Plan
1 - Introduction
Le texte1 qui suit propose une réflexion interdisciplinaire à la confluence de deux points de vue : celui de l’Éducation Environnementale et celui des défis des sociétés technologiques. Il s’agit plus d’un essai réflexif que d’un article proprement scientifique, selon la progression suivante.
Le texte examine, premièrement, le concept d’environnement comme une notion de la Sociologie Environnementale, et considère aussi des extraits littéraires d’Henry Thoreau afin de contextualiser l’émergence des sens pour l’environnement tout au long du XXe siècle ainsi que la façon dont nous concevons cette notion dans l’environnement technologique du XXe siècle.
Deuxièmement, le concept d’environnement reçoit une nouvelle signification à travers le rapprochement de l’idée « d’environnement numérique » et de la consolidation des sociétés en réseaux. Ainsi, on discute à propos des discours technologiques, de la convergence possible entre la technologie et l’écologie, des défis culturels et de l’éducation à cette confluence.
Bien que le texte porte sur la littérature et convoque des illustrations du XIXe siècle pour réfléchir sur l’environnement, on ne s’éloigne pas trop du temps présent en soulignant des traits de la crise de la civilisation.
L’interdisciplinarité en Éducation Environnementale et la transdisciplinarité (Pasquier & Nicolescu, 2019) sont fondamentales pour la construction de ce dialogue des savoirs, non pas en vue d’une conclusion, mais comme point de départ vers d’autres réflexions.
2 - Des discours sur l’environnement et une brève chronologie de l’Éducation Environnementale
Ne suis-je moi-même en partie feuilles et terre végétale ?
Henry Thoreau
Thoreau apparaît ici en épigraphe parce que ses livres "Walden ou la vie dans les bois" (1854) et "La désobéissance civile" (1849) ont servi de référence dans la production littéraire occidentale à partir du XIXe siècle jusqu’aux mouvements de la contre-culture2 des années 1960, période de grande fertilité d’idées et de conceptions écologiques directement liées à l’apparition de l’Éducation Environnementale. En plus d’être généralement associé à des propagateurs d’idéaux pacifistes comme par exemple Gandhi, en Inde, ou encore Martin Luther King, aux États-Unis, Thoreau était aussi lié à la construction d’un imaginaire de la représentation de la nature, tout autant qu’aux luttes écologistes encore vivantes dans la société moderne.
Il était à la poursuite de « l’essence de la vie » et voulait « vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie » (THOREAU, 2019, p.96). Il a vécu la simplicité au milieu d’une nature extraordinaire, dans une cabane au bord du lac Walden, au Massachussets, aux États-Unis. La poursuite de la compréhension de soi-même, thématique présente dans ses ouvrages, est une recherche universelle à toutes les époques qui résonne encore dans les diverses crises auxquelles l’humanité doit faire face aujourd’hui.
Cette poursuite de Thoreau peut être celle de toute société et même de toute l’humanité. Il faut évidemment dépasser sa vision quelque peu idéalisée de la nature et contextualiser avec le moment présent. Nous devons considérer son mécontentement par rapport à la croissante industrialisation et à la mécanisation du travail et nous devons aussi l’actualiser en fonction de l’histoire du XXe siècle et du début du XXIe siècle, bien que les processus d’industrialisation soient déjà passés par différentes étapes : la globalisation économique a atteint une nouvelle dimension ; les nouvelles technologies produisent une accélération des échanges d’information jamais vues et la « culture des masses » agit sur l’orientation des goûts et sur la création des demandes de consommation qui agit aussi sur les manières de production de besoins.
Nous pourrions catégoriser la littérature de Thoreau et sa compréhension de la nature comme une représentation d’une perspective arcadienne de la nature, d’après les propositions des discours environnementaux du sociologue John Hannigan. Cet auteur canadien présente (2009) sa propre classification des discours sur l’environnement produits tout au long du XXe siècle. Ces discours sont : l’arcadien, l’écosystème et la justice.
