Plan
Le livre de Dominique Vinck, « Humanités numériques – La culture face aux nouvelles technologies » (Ed. Le Cavalier Bleu, avril 2016, 161 p.) est un essai organisé notamment en fonction de la finalité du cadre éditorial de la collection « Idées reçues » : identifier, à partir d’une solide compétence sur le domaine, les « idées reçues » qui paraissent à l’auteur suffisamment diffusées et intellectuellement intéressantes pour être mises en discussion, puis les discuter à destination d’un public non spécialisé.
1 - Seize "idées reçues" en discussion
L’ouvrage est écrit sans jargon technique ni style ésotérique, sans note infrapaginale ni référence bibliographique, selon un standard éditorial fréquent, même si l’on comprend vite, à la lecture des chapitres, que l’auteur fonde ses analyses sur des années de recherches, de lecture, d’observations participantes, de veille attentive de l’actualité dans ce domaine :
« Les analyses présentées dans l’ouvrage sont nourries par des travaux de recherche, en sociologie des sciences et de l’innovation, que nous conduisons personnellement sur le terrain des humanités numériques. Elles le sont aussi par les positions que nous avons occupées dans la structuration d’activités de recherche et dans des comités de réflexion stratégique où nous avons côtoyé des acteurs de divers horizons : chercheurs en SHS et en STI, des groupes sociaux concernés dans les pays du Nord mais aussi du Sud » (p.14).
Ce livre sur les sciences humaines et sociales confrontées au tournant numérique, aborde les problématiques actuelles du domaine, les questions que tous les spécialistes se posent, notamment « Qu’est-ce que les humanités numériques ? » (Première partie) et « A quoi servent les humanités numériques ? » (Deuxième partie). Ces questions occupent les deux tiers de l’ouvrage. Le dernier tiers est consacré à deux autres questions portant sur les peurs du numérique en général et des changements professionnels voire des menaces pour les bibliothécaires et pour les chercheurs (« Des craintes fondées ? », troisième partie) puis sur la dimension internationale du domaine, notamment sous l’angle des relations interculturelles dans les relations nord-sud et entre champs linguistiques, avec la question de la place de l’anglais (« Les humanités numériques dans le monde », quatrième partie).
La réflexion de Dominique Vinck part d’une définition préalable presque classique des humanités numériques, qui prédomine dans le corpus bibliographique depuis dix ans : les « humanités » sont entendues en un sens moderne incluant l’ensemble des sciences humaines et sociales ; le « numérique » est différencié de l’informatique et la rencontre entre SHS et STI (sciences et technologies informatiques) est au cœur de l’étude introduite par un aperçu des multiples enjeux économiques, technologiques, professionnels, institutionnels, culturels engagés dans les débats issus de cette rencontre.
« Le présent ouvrage traite de ce qui se passe dans le monde aujourd’hui autour des sciences humaines et sociales devenant numériques et de ce qui agite ses acteurs : des problèmes de politique scientifique et culturelle, de création de nouveaux marchés, de rapports d’hégémonie, de patrimoine et de nouvelle société en train d’advenir mais aussi de débats entre chercheurs. » (.14)
Au total seize « idées reçues », sous forme d’affirmations réparties en quatre parties, sont mise en discussion. Sans les citer toutes, quelques unes permettent d’illustrer la démarche, les choix de formulation tout en indiquant quelques dimensions importantes de l’objet d’étude : « Les humanités numériques, c’est la quantification des sciences humaines » (p.39), « Les humanités numériques, c’est une affaire de lettreux qui jouent aux geeks » (p.47), « Les humanités numériques vont démocratiser le savoir, la culture et l’accès aux patrimoines culturels » (p.79), « Le numérique, c’est la mort du livre et des bibliothèques » (p.109), « Avec les humanités numériques, les Suds vont se faire voler leurs patrimoines culturels » (p.125). A partir de chacune des seize affirmations, l’auteur développe une analyse toujours nuancée, consistant à étayer d’abord l’intérêt de considérer l’affirmation sérieusement puis d’en relativiser la portée en alliant, sur les deux versants, connaissances historiques, sociologiques, économiques, littéraires et technologiques. Et, d’une « idée reçue » à l’autre, c’est dans l’équilibre variable entre ces deux dimensions de confirmation et d’infirmation, que l’auteur suggère éventuellement des positions plus personnelles.
