Plan
Introduction
Les activités de travail sont de plus en plus complexes. Les organisations privées et publiques ont de nombreuses interdépendances. Elles doivent sans cesse se réinventer selon les révolutions scientifiques, les évolutions réglementaires ou sociales. Cette remise en question perpétuelle des organisations entraine la nécessité de revoir, adapter et développer les compétences des professionnels de ces organisations. Cet article s’intéresse à l’apprentissage situé en contexte professionnel pour renforcer l’organisation des systèmes à forte diversité institutionnelle ayant de nombreuses interdépendances. Ces contextes sont modélisables à l’aide de la conception polycentrique. Apposer le qualificatif polycentrique à contexte permet d’aborder « une situation dans laquelle de nombreux centres de prise de décision sont formellement indépendants les uns des autres. […] Dans la mesure où elles se prennent mutuellement en compte dans leurs rapports de concurrence, entrent en relation dans divers engagements contractuels et coopératifs ou ont recours à des mécanismes centralisés pour résoudre leurs conflits, les différentes juridictions politiques d’une zone métropolitaine peuvent fonctionner d’une manière cohérente et selon des logiques de comportements d’interaction prévisibles. Dans la mesure où ces traits sont rassemblés, on peut dire qu’elles fonctionnent comme un ‘système’ » (Ostrom et Laurent, 2012 p.20 - traduction de Ostrom, Tiebout et Warren, 1961). Dans ces systèmes, la diversité des institutions en présence va de pair avec une diversité de professionnels aux compétences différentes. En effet, dans les systèmes polycentriques, si un objectif commun est identifiable dans l’activité collective à réaliser (Aligica, 2014 ; Aligica et Tarko, 2012), des objectifs spécifiques demeurent avec des expertises bien dédiées pour réaliser un des dits objectifs. L’atteinte de l’objectif commun est possible par l’activation et la rencontre de différentes compétences au sein de ces expertises spécifiques. L’ensemble de ces expertises se constituent, de plus, sur la base de connaissances attachées à différents domaines.
Les systèmes polycentriques sont des systèmes complexes où le nombre d’acteurs qui interviennent pour réaliser une activité collective peut être très différent selon les situations auxquelles un pool d’acteurs doit faire face. La question de la formation dans ces contextes émerge alors : comment assurer qu’un système pouvant rassembler des acteurs très divers puisse fonctionner en action ? Quelles sont les compétences que les acteurs de ces systèmes doivent développer ? Nous proposons d’étudier cette question en nous munissant du concept d’apprentissage situé. En effet, les théoriciens de l’apprentissage situé posent que l’apprentissage est un concept plus large que la simple acquisition de connaissances (Lave et Wenger, 1991). L’apprentissage est particulièrement lié à la notion de compétence : il est « le développement de l’identité de l’individu en tant que personne reconnue comme compétente par une communauté et le double processus de reproduction de l’ordre social et de transformation des communautés de pratiques (Lave et Wenger, 1991, 51-55, traduit et cité par Berry 2008, p. 21).
Apprendre correspond alors à faire en sorte qu’une personne puisse se sentir capable d’être impliquées dans de nouveaux process de travail en maitrisant les interprétations des activités et tâches afférentes. Cela suppose de bien prendre en compte que les activités, tâches, fonctions et interprétations ne peuvent avoir une existence propre, isolées, elles font parties d’un système de relations denses qui leur donnent sens (Lave et Wenger, 1991).
Pour Brown, Collins et Duguid (1989), la connaissance est nécessairement située. L’activité la produit comme la culture et le contexte. Les situations co-produisent les connaissances. Il n’y a pas d’activité sans connaissances. Clancey (1995) montre que le cerveau n’est pas une carte de stockage de programmes et de règles, il y a des processus qui se génèrent et s’adaptent selon les situations. La capacité d’un sujet à se comporter de manière cohérente dans un environnement, de se coordonner et de séquencer ses actions selon l’évolution d’une situation constituent la connaissance.
