Plan
Introduction
L’agilité s’est constituée depuis une dizaine d’années comme un véritable « buzzword » (Godin, 2016) dans le langage managérial et entrepreneurial courant. Le terme tend aujourd’hui à déborder le registre de la performance économique des entreprises pour coloniser des univers plus éloignés ; les compétences individuelles, les réformes politiques, les capacités d’apprentissage, la réaction face à une crise, etc. En somme, l’agilité est un terme caméléon dont l’emploi successif dans différents contextes, sans un socle de définition apparemment clarifié, interroge la portée réelle. Un parallèle se dessine rapidement avec la notion plus vaste d’innovation qui, elle aussi, est sujette à une polysémie problématique masquant souvent des finalités politiques et des fonctions idéologiques (Sainsaulieu et Saint-Martin, 2017).
Afin de contribuer à une connaissance plus robuste du phénomène, cet article propose d’investiguer sociologiquement dans la littérature ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler l’« agilité » dans le monde du travail. Le terme varie sensiblement selon les domaines d’application : on parle alternativement d’agilité, d’« agile », de méthode(s) agile(s), d’agilité organisationnelle, etc. Cependant, la signification semble globalement renvoyer à des objectifs et des pratiques convergentes ; il est question de rendre une organisation plus réactive et plus productive en limitant sa rigidité administrative et les contraintes de fonctionnement qui s’exercent sur ses agents et ses processus. Cette description a minima du mécanisme de l’agilité est à considérer comme un point de départ consensuel de l’article. Car, nous le verrons, les définitions sont nombreuses et historiquement situées dans des contextes particuliers qui permettent de resituer les enjeux technologiques, politiques et industriels.
Malgré une démocratisation dans les discours et les pratiques organisationnelles, l’agilité demeure à l’heure actuelle un objet encore peu traité par la sociologie où elle est le plus souvent assimilée à un ensemble de nouvelles pratiques managériales et discursives s’inscrivant dans la continuité du processus de rationalisation des activités du travail. En ce sens, l’agilité serait une étape supplémentaire dans le prolongement des transformations toyotistes et du lean management. Toutefois, à travers l’examen de la littérature spécialisée, cet article propose de discuter cette vision linéaire critique et d’apporter, via une approche socio-historique, des éléments de contextes susceptibles de nuancer cette lecture. Le parallèle avec l’innovation constitue un guide pour rendre compte du phénomène tant les deux notions semble être encastrées l’une avec l’autre. Pour autant, doit-on considérer l’agilité comme un pur outil de développement des processus de rationalisation de l’activité organisationnelle ? Ou, au contraire, peut-on faire l’hypothèse d’un concept recouvrant des pratiques résolument innovantes, s’éloignant d’une doxa de l’innovation ambivalente et politiquement orientée ? Cet article se propose d’adopter une démarche heuristique pour investiguer le sens du mot agilité dès son contexte d’apparition pour tenter de comprendre ce que peut recouvrir cette notion aujourd’hui.
Méthode d’enquête : une approche généalogique plutôt qu’un cadrage par définition·s
Pour rendre compte du phénomène de l’agilité, l’enquête prend appui sur une revue de la littérature pour construire une sociohistoire de la notion. Ce travail bibliographique n’a pas une vocation exhaustive tant il existe de références sur l’agilité — on parle de plus de 10 000 articles publiés entre 2006 et 2016 à son sujet (Metzger et Boboc, 2019). Ce travail vise avant tout l’approfondissement des fondements de l’agilité en questionnant les origines historiques afin de retracer le cheminement de la notion-concept.
Le corpus de littérature mobilisé provient principalement de références anglo-saxonnes et internationales dans les domaines de l’informatique, du génie industriel et du management, qui s’établissent comme les principaux pourvoyeurs d’articles scientifiques au sujet de l’agilité. À travers leur examen, nous avons ainsi identifié deux origines qui cristallisent chacune des éléments contextuels qui permettent de dresser le portrait de deux agilités distinctes. La première racine – qui est aussi la plus ancienne – se constitue dans un contexte de concurrence industrielle où il s’agit d’inventer de nouvelles configurations des outils techniques pour doper les capacités productives des entreprises (Partie 1). La seconde racine provient de l’ingénierie informatique et s’articule autour de propositions de nouvelles méthodologies de conception de logiciels (Partie 2). Enfin, une dernière partie propose de mettre en discussion les éléments saillants de ces deux formes d’agilité (Partie 3) que nous traitons comme deux régimes distincts.