Pour le premier, nous pouvons énumérer quelques éléments comme la nature traitée sans valeur esthétique ni spirituelle. Il y a un mouvement de retour à la nature et une alliance des protecteurs et des conservateurs. Dans le deuxième type de discours, il y a une idée d’intervention humaine qui dérange l’équilibre des communautés biotiques. Ce discours a comme lieu de base les sciences biologiques et une fusion entre l’écologie et l’éthique. Dans le troisième discours, celui de la justice, nous avons l’idée que tous les citoyens ont le droit de vivre et de travailler dans un environnement sain et il y a une fusion des droits civils et environnementaux.
Si nous considérions les classifications théoriques seulement comme des nomenclatures étanches qui ne changent pas au fil du temps, ou qui sont fermées dans leurs domaines d’action, nous pourrions réfuter immédiatement les écrits de Thoreau face à la compréhension contemporaine de l’environnement et de la nature, en raison des caractéristiques un peu idéalistes de celle-ci. Pourtant, ses livres ont forgé un concept écologique et environnementaliste dans une époque postérieure à la sienne et qui se répercute encore jusqu’à maintenant.
Ainsi, nous pourrions complexifier la classification de John Hannigan dans la perspective d’une proposition rétroactive entre ses propres catégories, dans une forme de discours qui puisse répercuter sur un autre ou encore sur un tiers car, à notre avis, une compréhension de l’environnement qui porte un discours de justice porte aussi des éléments des discours temporels préalables comme, par exemple, l’écosystémique et l’arcadien. Cela peut être très significatif en tant que mouvement de recherche. Un mouvement de reprise de la littérature qui a inspiré des auteurs et des penseurs du XXe siècle, des auteurs qui se sont consacrés à faire converger leurs préoccupations politiques et philosophiques à l’égard de l’Éducation Environnementale.
« Dirige ton œil droit en toi, et vois
Mille régions en ton âme
Encore à découvrir. Parcours-les, et sois
Expert en cosmographie-du-chez-soi »3
Bien que notre temps soit éloigné de celui de Thoreau, quelques-unes de ses préoccupations comme la poursuite de la « compréhension de soi-même » reste d’actualité, parce qu’elle est une des questions fondatrices de la condition humaine, qui consiste à s’interroger sur le monde et sur soi-même. Et cela implique de réfléchir à la question de la subjectivité dans la formation humaine, et plus spécifiquement dans une formation environnementale.
Dans l’extrait ci-dessus, la convocation de la littérature sert à nous dire que l’exercice de la connaissance de soi est infini, mais vaut la peine d’être poursuivi même dans l’adversité, car cela enrichit et complexifie notre relation avec le monde.
Dans cet exercice de permanente interrogation sur la relation entre l’être humain et la nature, le moi et le monde, nous trouvons la correspondance avec les fondements à l’Éducation Environnementale, parce qu’il y a des questions que l’on pose à propos de ce qu’est l’exercice d’enseigner et sur quoi porte l’enseignement. L’enseignement est l’apprentissage de la condition humaine et de sa complexité au regard du monde.
Cette perception de la relation entre l’humain et la nature n’était pas toujours présente dans le discours de l’Éducation Environnementale. Dès l’origine, celle-ci est marquée par un point de vue naturaliste qui était très fort dans les années 1960 et 1970. Mais un autre point de vue plus récent nous montre un aspect différent : celui de considérer l’être humain comme séparé de la nature. De sorte que dépasser l’affirmation de ce point de vue socio-environnemental exige maintenant un effort pour surmonter la dichotomie entre société et nature, pour que l’on puisse voir les relations d’interaction permanente entre la vie humaine sociale et la vie biologique de la nature (CARVALHO, 2012).