Il semblerait alors que la congruence entre une situation étudiée et la réalité de la vraie vie dans laquelle une connaissance est activée constituerait un contexte d’apprentissage idéal (Young, Nastasi et Braunhardt, 1996). Conceptualiser la vraie vie de l’activation d’une connaissance en contexte professionnel nécessite alors de prendre en compte l’ensemble du système dans lequel exercent des professionnels. Cela nécessite alors de faire rencontrer une diversité d’acteurs faisant face à des situations où leurs expertises vont se rencontrer et de réaliser une simulation de cette situation pour exercer les professionnels à intégrer l’ensemble de leurs savoirs. Cette démarche serait alors une manière de cultiver la transdisciplinarité nécessaire à l’action en contexte polycentrique. En effet, pour Nicolescu (1996), la transdisciplinarité est une posture qui permet de dépasser la notion de discipline et intègre, dans le cadre d’une action donnée, un ensemble de savoirs situés qu’il faut dépasser et faire rencontrer pour comprendre et agir dans le monde moderne, réel, présent et tout particulièrement complexe. Cet ensemble de savoirs situés qu’il faut dépasser correspond à l’action en contexte polycentrique : les associations d’expertises se font et permettent l’action collective.
Considérant la performance des équipes comme constituée de l’association des affinités interpersonnelles au sein d’un groupe, l’accomplissement de tâches communes et la fierté d’un groupe (Beal et al., 2003) selon les propos de Festinger (1950), nous proposons d’étudier la problématique suivante :
Comment la simulation de situation d’intervention complexe, peut-elle contribuer à renforcer les capacités d’action des équipes de système polycentrique ?
Matériel et méthode
Nous avons réalisé une étude de cas unique (Gavard-Perret, Gotteland et Haon, 2012 ; Huberman et Miles, 2003 ; Yin, 1994) à partir des données issues de l’observation d’un exercice de simulation de secours en mer de grande ampleur (SMGA). Nous positionner dans ce type de contexte nous permet d’aborder l’apprentissage situé dans un cadre autre que celui de la formation et de l’éducation. En effet, nous nous plaçons dans un exercice réalisé pour des professionnels testant des procédures opérationnelles. S’il y a un caractère formateur dans ce type d’exercice, il reste que ce caractère n’est pas l’élément central comme dans les structures de formation, écoles ou universités. Les organisateurs de l’exercice sont sensibilisés à la formation, pour autant, ils ne sont pas des professionnels du champ de l’éducation. Nous disposons donc d’un laboratoire idéal d’observation de l’apprentissage situé sans biais de construction de l’instrument d’observation. L’enquête réalisée est observationnelle et interprétative avec une approche ethnométhodologique (Coulon, 1996 ; Garfinkel, 2009) réalisée suite à une première étude sur les risques en contexte polycentrique (Lenesley et Blin, 2018). Les données ont été recueillies avant, pendant et à la suite d’un exercice de sauvetage faisant intervenir les équipes de secours de différentes institutions pour venir en aide à un ferry faisant naufrage avec des blessés. Les données recueillies proviennent de documents et de données verbales lors d’entretiens libres menés en observation ou à distance de l’exercice.
Des exercices de sauvetage en mer sont réalisés périodiquement pour tester l’opérationnalité des différents partenaires du secours et les interfaces entre tous ceux-ci. En effet, l’arrêté inter-préfectoral du 23 décembre 2013 présente de nombreux chapitres et demande de travailler la coordination de la diversité des acteurs listés dans le tableau 2 à l’aide d’exercices. L’exercice étudié repose sur un scénario qui consiste en la simulation d’une collision d’un navire à passagers en opération commerciale avec un conteneur à la dérive aboutissant à l’évacuation du navire sur lequel il est possible de dénombrer des victimes.
Le secours maritime de grande ampleur s’appuie sur les principes de l’ORSEC (Organisation de la Réponse de la SEcurité Civile) maritime. Il existe une organisation permanente de réception et d’analyse d’éléments d’alerte par les CROSS (Centre Régional des Opérations de Secours et de Sauvetage). Ceux-ci s’appuient sur les centres d’opérations maritimes (les COM) et sur les CODIS (Centre Opérationnel Départemental d’Incendie et de Secours). Ainsi, les CROSS exercent avec une diversité d’acteurs (Tableau n°2), de la « terre » comme de la « mer », avec des expertises bien spécifiques. Les CROSS sont en veille permanente : c’est l’ORSEC niveau 1. Puis trois niveaux d’ORSEC maritimes sont distinguables. Plus le niveau s’élève, plus le nombre d’acteurs est important : des expertises sont sollicitées. Le niveau d’alerte maximal comprend la constitution de structures de coordination et de gestion de crise nécessitant le recours à des moyens d’exception (tous les moyens de l’État peuvent être sollicités). Le volet SMGA de l’ORSEC repose sur un ensemble de textes réglementant les secours en général et le secours maritime de grande ampleur (SMGA) dans leurs déclinaisons locales.
