Plan
Introduction
La démission de Nicolas Hulot, notre ancien ministre de l’écologie, en août 2018, a été un électrochoc, notamment chez nos élèves-ingénieurs. Son constat est sans équivoque : notre modèle économique est la cause des désordres climatiques. Trois mois plus tard, à la cérémonie des remises de diplômes de l’École Centrale de Nantes, le discours de l’étudiant Clément Choisne aura un écho retentissant dans la presse1. Selon lui, la formation des ingénieurs n’est pas à la hauteur des enjeux climatiques. Son intervention va libérer la parole de ses camarades. Aujourd’hui, ceux-ci osent revendiquer leurs attentes jusqu’à rédiger une lettre ouverte « Pour un directeur·rice engagé·e » en février 2020 pour peser dans le recrutement de leur nouveau chef d’établissement. Les écoles d’ingénieurs ne doivent plus se contenter de petits pas face à l’urgence écologique2. Face à ce constat, quels sont les enseignements indispensables pour transmettre à un ingénieur les connaissances nécessaires à ce défi ? Pour apporter des réponses, une réflexion sera menée à partir d’un retour d’expérience sur les enseignements mis en pratique au sein de Centrale Nantes, notamment dans l’option Ingénierie de la transition écologique.
L’ingénieur face à la finitude des ressources et aux limites planétaires
Avant d’énumérer les enseignements qui devraient être obligatoires, il faut tout d’abord identifier quelles sont les urgences écologiques que devra traiter l’ingénieur de demain ? De nombreux intellectuels de profil ingénieur (P. Bihouix, 2014 ; J. P. Dupuy, 2009 ; J. Ellul, 1988 ; P. Servigne & Stevens, 2015) s’interrogent sur nos capacités à maintenir l’accélération du progrès technique et du rythme de nos vies.
Les « stocks » d’hydrocarbures et de minerais s’épuisent et deviennent moins accessibles. L’ingénieur sera très vite confronté aux limites des ressources non renouvelables. Celles-ci nécessiteront de plus en plus d’énergie avec des procédés toujours plus complexes pour les extraire jusqu’au jour où il n’y aura plus de carburant pour les faire fonctionner. L’ingénieur devra aussi faire face à l’appauvrissement de ressources renouvelables tels que l’eau ou le bois que nous épuisons trop vite et qui n’auront pas eu le temps de se régénérer. Il ne devra pas franchir certaines frontières. Ce sont des seuils pour lesquels le climat, les écosystèmes ou les cycles biochimiques se dérèglent. Neuf indicateurs ont été caractérisés par des équipes de recherche (J. Rockström et al., 2009 ; W. Steffen et al., 2015). Parmi eux, quatre auraient déjà dépassés les limites tolérables. Nous retrouvons bien sûr le changement climatique et l’érosion de la biodiversité. Les deux autres sont l’occupation des sols avec le déclin des zones forestières et les perturbations des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore. Les cinq indicateurs restants respectent encore les frontières ou bien n’ont pas été quantifiés à ce jour. Ce sont la consommation d’eau douce, l’acidification des océans, la diminution de la couche d’ozone stratosphérique, les émissions d’aérosols dans l’atmosphère et la pollution chimique.
Ce constat alarmant nous amène à redéfinir le rôle de l’ingénieur. Responsable et éclairé, il devra apprendre à gérer une future pénurie d’énergie et de ressources. Il veillera à respecter des seuils pour ne pas mettre nos vies en péril.
Les limites du techno-solutionnisme
L’ingénieur de demain découvrira rapidement les limites de la technique qui ne pourra plus entretenir un modèle économique énergivore et gourmand en ressources. Les discours techno-solutionnistes des grandes écoles lui seront inaudibles à juste raison. Intelligence artificielle, villes et objets connectés, énergies renouvelables, véhicules propres ou électriques, captation du CO2, géo-ingénierie, Organisme Génétiquement Modifié, etc... Utopique d’imaginer leur essor dans un monde où l’énergie et les ressources viendront à manquer. Illusoire d’affirmer que les progrès associés à ces techniques n’auront aucun impact sur l’environnement et la santé des humains. Certains scientifiques vous diront qu’il ne faut pas opposer le techno-solutionnisme aux basses technologies. Ils vous affirmeront que les deux visions sont compatibles. D’accord ! Alors demandons aux écoles d’ingénieurs de laisser une place aussi importante à l’enseignement des basses technologies et de la sobriété ! Bien sûr, il ne s’agit pas d’abandonner la recherche et de refuser tout progrès technique qui peuvent améliorer la condition humaine. Il s’agit surtout d’éclairer l’ingénieur sur ces applications, ces risques et ces dérives. Une étude du Shift Project3 montre qu’en 2018 le numérique pollue autant que le secteur aérien. Cela représente 4% des émissions de CO2 mondiales et devrait doubler en 2025. Les flux vidéos cinématographiques, pornographiques ou sur les réseaux sociaux ont émis 300 millions de tonnes de CO2, soit 1 % des émissions mondiales. Cet exemple, parmi tant d’autres, montre bien que le progrès technique n’est pas au service de l’humanité mais d’entrepreneurs peu scrupuleux et avides d’argent. Il devient urgent de ne plus être futile, de stopper cette consommation de masse mortifère et de passer à une société plus sobre.