Le terme « socio-environnemental » s’est imposé dans les années 1990, notamment après la Conférence de Rio en 1992. Même si cette terminologie reste d’actualité, le début du XXIe siècle a encore été marqué par d’autres nomenclatures comme, par exemple, l’idée de durabilité et de développement durable, fortement contestables politiquement lors de leurs mises en pratique. Car le néolibéralisme a mis en place des mesures d’ « esverdeantes/ greenwashing » dans divers secteurs de l’économie.
Nous reconnaissons, au départ, l’existence d’une crise de l’Éducation qui traverse différents niveaux de réalité et d’expressions de la société. Cette idée est vérifiée chez des auteurs comme le sociologue et philosophe Edgar Morin qui l’envisage comme une « crise multidimensionnelle » simultanée. Comme une crise de l’éducation qui n’est pas fermée en elle-même mais qui se trouve connectée à la crise de la démocratie, aux crises éthique, économique et à d’autres encore.
Nous reconnaissons aussi la difficulté et les défis auxquels l’enseignement et l’apprentissage de la condition humaine doivent faire face, dans des contextes qui maltraitent l’esprit et qui sont coupés de la vie. Nous pouvons citer comme exemple la crise de la société et la crise de la démocratie, associées à une crise économique dont les effets retombent encore une fois sur une crise de la société et de la démocratie. Face à cette spirale de crises qui se renforcent et qui se soutiennent, nous avons le domaine de l’Éducation qui, à son tour, est impacté et impacte les autres crises, et plus spécifiquement le domaine de l’Éducation Environnementale pour lequel il faut prêter attention au terme « Environnemental4 » dans les recherches pédagogiques et les fondements théoriques et pratiques.
Dans cette perspective, l’approche transdisciplinaire et la pensée complexe reconnaissent l’urgence de la création d’un enseignement prêt à faire face aux incertitudes, aux incompréhensions, aux erreurs et aux illusions. Il faut que l’enseignement soit audacieux dans la tâche d’enseigner à vivre, comme le dit Edgar Morin (2015). Et lorsqu’il s’agit de l’Éducation Environnementale, le défi est encore plus grand, car le terme « enseigner à vivre » est associé à la dimension environnementale, comprise dans ses diverses acceptions, comme l’environnement externe, c’est-à-dire la nature, mais aussi l’environnement intérieur, ou bien la psyché et la santé de l’être humain qui n’est pas séparée du monde. Il faut comprendre l’environnement intérieur et l’environnement extérieur dans leur ensemble et individuellement, car ils sont un et deux en même temps et on doit élargir ce qui les associe et ce qui les dissocie. Dans ce cas, on doit relier la connaissance du monde avec la connaissance de soi, et la connaissance de soi avec la connaissance du monde.
3 - Les Sociétés technologiques et l’Éducation Environnementale
Les illustrations ci-dessus de Jean-Marc Côté, à la fin du XIXe siècle, interrogeaient déjà ce que serait la société des années 2000. Il y a plus de 80 illustrations publiées à différentes époques et qui, aujourd’hui, sont disponibles à la Bibliothèque Nationale de France à Paris. Le choix de ces deux images est dû au fait que leur auteur a bien illustré la place que prendrait la technologie dans notre vie actuelle.
Dans la première image nous avons des dispositifs de communication audiovisuelle à la portée des mains et, dans la deuxième, est représentée une salle de classe où l’information des livres est transmise par un dispositif installé sur les têtes des étudiants. Ces deux illustrations sont devenues réelles car nous pouvons communiquer instantanément à travers des dispositifs mobiles et nous pouvons aussi étudier, apprendre et avoir des informations à travers des podcasts, des audio-livres, des outils d’enseignement à distance, etc.
Il y a toute une panoplie d’outils et de gadgets dans le domaine de l’éducation. Il ne s’agit pas ici de se livrer à des divagations sur le futur des technologies, s’intensifiant chaque jour, mais de réfléchir à l’un des grands défis contemporains, celui de l’énorme flux d’informations et de connaissances à l’époque des relations virtuelles, lequel est, directement ou indirectement, lié aux défis de la formation des sujets-apprenants et de leur subjectivité notamment dans le rapport à l’Éducation Environnementale.