L’exercice est réalisé en mer et est conçu par les membres de la préfecture maritime, au bureau ORSEC, en lien avec le CROSS. Étant donné que l’exercice souhaite contribuer à entrainer tous les échelons décisionnels de la prise en charge d’une situation de sauvetage de grande ampleur, il est nécessaire de déterminer qui pourra ou non être au courant de l’exercice. En effet, dans le cadre de la mise en place d’un ORSEC de niveau 3, les plus hautes autorités sont activées et elles doivent également s’exercer à la prise de décision dans ces situations complexes et risquées. Ainsi, l’exercice est conçu par 4 acteurs principaux selon les dispositions réglementaires régissant ce type d’activité (Lenesley et Blin, 2018). Une compagnie maritime met à disposition des services de sécurité et de sauvetage un de leur navire et l’équipage associé.
Afin de conduire l’exercice deux animateurs sont désignés. L’un est positionné à « terre » et le second « en mer ». Ainsi, il est possible de contrôler le déroulement du scénario conçu : selon les analyses de la situation en mer et les éléments transmis à la terre, il peut être nécessaire d’ajuster le scénario ou de corriger certains aspects de l’exercice pour assurer que toutes les « parties » de l’exercice seront « jouées ». En effet, lors d’un entretien avec un des animateurs de l’exercice, il nous est expliqué qu’il n’est pas nécessairement possible de prévoir une diversité de scénarii selon les décisions/analyse des acteurs. Le scénario est construit, dans le cas présent, pour tester à la fois la partie évacuation du navire et comptage des victimes et impliqués (la partie sécurité et secours des personnes) mais également la partie gestion des pollutions. Ainsi, il faut, le temps de la journée de l’exercice, assurer que les décisions (sans les influencer) mènent à une situation permettant de tester différentes phases de la procédure du SMGA.
Une succession d’évènements autant en mer que pour les équipes de gestion de l’intervention à terre a lieu. Les connaissances mobilisées sont extrêmement nombreuses : il faut à la fois maitriser la cinétique de l’évènement, anticiper les dégradations de l’environnement de l’évènement, déterminer la gravité de l’accident (autant sur le plan de la flottabilité du navire que sur les répercussions de cet accident sur les personnes), déterminer les acteurs les plus pertinents pour intervenir, déterminer les moyens disponibles et les ajustements à opérer en conséquence. Un ensemble de raisonnements est nécessaire pour réaliser l’action de secours et repose sur la mise en commun des savoirs des acteurs dépêchés sur la situation. Ces raisonnements sont construits lors de l’action, lors de la rencontre avec les différents professionnels.
Résultats
Les points forts de l’exercice : activer les connaissances
Cet exercice de secours a été très apprécié par les membres du système. Lors de nos entretiens, les acteurs relatent qu’il est important de travailler ensemble dans un contexte
« hors urgence ». Certains acteurs peuvent décrire les exercices similaires qu’ils ont pu faire et ce qu’ils ont appris au fil des exercices. Ils peuvent retracer, dater et contextualiser différentes connaissances acquises et comment ils ont pu les mobiliser dans leurs quotidien professionnel courant. Le commandant de la compagnie ayant mis le navire à disposition a pu mieux mesurer toute la complexité de l’organisation et ce pour quoi il fallait se préparer. Il a cependant pu se désengager de l’exercice de crainte de nuire au bon déroulement de l’action de tous les acteurs selon le scénario. Ce type d’exercice permet de tester le matériel et de s’exercer à son usage. Les partenaires peuvent alors mieux saisir les complexités inhérentes à l’utilisation de certains types d’outil (cas des civières qui ne sont pas toutes adaptables à tous les moyens d’évacuation). De même, en termes de gestion informatique, des difficultés ont pu être mises en évidence. La circulation de l’information, si précieuse dans ce type d’exercice, a pu être mise à mal. Le nombre de victime dénombrée a été, l’espace d’un instant, erroné. Ainsi, ce type d’exercice permet de faire vivre des procédures qui sont, fort heureusement, très rarement mobilisées mais dont la méconnaissance pourrait être dramatique pour la société civile. Les acteurs de l’exercice peuvent librement échanger sur les actions effectuées et revoir les schémas d’action dont ils pensaient avoir la maitrise. Si certains peuvent estimer que mettre en œuvre une procédure est toujours possible à partir du moment où on l’a apprise, mettre ce savoir pratique à l’épreuve d’une situation exceptionnelle comme celle-ci permet de pousser les acteurs dans des retranchements dans lesquels ils vont peu et donc d’identifier les failles d’un dispositif ou les limites des acteurs (Lièvre et Rix-Lièvre, 2011).