Cet article s’inspire doublement de la manière avec laquelle Ughetto a construit son travail autour du Lean (2012). En analysant ce phénomène, il s’est confronté à la difficulté récurrente à établir une définition claire et figée du Lean. Son approche a alors consisté à rendre compte des évolutions de la notion pour mettre en valeur son épaisseur historique. Ainsi, plusieurs étapes se succèdent schématiquement ; l’histoire du Lean prend naissance dans le creuset industriel — celui du secteur automobile — où l’objectif initial était principalement de pouvoir modifier les capacités logistiques d’une entreprise. Puis la notion même de Lean a évolué, basculant progressivement vers le « Lean Production », ce qui a élargi le périmètre d’activités jusque-là réservé à l’industrie automobile. Puis, une nouvelle bifurcation a vu apparaître le « Lean Management » avant de se transformer, ultimement, en « Lean » tout court. Ce cheminement montre qu’au fil des réappropriations par des groupes d’acteurs et des milieux socio-économiques successifs, le Lean a systématiquement été l’objet d’un changement de ses représentations, de ses modes d’application et de sa définition. Finalement, tel qu’il est actuellement mobilisé, le Lean s’est presque complètement émancipé du contexte originel. En proposant une analyse dynamique du processus de transformation de la notion, Ughetto se défend de construire une définition substantialiste du Lean en adoptant une ligne plus pragmatique pour le considérer dans ses « modes d’existence pluriels » (ibid.) et mettre en lumière la diversité des pratiques.
Selon nous, l’agilité procède, elle aussi, d’une trajectoire faite de phases successives que nous allons tenter de baliser. Dès lors, il s’agit davantage de mettre en lumière le cheminement de la notion plutôt que de construire une hagiographie de l’agilité et une définition qui verrouillerait et réifierait les représentations à son égard. Le travail de Ughetto est donc doublement un modèle : d’abord sur la manière de traiter un objet délicat à appréhender, parce qu’évolutif et en prise avec de nombreux discours parfois contradictoires, et ensuite parce que l’agilité ne peut se résumer à une définition qui viendrait masquer, justement, son caractère versatile.
1. Le berceau industriel de l’agilité : L’Agile Manufacturing
Cette première racine, qui est la plus ancienne des deux, remonte au début des années 1990. Il semble que ce soit en 1991 que le terme d’agilité apparaisse les premières fois, d’abord à l’occasion d’une série de conférences données aux États-Unis, puis explicitement formulé par l’ouvrage de Roger Nagel et Rick Dove : The 21s Century
Manufacturing Enterprise Strategy (1991) qui synthétise des réflexions impulsées à la demande du Congrès américain. L’agilité est directement reliée à un environnement industriel et se conçoit comme un outil de transition pour les grandes firmes américaines afin de développer leurs capacités productives. Voyons plus précisément comment s’est formalisée cette racine de l’agilité en passant d’abord en revue le contexte de transformations.
Make Industry Great Again
Dans les années 1990, les entreprises états-uniennes du secteur automobile font face à la concurrence des constructeurs nippons, Toyota en tête. Le modèle industriel développé par la firme japonaise permet de dégager des marges opérationnelles plus importantes que les constructeurs historiques en Amérique du Nord. L’organisation du travail est basée sur les principes du toyotisme qui fut inventé dans l’après-guerre pour faire face au manque de ressources dû à la reconstruction. Le toyotisme introduisait un nouveau paradigme de production en rupture avec le fordisme. Plus tard, le Lean Manufacturing s’envisagera quant à lui comme un prolongement du système toyotiste (voir Figure 1). Il consiste en une radicalisation de la logique taylorienne de rationalisation des tâches, en ajoutant de plus amples possibilités de flexibilisation de la production. Appliqué massivement dans les années 1980 par les conglomérats japonais, il permettait de générer d’importants bénéfices économiques. Dans ce contexte comparativement défavorable, de nombreux acteurs industriels américains se questionnent collectivement sur la manière d’améliorer l’outil productif et redevenir plus compétitif.
Figure 1 : A Manufacturing Metaphor for Agile Resource Relationships (Dove, 2001). Commentaire : Dove adopte une perspective évolutionniste des modalités d’organisation de la production spécifiant un degré d’élaboration de l’organisation particulièrement avancé dans l’agile. Chaque point blanc correspond à une unité de production composé d’un individu ou un groupe d’individus.