Quoiqu’abondante, l’information dans ce nouvel environnement technologique se perd, parfois, dans son propre message. C’est le cas des discours socio-environnementaux actuels, notre sujet ici. En effet, il y a des chemins qui se croisent dans ce texte : celui d’un parcours historique d’un écologisme et d’un environnementalisme avec l’avènement d’une société technologique chaque jour plus interconnectée.
De nombreux réseaux de communications virtuels propagent des messages sous forme de texte ou d’images et texte véhiculant toutes sortes de discours sur la nature et sur une compréhension déterminée de ce que c’est la relation société-nature ou humain-nature. De fausses et de vraies nouvelles, de nature romantique, transcendantales, déformées, scientifiques, religieuses, etc. Le message n’est jamais neutre, il est plein d’intentionnalité et veut convaincre quelqu’un de faire quelque chose. On peut dire que de nombreux discours sur la nature à l’ère des réseaux sociaux traversent une ou plusieurs des classifications des discours sur l’environnement listées par Hannighan dans la première partie. Face à ce scénario d’information, envisager un sujet en formation en quête d’une pensée orientée par une perspective socio-environnementale est un vrai défi.
Pour envisager la question à partir du sentiment d’incertitude d’aujourd’hui, on peut considérer par exemple la crise de la pandémie du coronavirus, déclenchée en 2020. Cette crise nous a réveillés, elle nous a montré qu’une crise sanitaire peut être connectée à la notion de policrise, telle qu’elle est conçue par Edgar Morin (2020). La crise est sanitaire, mais, en même temps, elle est aussi monétaire, sociale, écologique, politique et éducative.
Ainsi, je crois que c’est à partir de cet enseignement primordial que l’Éducation Environnementale, en tant que domaine d’action et de réflexion, se heurte à la question de l’interdépendance entre la pluralité de connaissances et l’éventuel besoin de mettre leurs points de vue étanches en dialogue.
Toutefois, le défi en cours est de savoir comment stimuler le passage à une relation solidaire entre les différents domaines du savoir afin que la politique ne soit pas elle-même un autre virus aussi mortel que celui auquel on doit faire face actuellement. Dans ce sens, la pandémie intensifie les différences structurelles des sociétés dans le monde entier, accentuant les injustices environnementales déjà présentes et qui maintenant sont visibles autrement.
Si toutes ces crises sont interconnectées, il semble que l’accroissement de l’une confirme l’approfondissement des autres. Ainsi, on revient encore une fois à la question : comment transformer ce cercle vicieux de crises qui forgent d’autres types de crises ? L’un des parcours de travail qui me semble nécessaire est celui de la recherche interdisciplinaire et transdisciplinaire, car nous nous rendons compte, chaque jour, qu’il y a besoin de communication et de dialogue entre les différents domaines du savoir.
« L’interdisciplinarité, dans ce sens et étant présupposé de l’Éducation Environnementale n’est pas un principe épistémologique pour justifier certains savoirs et certaines relations de pouvoir de la hiérarchie entre les sciences, ni une méthode unique pour l’articulation des sujets du savoir, capable de produire une « méta-science ». C’est une pratique intersubjective qui associe des savoirs scientifiques et non scientifiques pour relier le raisonnable au cognitif, le cognitif au sensoriel, tout en cherchant la construction des sujets des savoirs qui donnent lieu à des nouvelles conceptions et compréhensions du monde (naturel au sens strict et au sens historique) et pour une construction de l’individu plein. Donc, cette pratique se traduit par un travail collectif qui implique contenus, disciplines et l’organisation elle-même d’une école et des actions non formelles : relations de pouvoirs, mode d’administration, définition du projet politique et pédagogique, etc » LOUREIRO (2009, p. 76).
