférant en son sein, se doit d’être interrogé au plan des promesses d’encapacitation du médiactivisme en ligne. Déjà au sein du Critical Art Ensemble prônant l’agilité des dispositifs comme principe d’action, des projets, à l’image de Pigeon Blog de Beatriz Da Costa, ont inauguré un compagnonnage inédit entre technique, humain et animal dans la lutte pour la justice environnementale. Ce projet de Beatriz Da Costa a été salué par Donna Haraway dans son dernier ouvrage nous invitant à concevoir une « éco-justice multispécifique » pour Vivre avec le trouble : « Avant Pigeon Blog, jamais des pigeons voyageurs sportifs n’avaient été invités à joindre ce patrimoine à celui d’un ensemble d’autres joueurs et joueuses : les artistes-activistes. Concrètement, il s’agissait d’associer sciences participatives et coproductions interspécifique d’art et de savoir en poursuivant une action de résistance. Les dispositifs électroniques utilisés étaient bricolés, astucieux et peu coûteux. Beatriz Da Costa voulait susciter des collaborations dans un (tout autre) domaine : l’art multispécifique au service de des mondes ordinaires. Cela impliquait de construire, sur le terrain, la confiance et les savoirs multispécifiques essentiels pour que s’assemblent les oiseaux, les technologies et les êtres humains. »39

L’émergence de ce que j’appelle « un numérique dépareillé »40 assemblant humains et non-humains pour une éco-justice multispécifique afin de renforcer les un.es et les autres notre possibilité de vie terrestre illustre les impasses d’une quête d’autonomie technique au début de certaines tactiques médiactivistes et ouvre aux capacités à réinventer un « faire avec » et en premier lieu avec les « terrestres » comme le souhaitait Bruno Latour dans ses derniers ouvrages marqués par le souci de l’interdépendance…loin du mythe d’une autonomie technique hors sol.


1 Je tiens à remercier Olivier Gadeau pour le havre d’écriture qu’il m’a généreusement ouvert.
Outre l’analyse de Bruno Latour dans Où atterrir (La découverte, 2017) du mouvement et les interdépendances aux infrastructures et ressources des conditions de vie qui constitue une ressource précieuse pour l’ensemble de notre réflexion, cet article s’appuie sur des analyses plus globales du mouvement cf Laurent Jeanpierre, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2019, pour lequel le mouvement des Gilets jaunes recompose la protestation dans un moment néolibéral du capitalisme au travers d’un processus mouvement de politisation endogène et local auquel certaines autres mobilisations pourraient s’apparenter tels le mouvement des places et des communs sans pour autant en subsumer toutes les pluralités et ambivalences.

2 Présentation du colloque, « Automédia, une révolution médiatique », les, 22-24 juin 2022, MSH Paris Nord, sous la direction d’Igor Galligo et alli, https://automedias.org/fr/event/003-E/< dernière consultation le 11 août 2023. Cf également la définition de Laurent Thiong Kay : « Ils se définissent alors comme des créateurs de contenus et des informateurs capables de filmer puis médiatiser en direct ou presque les événements de la contestation sociale et politique. Dans cette optique, pour toucher les publics militants qui sont leurs cibles premières, ils peuvent créer des comptes sur YouTube, voire des « Groupes » et « Pages » sur Facebook, qui fonctionnent comme les supports numériques de leurs productions audiovisuelles, puis comme d’éventuels espaces pour la construction de l’action collective », « L’automédia, objet de luttes symboliques et figure controversée. Le cas de la médiatisation de la lutte contre le barrage de Sivens (2012-2015) » dans Le Temps des médias, 35, p.109.

3 Cf Laurence Allard, Blondeau Olivier, « L’activisme contemporain : défection, expressivisme, expérimentation » dans Rue Descartes, 2007/1 (n° 55), p. 47-58. DOI : 10.3917/rdes.055.0047. URL : https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2007-1-page-47.htm < dernière consultation le 11 août 2023.

4 Mélanie Lecha, « Les gazettes imprimées de Gilets jaunes. Des contre-pratiques automédiatiques ? », 2023 sur le site Automédias : https://automedias.org/fr/publication/006-A/ < dernière consultation le 11 août 2023.