Dans les points forts de ce type d’exercice, nous pouvons également évoquer l’identification à une organisation, la fierté de faire partie d’un dispositif de secours de ce type. Certains acteurs nous ont livré que « c’est ça notre quotidien, le risque, le danger, on s’habitue à n’intervenir que dans des contextes comme celui-là ». Même si cette situation de secours est exceptionnelle, elle associe de nombreuses petites actions qui sont plus ou moins courantes pour les acteurs. Ils évoquent également que cela permet de mieux se connaitre, de mieux savoir quel interlocuteur peut faire quoi. La phase de retour d’expérience permet d’échanger sur les procédures des différents participants et de documenter sa pratique de celle d’un autre. Il y a une réelle rencontre des modes d’action de tous les acteurs.
Les écueils de l’exercice : des limites de la réalité simulée
Les contraintes organisationnelles de déploiement d’un tel exercice entrainent le fait que les acteurs savent qu’ils agissaient au sein d’un scénario. Cela produit deux types de comportements. Il peut y avoir un désengagement ou un surinvestissement dans l’exercice. Les acteurs peuvent se désengager s’ils sentent que l’exercice ne leur permet pas d’exercer ce pour quoi ils pensent qu’il serait important de s’exercer. Ils peuvent également se désengager par crainte de gêner le bon déroulement de l’exercice : une réaction inappropriée pourrait modifier le scénario et par suite interrompre l’exercice alors que 600 personnes ont été mobilisées. Le surinvestissement dans l’exercice est constitué par la prise de risque déraisonnée ou le recours à des dispositifs qui ne seraient pas mobilisés en condition réelle. En effet, en condition exercice, la responsabilité des acteurs n’est pas la même qu’en condition réelle : il n’y a pas de dommage sur les victimes et si d’aventure l’un des membres de l’équipe de secours se retrouvait en difficulté, alors, il serait possible de lui venir en aide. La désinhibition des actions permises par la supervision de sécurité de l’exercice laisse la porte ouverte à des actions que l’on n’aurait pas pu anticiper. C’est le cas dans cet exercice, lorsque les équipes de secours ne prennent pas le temps de mettre leurs équipements de sécurité (gilets de sauvetage non pris et amarrages des navettes hasardeux).
Enfin, reproduire les conditions réelles est utopique. En effet, dans cet exercice, des passagers–acteurs ont été sollicités. Le jour de l’exercice, la mer était « mauvaise ». Jouer l’exercice en haute mer comme le prévoyait le scénario initial pourrait être difficile pour les passagers volontairement acteurs pour participer à l’exercice. Mettre en danger des personnes pour un exercice de sauvetage n’est absolument pas envisageable. De même, reproduire les conditions réelles d’un naufrage et d’un remorquage n’est pas totalement possible. Le scénario prévoit des moments de latence entre les phases de l’exercice qui sont écourtées, mais cela entraine une accélération de l’action pour d’autres phases. Alors, les réflexes de l’activité réelle peuvent être mis à mal et les acteurs peuvent perdre leurs repères d’intervention habituels.
Ceci rejoint la difficulté de faire la part entre le vrai et le faux. Lors de cet exercice, il y avait des « urgences absolues » simulées. Ce sont de « faux blessés ». Cependant, l’exercice avançant, il y a pu avoir des passagers acteurs présentant un mal de mer : de « vrais blessés ».
Ceci a pu complexifier les échanges entre les partenaires et enlever du sens à l’exercice qui a créé alors des problèmes alors que l’exercice est censé être supervisé en termes de sécurité.