Une des manières de rendre visibles les injustices environnementales c’est précisément la communication numérique des nouvelles technologies à travers les environnements virtuels d’échanges et des plateformes de débat5. Si, d’un côté, le message transmis est distordu, comme c’est le cas du phénomène des fausses nouvelles6, d’un autre côté, le grand flux d’informations crée des configurations uniques pour les dynamiques sociales grâce à l’actuelle culture politique du virtuel.
À partir de cela, nous avons une démocratie en effervescence à cause de toutes ces interactions de goûts, de chagrin, d’opinions, d’allégations, etc. Tout un domaine inédit de recherche surgit en raison de ce nouvel environnement virtuel. En ce sens, nous citons les laboratoires de recherche comme le Costech7, en France, qui, de manière interdisciplinaire, dirige des recherches dans des thèmes transversaux traversés par des questions comme la relation entre le savoir, la société et la technologie.
4 - Les discours technologiques et la rencontre des discours environnementaux
D’après le glossaire TransNum, présenté par l’équipe Epin du Costech, nous avons une définition du numérique comme un moyen concernant ce qui est autour de nous, mais aussi entre nous, selon des manières d’agir et de se transformer dans une relation permanente de co-constitution.
Nous avons aussi la présentation d’outils théoriques à travers l’écriture, le concept de « milieu » et encore celui d’alphabétisation. Donnant suite à cette conception, nous obtenons : « développer l’alphabétisation numérique (au niveau de l’éducation et au niveau scientifique). Le groupe EPIN présente le concept d’« environnement » et plus spécifiquement celui d’« environnement numérique », comme un outil pour penser à ce que nous devons enseigner pour former de vrais lettrés numériques capables de non seulement utiliser les outils de l’écriture numérique, mais aussi de comprendre comment ces outils déterminent nos façons de construire le savoir et d’agir vis-à-vis des autres.
Pour pouvoir comprendre le rapprochement des discours de l’environnement provenant d’une pensée socio-environnementale et de l’environnement numérique, j’ai étudié le Livre Blanc Numérique et Environnement8 de 2018. Ce livre fait appel à une convergence d’intérêts entre l’accélération du numérique9 et les questions écologiques. Selon ce texte, l’accélération d’un processus engage celui de l’autre. Dès le début, le texte considère la transition écologique comme un horizon inévitable ou bien comme un but à atteindre, mais un chemin difficile à parcourir : la transition numérique serait une force transformatrice de notre époque, mais encore sans objectif défini.
Dans ce sens, ce texte veut nous dire qu’il faut profiter de la force de la transition numérique afin de la mettre au service de la transition écologique. Ce texte nous donne également une série d’indicateurs de l’action du pouvoir politique et quatre propositions transversales énumérées pour accélérer cette transition : 1) réduire l’empreinte écologique du numérique ; 2) utiliser le numérique pour mieux concevoir les politiques écologiques ; 3) soutenir l’innovation numérique en faveur de l’écologie ; 4) mobiliser les potentiels des données au service de la transition écologique.
Dans un des éléments d’introduction du texte, il y a l’affirmation suivante : « intrinsèquement le numérique n’est ni bon ni mal ». Dans un autre extrait, le texte dit qu’on ne peut pas avoir un point de vue optimiste sur la technologie, ni une approche technophobe. Mais j’estime qu’il faut problématiser ces assertions, car si intrinsèquement le numérique n’est ni bon ni mal, ses conséquences le sont. Il s’ensuit qu’il est difficile de comprendre ou de mesurer la portée de telles conséquences avant la mise en pratique. Ce que l’on peut faire, cependant, c’est projeter des modèles ou accompagner par des recherches la façon dont cette transition s’accomplit dans des domaines divers tels que le politique et le sociologique.