Les affirmations sont formulées par l’auteur, mais accompagnées d’une citation en exergue, souvent d’une source d’autorité, souvent scientifique ou journalistique, qui accrédite le choix de formulation. Les « idées reçues » semblent correspondre, pour certaines aux croyances de promoteurs des humanités numériques et pour d’autres à celles de critiques du label ou concept, sans que l’auteur ne masque une position personnelle tendanciellement favorable : Dominique Vinck nous dit, par ce livre, que les humanités numériques existent bel et bien, au moins comme objet de débats scientifiques en SHS, d’interdépendances croissantes entre professionnels de la recherche et de la documentation ainsi que de controverses publiques dans les mass-médias et les secteurs de politiques culturelles.
2 - « Qu’est ce que les humanités numériques ? »
En posant cette question centrale, pour orienter sa première partie, Dominique Vinck reconnaît, au moins implicitement, que la définition préalable, bien que nécessaire, n’est pas suffisante ou complètement satisfaisante.
Si l’on tente d’y répondre en suivant le fil de son analyse dans cette partie, on pourrait dire que les humanités numériques sont le reflet d’un bouleversement profond et brutal de la société, voire d’un changement de civilisation, mais aussi de beaucoup de croyances à cet égard et de désillusions. Ce changement porte massivement sur le patrimoine culturel, archivistique, documentaire, muséographique, intellectuel, artistique, ainsi que des métiers correspondants et l’impact que produit sur eux l’apparition des grandes plateformes d’éditorialisation numérique, dont Google est la plus connue mais bien loin d’être la seule. Le bouleversement est lié notamment à l’irruption brutale et massive de la logique des nombres, notamment des grands nombres, dans un champ culturel qui y était jusque là plutôt imperméable voire réticent. Ces changements sont portés par des acteurs sociaux : les « DHers », groupe central des spécialistes et promoteurs des humanités numériques, apparaissent alors comme les pionniers d’une adaptation, plus rapide que celle des autres, au monde qui change notamment dans les secteurs littéraires, historiens et bibliothécaires, très impactés dans leurs métiers pour ces derniers, et tous plus intéressés aux nouvelles possibilité de connaissance qu’offrent les outils numériques, notamment dans le sillage du standard TEI (Text Encodage Initiative) d’encodage des textes et des fouilles de textes qu’il permet. Ce n’est qu’en second plan, par extension transdisciplinaire, que les sciences sociales paraissent se greffer sur une dynamique propulsée davantage par le groupe central des DHers : l’affirmation « Les humanités sont aussi une affaire de sciences sociales » (je souligne) indique que là n’est pas l’essentiel et/ou que cela n’allait pas de soi. Elle n’est pas contredite par l’auteur dans ses analyses, qui la soutient ainsi mais qui signale néanmoins que, dans les "humanités" au sens modernisé par le label des "humanités numériques" tendant à imbriquer humanités classiques et sciences sociales, toutes les disciplines (notamment l’anthropologie et l’ethnologie) ne sont pas dans la même situation dans leurs rapports au tournant numérique. Il évoque, brièvement quelques autres disciplines (archéologie, science politique, géographie…) en y recherchant ce qui lui semble aller dans un sens favorable à la reconnaissance et à l’extension du domaine des humanités numériques.
3 - Humanités numériques et libre accès aux savoirs
Plutôt que de tenter de synthétiser ainsi l’ensemble des parties de l’ouvrage, entrons dans le huitième chapitre portant sur « l’idée reçue » suivante : « Les humanités numériques vont démocratiser le savoir, la culture et l’accès aux patrimoines culturels. » (p.79). Dominique Vinck situe son origine, dans les « manifestes » des humanités numériques de 2009 et 2010 et dans une origine plus ancienne de diverses « contre-cultures » (hippies, arpanautes, hackers, cyberpunks…) valorisant l’accès ouvert aux publications et aux données ainsi que la libre circulation des savoirs, mais aussi une sorte d’égalitarisation du rapport aux savoirs tendant à subvertir le confinement des discussions critiques en cercles de spécialistes au profit d’une mise en débat de tous les aspects de la recherche en SHS par le grand public :
« Les humanités numériques sont supposées œuvrer à la démocratisation du savoir et à un contrôle démocratique accru de la société sur les sciences. Le numérique permet aux chercheurs de communiquer et diffuser autrement leurs productions scientifiques, par exemple en passant outre les revues académiques conservatrices et peu ouvertes sur les productions innovantes ou en se libérant des formats classiques pour communiquer de façon plus interactive (carnet de recherche en ligne, blog, nanopublications, etc.). En ouvrant la possibilité de publier en dehors des structures éditoriales traditionnelles (avec comités de lecture, éditeurs privés, etc.) et de s’adresser directement à leurs publics, ces technologies démocratisent l’accès aux sciences humaines et sociales : accès aux résultats de la recherche mais aussi accès aux données primaires utilisées ou produites par les chercheurs. Le public pourrait alors vérifier par lui-même la validité des résultats et discuter le choix des données, leur traitement et leur interprétation. Le public pourrait contester les analyses et en proposer d’autres en conduisant ses propres recherches à partir des données qui seraient désormais accessibles. L’évaluation du travail des chercheurs ne dépendrait alors plus seulement du scepticisme organisé par les pairs mais aussi de l’examen et de la discussion par le public. Par ailleurs, les données et les sources étant techniquement plus faciles à mettre en circulation, à rapprocher, comparer, agréger et commenter – grâce aussi à des services comme Google Custom Search, Rollyo ou Yahoo Pipes pour traiter des données sans devoir construire une base de données ni écrire du code informatique –, le processus de production scientifique s’ouvrirait à divers groupes sociaux susceptibles de défier la condescendance des chercheurs et de questionner la distinction entre professionnel et amateur. Les sciences humaines et sociales deviendraient alors plus démocratiques, participatives, voire amusantes. » (p.81-83).