Parallèlement à ces problématiques sur l’organisation interne du travail, les années 1990 sont marquées sur le plan économique et managérial par des éléments exogènes aux entreprises qui les contraignent à faire évoluer leur système de production : augmentation de la variété de produits, des services, nouveaux rythmes plus rapides d’apparition et de disparition des marchés, nouveaux types d’activités de transformation, de massification de l’information (besoins des clients, des données de conception, de production de données, etc.), transformation de la géographie (logistique), transformation de la disponibilité (contrôle des stocks et des délais). L’ensemble de ces éléments a été condensé a posteriori dans la littérature sous l’acronyme VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity et Ambiguity [de l’environnement]) dont l’usage dans la littérature s’avérait déjà massif en 2015 (Mack et al., 2015). VUCA se constitue comme une expression générique qui fait référence à un environnement plus difficile à appréhender pour les firmes industrielles — mais pas uniquement puisque l’acronyme est censé englober les sphères sociales, historiques, psychologiques, etc., comme le souligne Codreanu (2016). Au-delà des éléments tangibles mentionnés ci-dessus, VUCA peut s’analyser comme la formalisation d’un ensemble de représentations partagées par les acteurs industriels à propos de leur contexte économique. Ce constat partagé par un grand nombre d’acteurs soumet les entreprises à une logique d’adaptation, car les défis supposés par VUCA mettent l’organisation à l’épreuve d’un contexte perçu comme hostile ou nettement plus difficile à contenter. À ce propos, l’usage de VUCA connaît un succès important dans les argumentaires de consultants œuvrant dans le domaine de la transformation des entreprises afin de légitimer les discours sur la nécessité d’un changement des pratiques.
À ces éléments, il est nécessaire d’évoquer des transformations importantes de l’appareil productif. La décennie 1990 correspond à une montée en puissance de l’utilisation des outils numériques. Les techniques de conception, d’industrialisation et de production deviennent à la fois plus performantes et offrent des capacités de calcul supérieures. Mais ces nouvelles techniques sont également plus complexes à utiliser poussant les grands conglomérats industriels à développer des standards pour accroître la flexibilité de l’appareil productif, par exemple pour mobiliser rapidement les lignes de production avec des produits développés par des partenaires ou des branches d’un autre groupe sans avoir besoin de tout reconfigurer. Les chaînes d’approvisionnement de l’industrie fonctionnent désormais avec des outils de gestion qui rationalisent plus finement l’activité et modifient durablement les capacités de production des grandes entreprises (Goldman, 1994). Ce saut technologique permet aussi en théorie une aptitude plus précise à calculer l’activité en temps réel et à réorganiser de manière directe et sans latence des systèmes industriels. Ces transformations des structures de production ne sont pas uniquement internes, puisque la « révolution informationnelle » (Castels, 1998) modifie plus généralement les marchés, les relations client-fournisseur, le rapport aux clients, la temporalité des échanges, etc. La dimension technologique de l’accroissement des usages des technologies de l’information et de la communication joue en faveur d’une transformation globale vers des modèles plus réactifs.
Dans une perspective exhaustive, ces éléments mériteraient d’être complétés par l’évocation d’autres transformations pour établir un paysage général plus réaliste comme l’apparition supposée de salariés d’entreprise plus individualistes (Barrand, 2009), la montée en puissance du modèle d’« entreprises en réseau » (Moreau, 2003), de nouvelles « modes managériales » (Abrahamson et Fairchild, 1999) censées accorder plus d’autonomie aux travailleurs, etc.
En résumé, on peut dire que le terreau de l’agilité industrielle est constitué par de grandes transformations mondiales : la digitalisation des activités industrielles d’une part et de manière congruente les modifications de l’environnement économique et la globalisation des échanges d’autre part. Les acteurs industriels ont, eux-mêmes, produit un double constat appelant à des changements. Il s’est agi d’une réorganisation interne des activités pour s’aligner face à de nouveaux modèles productifs plus concurrentiels et s’adapter à un contexte économique externe plus exigeant. Dans cette optique, les firmes ont donc visé une meilleure adaptation au marché notamment via la réactivité de l’organisation. L’agilité va alors se concevoir comme une réponse possible à ces nouveaux défis. En appui sur des travaux en sciences de gestions, Barzi synthétise une définition de l’agilité résumant les principaux défis qui en sont les moteurs : « l’agilité organisationnelle apparaît comme l’aptitude d’une entreprise à répondre avec flexibilité, réactivité et différenciation aux différentes fluctuations de son environnement et à proposer des services et des produits de qualité correspondant aux exigences de ses clients1. » (Barzi, 2011 p.31). Cette définition condense plusieurs éléments larges, qui font directement écho aux éléments de transformations contextuelles de l’agilité. Entrons maintenant davantage en détail dans la définition de l’agilité.