Si l’on s’en tient à la période de la crise sanitaire provoquée par le Covid-19 qui, d’une façon ou d’une autre, s’entrelace à d’autres crises déjà mises en relief avant, on voit que les réseaux du numérique sont plus forts actuellement. Par exemple, le travail à domicile, choisi par ceux qui peuvent le faire, a fait accélérer l’usage du numérique. Les achats en ligne10, soit de services, de produits d’alimentation ou d’information, de contenu, etc. Tout cela contribue à accélérer l’usage des réseaux, des plateformes et des applications. Un nouveau format de commerce s’intensifie, c’est le capitalisme dans sa version de haute technologie.
5 - L’accélération technologique et les injustices environnementales
Nous devons maintenant souligner les conséquences inquiétantes du processus d’accélération de la technologie. Selon l’écrivain Eduardo Galeano, dans "Les veines ouvertes de l’Amérique latine", dès sa première version en 1978, "la déesse de la technologie ne parle pas espagnol". Avec cette phrase, il veut nous provoquer, nous dire que la technologie ne participe pas à la langue (ou au discours) de la majorité des habitants d’Amérique latine, bien qu’il considère que la langue du colonisateur espagnol parlée par une grande partie de la population latino-américaine, la "déesse de la technologie" ne considère pas les urgences réelles des peuples subalternes. Tous parlent l’espagnol, le portugais, le français et d’autres langues des peuples les plus divers, comme le tupi, le guarani, l’aymara, le quechua et d’autres langues qui, au Brésil, sont au nombre de cent quatre-vingts.
« Le simple transfert de la technologie des pays avancés implique la subordination économique et - après quatre siècles et demi d’expérience dans la multiplication d’une oasis du modernisme transplantée au milieu des déserts du délai et de l’ignorance – peut aussi affirmer la non-résolution des problèmes du sous-développement » GALEANO (2015, p. 344).
Aujourd’hui, contrairement aux observations de Galeano, la technologie se présente dans les relations quotidiennes de la majorité des individus, au travers des différents services d’applications, des réseaux sociaux et des plateformes, et pas seulement comme une relation éloignée, organisée par de grandes entreprises.
Quoique ces grandes entreprises soient toujours présentes et solides, maintenant l’individu manipule aussi la technologie à portée de main, ce que justifie, donc, l’étymologie du mot « digital ». Il faut, au plus vite, penser aux nouvelles relations de travail résultant de cette technologie et de l’éventuel changement des droits du travail, dans de nouvelles formes d’exploitation, d’inégalités et d’injustices de la vie humaine. Si tout cela l’impacte, c’est aussi une question importante pour l’Éducation Environnementale.
Si la transition écologique est un processus qui doit forcément aboutir, tiré par l’accélération numérique ou pas, comment assurer que cette transition soit juste et qu’elle ne provoque pas plus d’inégalités ? Le point de vue du Livre Blanc sur l’écologie, déjà mentionné, peut nous paraître trop séparé de l’être humain et de toute cette relation qui est sociale mais aussi culturelle, et qui aborde la formation humaine dans ses dimensions individuelle et collective. C’est pour cela que l’Éducation Environnementale préfère la terminologie « socio-environnementale ».
Je voudrais mettre en relief aussi le point de vue de la technologie comme une Déesse dans le texte de Galeano. Le Deus ex machina des anciens Grecs, un dieu né d’une machine, apparaît miraculeusement pour résoudre les problèmes des personnages de la tragédie, restés jusque-là insolubles. Je crois que cette expression grecque associée à une solution miracle peut en quelque sorte être présente dans l’idée qu’en travaillant pour l’accélération numérique, une solution de transition écologique se produira automatiquement. Notre croyance selon laquelle en accélérant le numérique nous accélérions la transition écologique semble nous venir de cette légende grecque. Comme si l’on attendait l’avènement de quelqu’un ou quelque chose de plus puissant que nous, venu de l’extérieur, maîtrisant un savoir que nous ignorons, pour résoudre des problèmes écologiques présents dans notre réalité concrète, dans notre vie quotidienne.