Cette orientation n’est pas contredite par l’auteur, sauf sous l’angle des réticences marchandes du secteur éditorial ; mais Dominique Vinck utilise souvent, dans ce passage, une forme conditionnelle qui semble introduire une certaine distance vis-à-vis des argumentations rapportées.
4 - Discussion de l’ouvrage
– Sur le plan empirique, une dimension semble absente : celle de l’enseignement. Le domaine des humanités numérique est présenté principalement par référence à deux secteurs professionnels celui de la documentation et celui de la recherche. Pourtant des évolutions notables sont observables sur le versant didactique dans les universités francophones et internationales (créations de diplômes, de filières, de manuels, de partenariats d’insertion professionnelle des étudiant-e-s, etc.). Et cette absence de l’enseignement, ainsi que de ses principaux acteurs sociaux - étudiants et enseignants - n’est peut-être pas sans incidence sur la perception du domaine et sur la façon de concevoir, dans cette matière, les relations entre chercheurs et documentalistes. Placer le public estudiantin au centre des préoccupations des humanités numériques amènerait peut-être à focaliser davantage les analyses en fonction d’un public connu, sociologiquement identifiable, et à orienter les analyses différemment quant aux modalités de production et de diffusion des publications, à l’évaluation des qualités & défauts des plateformes d’éditorialisation, aux dispositifs de transmission des savoirs, de construction des compétences d’enseignement, etc.
– En ce qui concerne l’agenda de recherche, l’ouvrage fait peu de place à une dimension signalée comme importante par un groupe de chercheurs, dans un texte collectif de juin 2016 (donc postérieur à la parution du livre) sur les « Humanités numériques plurielles » : les différenciations entre secteurs socio-professionnels et aussi secteurs de connaissances (disciplines et domaines d’étude) face aux effets du tournant numérique. Le numérique modifie les relations et activités humaines sous de multiples aspects, notamment (mais pas seulement) dans l’éducation, la recherche et la culture, mais le fait différemment d’un secteur à l’autre. Les premiers discours doctrinaux, conceptualisations et études en humanités numériques, portées par des acteurs non spécialisés en recherche (ingénieurs informatiques, techniciens du numérique, bibliothécaires-documentalistes…) se sont focalisés, souvent jusqu’à l’excès, sur des évolutions transversales aux secteurs, valorisant ainsi l’interdisciplinarité. Cette vision « globale » ou « transectorielle » correspond à leurs référentiels professionnels peu spécialisés par secteurs (au moins pour ceux qui caractérisent les découpages internes aux SHS et leurs vis-à-vis professionnels), et semble satisfaire une aspiration très présente dans la société, dans les mass-médias notamment : celle d’une compréhension aussi globale qu’immédiate du monde numérique dans son ensemble. Mais, comme nous le disent les chercheurs dans ce texte : « l’étude collective des différenciations sectorielles dans ces évolutions numériques, voire d’une nouvelle division sociale du travail, même si elle passe par des efforts plus modestes et plus longs à produire une interprétation globale du monde, paraît aujourd’hui plus urgente tant elle fait apparaître déjà les prémices de vastes pans de connaissances à produire sur chacun des mondes sociaux du numérique et aussi sur leurs murs de verre qui les séparent dans cette époque où prospèrent les croyances en une universalité des communications par Internet : le numérique des musées diffère de celui de la musique, le numérique de l’agro-alimentaire diffère de celui des administrations ou de l’histoire, le numérique littéraire n’est pas le même que celui des juristes ou des informaticiens, le numérique de la géographie ne correspond pas à celui des langues ou de l’architecture, de même que le numérique des humanités est souvent très différent de celui des sciences de la technique et de la matière... Explorer les tendances de différenciations sectorielles, comparer les secteurs, analyser les reconfigurations multisectorielles, présente autant d’intérêt pour la connaissance, même si cela est moins valorisé médiatiquement, que le repérage des tendances transversales destinées à caractériser d’emblée cette dimension numérique nouvelle de la société globale. On peut même espérer qu’une meilleure connaissance des secteurs informera une interprétation plus fiable de la société globale. »