L’expression de la transdisciplinarité en contexte polycentrique : les conditions favorisant l’émergence des schémas mentaux partagés
Dans ce type d’exercice, nous avons vu en action une diversité d’acteurs d’un système polycentrique. Nous les avons vus mettre en commun leurs expertises, notamment dans la cellule de gestion de crise où il faut composer entre des éléments de météo maritime, des éléments de mécanique navale, d’hélitreuillage de victimes depuis un navire et de données médicales. Aboutir à une décision d’intervention nécessite la rencontre de tous les éléments de bilan de chacune des expertises en présence. Cette rencontre est unique : elle est adaptée à une situation. Elle ne peut donc pas s’anticiper par procédure et il n’est pas possible d’apprendre toutes les possibilités d’intervention pour ces acteurs en amont dans un guide/ répertoire de toutes les éventualités d’accident. Les systèmes polycentriques par leur nature même et par leurs champs d’action sont donc éminemment transdisciplinaires. Il rassemble des expertises multiples amenées à se rencontrer sur des terrains complexes, variables et changeants. Ce type d’exercice, matérialisant ce terrain complexe, permet de faire vivre la transdisciplinarité. Nous avons été marqués par le caractère « auto-porteur », relevé par le chef du service opération du CROSS. Le système fonctionne alors même que tous les acteurs ne peuvent décrire précisément l’organisation. Le dispositif de l’ORSEC maritime dans son volet SMGA est dense, il fait se rencontrer de très nombreux acteurs. Même si ces acteurs ne peuvent définir le SMGA dans tous les détails, ils peuvent se positionner au sein d’un système complexe, connaissant leurs missions et les acteurs qui sont leurs interlocuteurs directs ou ceux qu’ils peuvent solliciter. Ainsi, le système permet la mise en place d’interrelations vigilantes qui donne vie au dispositif en dehors d’une structure hiérarchique de contrôle qui devrait alors superviser une multitude d’acteurs sans avoir les dispositifs de contrôle adéquat. Polanyi (1998 rééd 1951) décrit que, dans les systèmes polycentriques, vouloir tout contrôler par une autorité unique correspondrait à donner à une personne le contrôle d’une machine présentant des milliers de leviers.
L’étude de cet exercice permet également de constater que les systèmes polycentriques présentent des caractéristiques similaires aux organisations à hautes performances, OHP, (Roberts, 1990). La simplification n’est pas recherchée dans les OHP. Il y a une réelle aptitude à rassembler pour analyser les signaux qui peuvent révéler une défaillance du système. De même nous avons pu observer que les acteurs de cet exercice ont pour préoccupation de donner une vision holistique du phénomène qu’ils doivent prendre en charge. Cette vision détaillée permet d’anticiper les actions et nécessite un recours à l’expertise aussi multiple que possible.
Ainsi, faire vivre l’action d’un système polycentrique à travers des exercices de simulation permet de faire saisir à ces participants la force de leurs organisations et renforce leurs performances : l’entité secours prend corps par la rencontre des différents acteurs, une doctrine commune d’action est identifiable et la fierté de se retrouver dans cette doctrine commune est cultivée.
Synthèse
Cet exercice en contexte polycentrique nous permet donc de bien observer la mise ne place de modèles partagés (Ostrom 2012) fondés sur la rencontre d’acteurs multiples en situation. Le savoir pratique constituant se constitue également en situation par le dialogue acteur-situation et entre acteurs (Oulc’hen H. (2017). Indéniablement, le lien qui se tisse entre les participants du système est un des socles de la fiabilité du système de secours, il permet la stabilisation des connaissances du système par les acteurs en relation. Cependant, les enseignements que nous pourrions tirer de ce type d’exercice autant pour les personnes formées que pour les analyses de la pertinence de ces dispositifs se heurtent aux limites de la réalité simulée. Ceci doit particulièrement nous interroger : quel lien se tisse entre réalité et acteurs des apprentissages ? Si l’on prend le texte de Brant G (2017), dans lequel une femme militaire déplace son champ d’action d’une réalité palpable (en opération sur le terrain) à une réalité lointaine (en opération à distance par drone), les repères des professionnels sont régulièrement mis à mal et les modèles mentaux doivent s’ajuster à ces nouvelles manières d’agir dans le monde. Si la pratique en situation s’incorpore dans les acteurs, quelles sont les conséquences de ces ajustements permanents sur l’identité des acteurs ?