C’est un exercice intéressant que de démystifier la technologie considérée comme une grâce salvatrice, parce qu’il nous rappelle que la technologie n’est pas indépendante de la société, mais que nous la faisons. Nous pouvons aussi considérer cela comme une alerte aux dangers de la technologie et aux substances polluantes qui ne sont pas toujours correctement abordés dans un environnement démocratique, au contraire, ils sont cachés ou atténués.
À partir de cette réflexion, l’idée d’une transition écologique devrait être associée au souci d’une transition juste, dans laquelle les substances polluantes d’une accélération technologique ne seraient pas « jetées dans le jardin des plus pauvres » (ACSELRAD, 2009). Il existe au monde de nombreux exemples de grands projets, demandant un usage d’un haut niveau de technologie, qui transfèrent aux communautés en périphérie beaucoup de danger social et environnemental.
Il se peut que cette vision, celle de la non reconnaissance de la diversité culturelle soit déjà enracinée dans notre constitution moderne, héritière d’une pensée qui nous a appris l’objectivité séparatrice et réductrice lorsqu’elle envisage l’humain séparé de la nature, le sujet séparé de l’objet. Cependant, il faut qu’on fasse de notre mieux pour articuler à nouveau des savoirs et des cultures, pour reconnecter le social à l’environnemental.
6 - Le défi de la culture numérique
D’après Bruno Bachimont (2014), certaines questions de culture sont posées par les défis du numérique. Pour lui, il y a une possibilité de mécaniser des informations de la culture sans la médiation interprétative et son objectivation finit par devenir un objet manipulable. Il en résulte l’une de ces conséquences paradoxales : ses contenus peuvent se produire et se transformer automatiquement dans le monde de la virtualité, puisque tout est opéré par une machine, c’est-à-dire sans manipulation humaine. De là, le contenu n’est plus une expression culturelle à être analysée, c’est une réalité à être analysée. Encore une fois le renforcement de l’objectivité au détriment de la subjectivité.
L’objectivité de l’informationnel dans le monde des technologies de l’information peut nous mener à des analyses statistiques plus ou moins pertinentes pour les études qui cherchent l’objectivité. Si je tiens compte de l’importance des analyses objectives dans les divers domaines du savoir, je considère, néanmoins, qu’il est très important de préserver la dimension humaine des processus, pour traiter de la réinsertion de l’individu dans le monde de la machine automatique, précisément pour que l’aspect interprétatif soit rétabli par le dialogue et par la critique. Puisque, si l’on continue à objectiver le contenu, l’information nous arrive aseptisée après avoir été traitée par les algorithmes des réseaux. De sorte que le rôle de l’individu se limiterait à la reproduction automatique des « j’aime » et « je n’aime pas ». Un binarisme réducteur.
Pour Bachimont (2014), on a quelques problèmes qui se présentent à cause de la nominalisation de la culture. Le premier est épistémologique et le deuxième phénoménologique. Il se demande dans quelle mesure le traitement accordé aux données autorise une analyse scientifique du réel culturel. Il dit encore que si l’on retire les données de leur régime ordinaire d’interprétation, on soustrait le terrain culturel où ces données font du sens.
Dans ce sens, je crois que l’Éducation Environnementale nous invite à réfléchir sur la force pédagogique capable de mobiliser la réflexion critique lorsque nous abordons les questions socio-environnementale dans nos sociétés pour que nous ne soyons pas que des émetteurs de ces informations, mais que nous participions, que nous devenions aussi des auteurs responsables de ces contenus. Comme nous le rappelle l’éducateur Paulo Freire, l’objectivité sans subjectivité est mécanique et la subjectivité sans objectivité est subjectivisme.