Des disciplines indispensables
Une fois défini les enjeux environnementaux, nous pouvons mentionner les enseignements minimums à connaître (Figure 1). L’action d’un ingénieur éclairé et responsable pourrait se décomposer en trois étapes : Comprendre, Évaluer et Agir.
Pour comprendre les enjeux planétaires et appréhender la complexité de notre civilisation industrielle, il est nécessaire d’acquérir :
Certaines explications sur les impacts environnementaux afin de saisir les mécanismes physiques qui modifient notre écosystème comme le réchauffement climatique, la perte de biodiversité, l’acidification des océans, la pollution chimique, etc. L’ingénieur doit être éclairé sur les conséquences qu’il peut provoquer sur la planète par ses actes.
Quelques notions sur les sciences économiques afin de mieux comprendre les effets possibles sur l’environnement. L’ingénieur doit pouvoir confronter différentes pensées économiques : néo-classique ou post-keynésienne, croissance ou décroissance, locale ou globale, …
Être un ingénieur engagé et éclairé, c’est aussi s’intéresser aux sciences politiques pour comprendre les choix de nos dirigeants et les conséquences de leurs décisions. C’est une chose trop sérieuse pour être laissée aux mains des gouvernants politiques ou économiques. Je répète souvent à mes étudiants : « Pour résoudre la crise climatique, les solutions techniques existent. Mais cela doit passer par une nouvelle organisation de la société et de nos modes de vie. C’est à la fois indispensable, souhaitable et possible. Pour les mettre en place, nous devons absolument changer de modèle économique qui passe forcément par un choix politique. »
L’initiation au droit de l’environnement est la traduction des décisions politiques qui passe par les lois, les règlements ou les normes. L’ingénieur sera obligé de respecter un ensemble de règles techniques et des critères qui définissent un type d’objet ou procédé. Pour concevoir des solutions sobres, il devra imposer de nouvelles règles juridiques respectueuses de notre écosystème.
Après avoir compris les nombreuses interactions environnementales, sociales et économiques, l’ingénieur doit pouvoir évaluer et identifier les impacts négatifs engendrés par l’homme. Les solutions qu’il imaginera devront également être évaluées et validées par des calculs. Deux outils d’ingénierie pour analyser les impacts semblent incontournables :
La comptabilité carbone doit permettre d’évaluer les émissions des gaz à effet de serre émises à l’échelle d’un pays, d’un territoire ou d’une entreprise afin de définir la trajectoire pour stabiliser le réchauffement climatique à 1,5° C. C’est un outil de calcul monocritère.
L’analyse du cycle de vie, quant à lui, évalue plusieurs impacts environnementaux d’un territoire, d’un produit, d’un procédé ou d’un service sur les différentes étapes du processus que l’on étudie : l’extraction des matières premières, la fabrication, la distribution, l’usage et la fin de vie. C’est une méthode d’évaluation multicritère qui calcule par exemple : le changement climatique, la santé humaine, la diminution des ressources, l’acidification des océans ou des sols, la toxicité, l’usage des terres, etc. Un des points fondamentaux que doit maîtriser l’ingénieur, c’est le transfert d’impact d’un critère vers un autre ou d’une étape du cycle de vie vers une autre. Prenons un exemple dans les technologies soit disant vertes ! Un véhicule électrique est-il moins impactant que celui à essence ? Non ! Des recherches démontrent qu’il est très hasardeux de l’affirmer (G. Pitron, 2018, p. 72). La fabrication d’une voiture électrique requiert trois à quatre fois plus d’énergie qu’un véhicule classique. C’est notamment la production des batteries lithium-ion composés de métaux rares qui est en cause. Au niveau du cycle de vie complet, il semblerait que les batteries de voiture électrique d’une autonomie de 120 km émettent deux fois moins de carbone qu’un véhicule conventionnel. Aujourd’hui, plus puissantes, elles permettent de parcourir 500 km et leur fabrication fait tripler les émissions de CO2. Un véhicule électrique n’est pas aussi intéressant qu’un véhicule thermique. De plus, il émettra davantage de CO2 dans des pays qui utilisent des centrales à charbon.