Conclusion
Nous avons mis en évidence que des exercices de simulation dans des contextes organisationnels complexes permettent à une diversité d’acteurs d’échanger sur un objectif commun d’intervention. Cet échange ne se limite pas à une simple analyse partagée. Il y a une réelle confrontation des savoirs pour aboutir à la meilleure manière d’agir en situation. Le désengagement émotionnel de l’intervention en contexte de simulation permet l’expression libre des acteurs sur leurs actions et l’identification sereine des erreurs et difficultés comme des forces. La mise en action permet aux acteurs de se repérer dans un système complexe et par suite de se sentir membre d’un tout qui fonctionne. L’apprentissage se fait dans ce type d’exercice comme en session de formation institutionnalisée. La formation et l’activité professionnelle se lient. Cependant, la simulation a des limites : il n’est pas possible de se mettre totalement en condition réelle. Ce contrôle fait perdre une partie de la dimension essentielle de la simulation : le réalisme qui permet de travailler les réflexes collectifs et les schémas mentaux. Il y a donc dans la simulation et l’apprentissage situé qu’elle incarne, une attention vigilante à avoir sur le réalisme de la situation et sur les possibilités d’exercice des aspects non modélisables en réel. La réalité virtuelle augmentée pourrait-elle être une piste ? Le retour à l’élaboration, sur table, de scénarii alternatifs pourrait compléter ce type de séance de formation. L’apprentissage situé et la simulation sont véritablement des outils de formation qui ne peuvent cependant se limiter à la mise en situation. Le temps du retour d’expérience (Gautier, 2012) en lien avec les dynamiques d’amélioration continue (Lenesley et al., 2017) et l’approfondissement des connaissances sont à davantage investiguer pour continuer à penser le développement des compétences. L’usage de dispositifs de réalité mixte (George, 2014) pourrait être mieux étudié dans ces contextes. En effet, nous avons vu lors de notre étude que les retours d’expérience des précédents exercices de grande ampleur n’étaient pas nécessairement repris d’un exercice à l’autre. Ces dispositifs de simulation sont très conséquents et les exigences du terrain peuvent changer dans le délai séparant deux exercices. Ainsi, les dispositifs de réalité mixte pour consolider le retour d’expérience à chaud pourraient avoir leur place. Cela nécessiterait d’intensifier le scénario pédagogique. En effet, l’usage des dispositifs de réalité virtuelle, augmentée ou mixte demande une préparation minutieuse nécessitant de se center sur « l’utilisateur » (Anastassova 2007, p. 98) c’est-à-dire la personne formée. Cette exigence demande d’être attentif à la conception de l’apprentissage. Il convient alors de faire mieux préciser l’objectif de la session de simulation. S’agit-il d’apprendre par l’action pour gagner en capacité de construction autonome de connaissance (Fjeld et Voegtli, 2002) ? De faciliter l’apprentissage technique en détaillant les composantes de l’action par le virtuel (Stedmon et Stone 2001) ? De travailler sur les représentations des relations spatiales et dynamiques et leur évolution (Shelton et Hedley, 2002) ? De faciliter la mémorisation (Neumann et Majoros, 1998) ? Les dispositifs de réalité augmentée ne permettent pas des réponses génériques à toutes ces volontés (Anastassova, 2007), cependant, le recours à ces outils oblige à la conception d’un scénario pédagogique détaillé abordant ces questionnements. Les dispositifs de réalités augmentées pourraient alors renforcer des dispositifs d’apprentissage situé de formations continues trop peu exploités par les organisations réalisant des exercices en simulation. Les dispositifs de réalité augmentée ont également l’avantage d’encourager à la manipulation (George et al 2014 ; Cuendet et al 2012), ce qui, dans le cas de notre exercice où des difficultés d’utilisation des systèmes d’information peuvent être repérées, ne peut qu’améliorer la performance du système. Cela nécessiterait alors de concevoir de manière plus évidente les ponts entre les dispositifs de formation pour la montée en compétences des acteurs de terrain et l’optimisation des outils de travail du quotidien. Ceci ne permettrait-il pas également d’atteindre la part de l’expérience constituant un pool de connaissances acquises devenant accessible et objectivable pour d’éventuelles démarches de VAE1 ?