– ce que l’on pourrait appeler un tournant critique dans les SHS francophones, face à l’institutionnalisation des humanités numériques, s’opère depuis 2015 et surtout en 2016. En quelques mois, les signes d’un changement de perception du domaine dans le milieu universitaire se sont multipliés : 1) un appel à communication de la Société française des sciences de l’information et de la communication (Sfsic), le 24 octobre 2015, appel explicitement à des contributions critiques destinées à un numéro de sa revue qui paraît en mars 2016 ; 2) Une journée d’étude, le 30 mars 2016 organisée par la Sfsic annonce, non sans une certaine virulence affichée, un projet de manifeste destiné à être présenté au 20e congrès de la société savante programmé pour les 8,9 et 10 juin 2016. 3) un autre numéro de revue, le n°19 de « Variations », parait en avril 2016 frappe par le caractère frontal des critiques adressées aux humanités numériques, à partir également d’un cadrage produit par des chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Cependant, l’ouvrage de Dominique Vinck paraît en avril 2016 et fut imprimé en mars 2016, si l’on tient compte des délais habituels entre la parution et le moment de remise du manuscrit à l’éditeur celle-ci remonte probablement à l’automne 2015. On ne saurait donc reprocher à l’auteur de n’avoir pu intégrer ces évolutions du débat. Ce débat s’est prolongé, récemment, avec la parution en janvier 2017 d’un « Manifeste pour un positionnement des Sciences de l’Information Communication (SIC) vis-à-vis des Digital Studies (DS) et autres mutations du numérique », sous la direction de Françoise Paquienséguy dans la Revue française de sciences de l’information et de la communication (n°10, 2017 : https://rfsic.revues.org/2543). Le manifeste – un dossier de vingt contributions courtes – semble exprimer la volonté collective des chercheurs en SIC de considérer le domaine des humanités numériques comme un véritable domaine de recherche en SHS et d’enseignement, et non pas seulement un domaine de créativités & développements technologiques pour l’éditorialisation numérique. Ce manifeste exprime aussi, plus explicitement dans le texte introductif du groupe fondateur de la démarche, une critique des humanités numériques sous l’angle du rapport entre technologie et société : « nous travaillons à analyser et à décrire comment les technologies de l’information et de la communication numériques ne préexistent pas au social dans une imbrication fine qui caractérise notre discipline. Dès lors, le numérique n’est plus compris comme un défi technique, sociétal ou intellectuel, il est étudié dans les transformations contemporaines qui affectent en profondeur les conceptions et pratiques de nos institutions, mais aussi nos façons de vivre, travailler, aimer, mourir… ». Je souligne, ce qui pourrait correspondre à un point de discussion épistémologique et à une problématique de recherches futures : est-ce la technologie qui transforme la société et les perceptions sociales que nous en avons (scientifiques, médiatiques, culturelles…) ou est-ce la société - ses structures, ses dynamiques, ses rapports de forces (économiques, politiques…) - qui façonne à son image des technologies qui n’en seraient que des reflets, changeant au cours du temps, mais révélateurs surtout de mutations plus profondes, économiques, idéologiques, géopolitiques, etc. ?
– Enfin, dernier point de discussion de l’ouvrage, en ce qui concerne sa forme éditoriale : celui de la relation entre la théorie générale favorable aux humanités numériques ainsi présentées, articulée notamment aux idées de libre accès… et l’action pratique des auteurs DHers, dont Dominique Vinck fait partie. Pourquoi publier un livre relatif aux humanités numériques en format papier-payant ou numérique-payant alors que le coût de mise en ligne, en temps de travail préparatoire, est aujourd’hui proche de zéro ? Et pourquoi ne pas insérer dans le format numérique de l’ouvrage les liens hypertextuels pointant vers les centaines de références ou textes en accès ouvert (ou pas) dont tout auteur ayant travaillé des années sur un domaine spécialisé de recherche peut faire bénéficier les lecteurs, en leur offrant ainsi plus qu’un livre, une sorte de portail vers la documentation numérique présente sur l’Internet (sur le web en accès ouvert ou dans les bases de données bibliographiques) ?
J.Valluy - 5 mai 2017