5 Cf Laurence Allard, « Express yourself 2.0 ! » dans Penser les médiacultures : nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, sous la direction de Eric Maigret, Eric Macé, Armand Colin, 2005. Réédition aux Editions du Bord de l’Eau, 2020 et Laurence Allard, Mythologie du portable, ed. Le Cavalier Bleu, 2010.

6 Michel Foucault, La culture de soi, Vrin, 2015.

7 Retrouver la référence

8 Cf Laurence Allard, « Partages créatifs : stylisation de soi et appsperimentation artistique », Communication & langages, 2017/4 (N° 194), p. 29-39. DOI : 10.3917/comla.194.0029. URL : https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2017-4-page-29.htm < dernière consultation le 11 août 2023

9 Cf Laurence Allard, “Le selfie, un portrait de soi dans le monde », Libération, 24 avril 2014 : https://www.liberation.fr/ecrans/2014/04/24/le-selfie-est-un-portrait-de-soi-dans-le-monde_1003965/

10 Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Le Seuil, 1978

11 Cf le corpus de ces live et autres contenus analysés par Cointet Jean-Philippe, Pedro Ramaciotti Morales, Dominique Cardon, Caterina Froio, Andrei Mogoutov, et al. De quelle(s) couleur(s) sont les Gilets jaunes ? Plonger des posts Facebook dans un espace idéologique latent. Statistique et Société, 2021, Gilets jaunes et Grand Débat National : outils, données et analyses, 9 (1-2), pp.79-107. ⟨hal-03856216⟩

12 La vidéo est encore disponible sur la page fb de Jérôme Rodrigues : https://www.facebook.com/jerome.rodrigues.9849/videos/1743453082428114/< dernière consultation le 11 août 2023

13 Cf les analyses du sociologue pragmatiste Renaud Dulong sur la connexion entre traces, corps et témoin oculaire comme condition sociale de l’attestation personnelle dans Les conditions sociales de l’attestation personnelle, EHESS, 1998.

14 Mis en examen depuis lors.

15 Xavier Eutrope, « Gilets jaunes » : Gabin Formont, retour sur un an de Vécu », La revue des médias, INA, 14 novembre 2019

16 Mélanie Lecha, art. cité, 2023.

17 Daniel Céfaï, Dominique Pasquier, Les sens du public  : Publics politiques, publics médiatiques. PUF, 2003

18 Mélanie Lecha, art. cité, 2023.

19 Laurent Jeanpierre, 2019, op.cité.

20 Luc Gwiazdzinski, « Le rond-point. Totem, média et place publique », Multitudes, vol. 74, no. 1, 2019, pp. 7-15.

21 Luc Gwiazdzinski, art.cité,

22 Daniel Céfaï, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l’action collective, La Découverte, coll. « Bibliothèque du Mauss », 2007

23 Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, trad. d’Estelle Ferrarese, La Découverte, 2005, rééd. 2011, p.126.

24 En effet, les spécialistes des mouvements sociaux conceptualisent ce travail de signification et de construction du sens d’une mobilisation par le biais du verbe « cadrer ». Quatre principaux processus produisent un alignement des cadres interprétatifs et réalité vécue : connecter, amplifier, étendre, transformer suivant la synthèse de Daniel Cefaï, op.cité, 2007.

25 La notion de « motif » et la dynamique de son expressivité sont empruntées à Charles Wright Mills qui vient appréhender plus finement la dialectique entre publicisation et subjectivation d’une cause de protestation et d’une raison d’agir parce qu’elle garde clairement à l’esprit que « les motifs comme les actions trouvent très souvent leur origine non pas à l’intérieur des individus mais dans la situation dans laquelle ils se trouvent » suivant le sociologue dans son texte “Situated Actions and Vocabularies of Motive” in American Sociological Review Vol. 5, No. 6 (Dec., 1940), traduction française, « Les actions situées et les vocabulaires de motifs », SociologieS, Découvertes / Redécouvertes, 2017. Disponible à l’adresse suivante http://journals.openedition.org/sociologies/6041