« Si je suis dans le monde, avec le monde et avec les autres, je suis face à un monde qui n’a rien à voir avec lui. Après tout, ma présence dans le monde n’est pas de quelqu’un qui s’adapte, mais de quelqu’un qui fait corps avec le monde. C’est la position de quelqu’un qui lutte pour ne pas être juste un objet, mais un sujet aussi de l’Histoire ». Freire (2018, p. 53).
Enseigner, dans la relation dialogique de l’enseigner et de l’apprendre exige de nous la capacité d’apprendre sur la réalité, non seulement comme une forme d’adaptation à la réalité, mais comme un moyen de la transformer. Dans ce cas, la réalité de la société interconnectée serait, sans doute, un défi urgent de nos jours, qui nous demande de faire des efforts pour comprendre ses mécanismes, ses discours et ses modes d’opération. Face à des nouvelles technologies, il faut questionner : comment intégrer les technologies dans une pratique d’éducation aux valeurs pédagogiques, précurseurs des nouvelles relations apprenantes, imprégnées de solidarité et contribuant au processus de construction des compréhensions transformatrices dans les divers environnements de la société ? « Les technologies numériques comme, en outre, n’importe quelle technologie, doivent être accompagnées d’une surveillance critique sur leur sens et leur abondance » (ADAMS & STRECK, 2010).
La technologie change selon notre façon de vivre ensemble, notre façon de communiquer, d’interagir et d’apprendre. On peut dire qu’elle fait changer la culture, car le numérique est inséré dans la culture, comme la culture est insérée dans le numérique. Cela modifie aussi les modes d’organisation de la société et les modes d’organisation d’une culture démocratique. Ainsi, on voit actuellement de nombreux termes qui s’interconnectent, comme celui d’environnement, de société, de technologie, d’éducation, de culture et de démocratie. Un anneau interconnecté par des phénomènes qui doivent être étudiés séparément et ensemble.
7 - Des conclusions
L’idée de ce texte était notamment d’évoquer différents discours sur l’environnement, depuis le XIXe siècle avec Thoreau, en passant par les discours du XXe siècle à travers les apports d’une sociologie environnementale, jusqu’au défi contemporain du numérique. Ceci pour composer des réflexions sur la façon dont nous pouvons procéder dans la formation de sujets écologiques à partir des préoccupations découlant du domaine de l’éducation environnementale.
Pour revenir au début de cet essai, à l’inspiration de Thoreau, rappelons que son geste à Walden était de retourner à l’essentiel de la vie. On voit que pour lui le plus important était la simplicité. Dans sa cabane, isolé, presque sans interaction sociale, c’était dans la méditation de petits détails qu’il rencontrait la beauté et la richesse de l’être et du devenir. Aujourd’hui, isolés dans nos cabanes de l’année 2020, à cause de l’isolement social et du confinement pour combattre le Covid-19, nous ne nous imaginons même pas un seul jour sans le soutien de la technologie qui nous connecte aux autres et au monde entier. La technologie est-elle donc devenue essentielle à notre vie quotidienne contemporaine ? L’accès aux technologies numériques est-il garanti de manière égale pour tous ? Comment l’éducation à l’environnement peut-elle nous aider à réfléchir sur la relation entre la société, la technologie et l’environnement ?
La technologie et ses discours, aussi bien que l’accélération numérique, a des intérêts divers et parfois divergents. Le défi d’une Éducation Environnementale dans ce sens est celui de trouver les moyens de promouvoir des apprenants ayant des soucis socio-environnementaux dans ce domaine si imprécis de la technologie, tout comme de favoriser une formation citoyenne et démocratique, quand, parfois, la démocratie elle-même manque des critiques et est en danger dans ces nouveaux desseins de la société. L’Éducation Environnementale, au lieu de promouvoir une formation qui cherche l’adaptation du sujet à l’environnement technologique, devra favoriser une alphabétisation au-delà du numérique, une alphabétisation humaine, écologique, solidaire qui questionne les modes d’être et de penser de notre civilisation actuelle, pour intégrer les domaines individuels et collectifs, en lien avec la nature.