Ainsi, un ingénieur éclairé et averti qui maîtrise des outils d’évaluation ne se laissera plus influencer par les politiques ou les industriels.
Après avoir compris et évalué les conséquences de notre modèle économique basé sur un processus dit linéaire, l’ingénieur doit agir pour changer de paradigme ! Pour y parvenir, l’économie circulaire est un concept intéressant à condition d’éviter de nombreux pièges. Il faut réduire le gaspillage des ressources et l’impact environnemental en augmentant l’efficacité à toutes les étapes du cycle de vie des biens ou des services. Il ne doit pas servir d’alibi aux défenseurs de la croissance verte. Cet enseignement peut se diviser en sept piliers4 :
– La gestion de nos déchets et le recyclage ne répondront pas à la finitude de nos ressources. Cette solution temporaire aura toujours des conséquences sur la santé des hommes. Recycler à l’infini pour boucler la boucle restera un vœu pieux.
Si on s’intéresse aux acteurs de l’offre, c’est-à-dire aux producteurs, nous devons encourager :
– Les achats responsables, car il faut sortir du sacro-saint dogme « qualité, coût, délai » et ne plus acheter nos composants moins chers à l’autre bout du monde. Relocaliser, circuit-court, payer le juste prix, etc. … seront les nouveaux termes à employer.
– L’écologie industrielle qui repose sur le principe que les déchets des uns peuvent servir de ressources aux autres. Même si sa mise en place semble difficilement réalisable, le concept « où rien ne se perd » est un précepte à inculquer.
– L’économie de fonctionnalité ou collaborative qui favorise l’usage plutôt que la possession ou privilégie le partage ou la mutualisation des biens, des connaissances ou des espaces. Un concept qui peut radicalement changer notre modèle économique.
– L’écoconception, un des enseignements fondamentaux qui n’est malheureusement pas obligatoire dans les écoles d’ingénieurs. Elle consiste dès le développement d’un produit à intégrer l’environnement à toutes les étapes de son cycle de vie.
Pour réduire les impacts, il faut également agir sur le comportement des acteurs de la demande, c’est-à-dire nous les consommateurs.
– L’allongement de la durée d’usage de nos biens est réclamé par de plus en plus d’utilisateurs qui pousseront les producteurs à se tourner vers le réemploi, la réparation ou la réutilisation. Ces nouvelles activités nécessiteront les compétences des ingénieurs.
– La consommation responsable sera un des critères primordiaux. L’ingénieur devra être un acteur incontournable pour changer le comportement du consommateur en lui proposant des produits éthiques et non futiles.
Pour lutter contre le réchauffement climatique, posséder des bases en écoconception ou sur les différentes composantes de l’économie circulaire permettra à l’ingénieur de développer à l’avenir les basses technologies et prôner la sobriété.
Encore un long chemin
Un ingénieur responsable, engagé et éclairé doit incarner « l’Ingenium » pour comprendre, évaluer et ensuite agir. C’est-à-dire avoir cette aptitude à connecter de manière rapide et adéquate des disciplines séparées pour répondre à la complexité de notre monde malade. Face au risque d’un effondrement de notre civilisation industrielle, l’écoconception, l’analyse du cycle de vie, le bilan carbone, l’économie circulaire et les impacts environnementaux ne doivent plus être des enseignements facultatifs. Ces disciplines proposées doivent être le socle à la formation d’un ingénieur. Cette liste d’enseignements n’est pas forcément exhaustive. Si plus de temps était accordé aux matières non techniques, d’autres disciplines mériteraient d’être mises en avant telles que la sociologie, l’histoire des sciences, la philosophie ou les neurosciences. L’enseignement de l’écologie avance à petits pas dans les écoles d’ingénieurs car la prise de conscience est lente, les enseignants sont mal formés et les temps dédiés insuffisants.