26 Cf le site du projet « Plein le dos » : https://pleinledos.org/ et la version béta : https://pleinledos.tumblr.com/

27 Sur la notion aux résonances dramaturgiques de « répertoire d’action », cf l’ouvrage pionnier de Charles Tilly, La France conteste de 1600 à nos jours, Fayard, 1986. Un répertoire d’action collective est donc « un ensemble de type d’actions, considérées légitimes par les acteurs de mouvements sociaux, auquel ils peuvent avoir recours pour se faire entendre sur une problématique donnée. Pour une synthèse diachronique et comparée, Cf Charles Tilly « Les origines du répertoire d’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne » dans Vingtième siècle, Revue d’histoire, 4, 1984, pp. 89-108 : https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1984_num_4_1_1719

28 Cette formulation s’inspire des travaux de James Jasper qui invite à envisager la conduite des mouvements sociaux comme un « art de la protestation », de manière à restituer la force d’invention des mouvements sociaux et la créativité individuelle et collective de leurs membres, cf James Jasper, The Art of Moral Protest, University of Chicago Press, 1997.

29 Jacques Ion, La fin des militants ? Éditions de l’Atelier, 1997.

30 Cette notion de « zone autonome temporaire », conçue par Hakim Bey en 1991, a contribué à politiser et penser ensemble des mouvements culturels ou techniques, tels que les free party ou le web altermondialiste : Cf Hakim Bey, Zone autonome temporaire, L’Eclat, 1997 et en ligne : http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html

31 Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992.

32 Cf le volet consacré au CAE lors de l’exposition Soulèvements (2016) au Musée du Jeu de Paume (Paris) curatée par Georges Dudi-Huberman https://archive-soulevements.jeudepaume.org/thematique/desobeissance-civile-electronique/index.html

33 Cf le recueil de textes traduits en français du Critical Art Ensemble, La désobéissance civile électronique et autres idées impopulaires, ed. Eclat, 1994 et l’article de Ricardo Dominguez, « La désobéissance civile électronique. Inventer le Futur du Théâtre d’Agitprop En-Ligne », Multitudes, vol. 41, no. 2, 2010, pp. 204-211.

34 Autre jalon notionnel dans cette historicisation du médiactivisme en ligne, le cyberspace représenté « par des échanges, des relations, et par la pensée elle-même, déployée comme une vague qui s’élève dans le réseau de nos communications », à travers lequel « chacun, où qu’il se trouve, peut exprimer ses idées, aussi singulières qu’elles puissent être, sans craindre d’être réduit au silence ou à une norme. Ce cyberspace a été défini par John Perry Barlow dans une « Déclaration d’Indépendance du Cyberspace » datée du 9 février 1996 et écrite ironiquement depuis « Davos. Cf la version anglaise sur le site de l’Electronic Frontier Fondation dont il est le fondateur : https://www.eff.org/cyberspace-independence

35 Entretien avec Ricardo Dominguez dans Stephen Duncombe, Cultural Resistance Reader, Verso, 2002.

36 Article paru dans la revue Multitudes, 2004 et disponible à cette adresse : http://fls.kein.org/view/186

37 Cf les nombreuses mentions sur la page de Jérôme Rodrigues aux pratiques de shadowbanning consistant à bannir des utilisateurs et leurs contenus sous des modalités furtives et des motifs parfois propres aux plateformes.

38 Cf l’entretien « Matières, énergies et technologies zombies : les nouveaux défis du tableau périodique. » Entretien avec José Halloy dans Ecologies du smartphone, sous la direction de Laurence Allard, Alexandre Monnin, Nicolas Nova, Editions Le Bord de l’Eau, 2022.

39 Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Editions des Mondes à venir, 2020, pp. 39-41.

40 Laurence Allard, « Techno-critique, écocritique, faire-critique du smartphone. Pour un numérique décolonial » dans Ecologies du smartphone, Ecologies du smartphone, sous la direction de Laurence Allard, Alexandre Monnin, Nicolas Nova, Editions Le Bord de l’Eau, 2022.

Citer cet article

Allard, Laurence. "Automédias : quel design éco-techno-politique de l’autonomie médiatique ?. Retours sur quelques jalons du médiactivisme au regard de l’auto-médiatisation du mouvement des Gilets jaunes", 8 octobre 2023, Cahiers Costech, numéro 6.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech176 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article176