To be agile or not to be
Cette première racine de l’agilité est appelée Agility Manufacturing ou Agile Manufacturing (AM). Elle s’inscrit dans la lignée du toyotisme et vise à optimiser la production en permettant notamment une meilleure souplesse de l’organisation. Dans un article fondateur, R. Dove (2001) établit une continuité organisationnelle entre le Lean Manufacturing et l’agilité. Cette dernière est décrite comme une possibilité plus radicale de rendre flexible la production par rapport au modèle industriel du Lean. La forte propension de l’organisation à modifier ses pratiques est ainsi appelée « reconfiguration ». Cette opération revient à considérer un double niveau de réversibilité, à la fois organisationnelle et technologique. Voyons maintenant comment se décline plus précisément l’AM selon les différentes composantes de la sphère organisationnelle des systèmes productifs.
Dans le rapport initial, l’AM est définie de manière assez large comme un moyen de rendre les entreprises plus adaptatives aux changements externes et à la concurrence mondiale. Yusuf et al. éludent plusieurs grandes catégories de définition pour rendre compte de ce qui est présenté comme un nouveau paradigme et soulignent dans la définition initiale son caractère englobant : « A manufacturing system with extraordinary capabilities (Internal capabilities : hard and soft technologies, human resources, educated management, information) to meet the rapidly changing needs of the marketplace (speed, flexibility, customers, competitors, suppliers, infrastructure, responsiveness). A system that shifts quickly (speed, and responsiveness) among product models or between product lines (flexibility), ideally in real-time response to customer demand (customer needs and wants) » (Nagel et Dove, 1991).
Le rapport de Nagel et Dove se décline en une stratégie nationale sous le patronage de l’État (Américain) pour développer un secteur industriel plus « agile ». Le document prend appui sur l’exemple d’entreprises commerciales qui endossent déjà des modalités de fonctionnement jugées agiles (Xerox, General Motors, Motorola, Apple, etc.). À proprement parler, le rapport n’invente donc pas le terme d’agilité, mais il le met en scène comme un élément incontournable d’une nouvelle doctrine organisationnelle à appliquer et contribue à sa mise à l’agenda politique et économique. On peut considérer qu’il est un marqueur de l’institutionnalisation de l’agilité, et un guide prospectif dans la constitution de stratégies économiques globalisées. Les deux coordinateurs du rapport insistent sur l’importance pour les firmes industrielles de se saisir de nouvelles tendances regroupées sous le terme d’AM : « Nous croyons que la compétition au 21e siècle sera dominée par les entreprises agiles. Ces nations qui se concentrent maintenant sur l’accélération de la transition vers l’agilité industrielle deviendront les plus solides compétiteurs dans le marché mondialisé » (Nagel et Dove, 1991, p.1).
Le rapport initial porte l’ambition d’une transition générale du modèle industriel. Pour ce faire, il compile une liste d’actions à entreprendre pour rendre les firmes plus agiles, par exemple se doter de logiciels permettant de disposer de bases de données plus efficaces (Ibid., p.8). Parmi ces éléments, on peut toutefois souligner que l’agilité fonctionne sur deux tableaux coordonnés ; en premier lieu sur la flexibilité attribuée aux nouvelles technologies qui permettent de réagencer la chaîne de production plus rapidement, de contenter une nouvelle demande émanant du marché, de mieux personnaliser les produits, etc. La restructuration technique est centrale, mais insuffisante pour rendre pleinement compte des nouveaux enjeux de cette agilité. En effet, les auteurs du rapport poussent à considérer que l’agilité technologique doit s’étendre à une agilité des individus, du management et de la connaissance produite par les nouveaux modèles. L’agilité est donc technique et organisationnelle. En ce sens, pour R. Dove (1999 ; 2001), l’un des piliers du modèle repose sur le management des connaissances (knowledge management). La maîtrise des connaissances des processus industriels est centrale, car elle demeure le gage de la capacité à réagencer correctement les activités de l’entreprise. La compétence des acteurs dans les organisations devient ainsi vitale pour rendre les structures réflexives, anticipatrices ou proactives par rapport à un changement exogène.
Quelques années après la diffusion du rapport initial, un ouvrage reprenant et systématisant les lignes directrices du rapport a été publié (Goldman, Nagel et Preiss, 1995). En dehors de la dimension technologique, qui est incontournable dans le réagencement des systèmes, les auteurs proposent un cadre de transformation qui se base sur les « éléments humains » de l’entreprise pour que celle-ci devienne plus agile et compétitive. Ce processus procède systématiquement d’un audit interne pour mettre en lumière les forces et les faiblesses de l’entreprise, puis vise à développer quatre axes : 1/enrichir le client, c’est-à-dire être en mesure de lui proposer des produits de plus grande valeur. 2/ Proposer un nouveau cadre de coopération pour améliorer la compétitivité. 3/ S’organiser collectivement pour faire face aux changements. 4/ Être en mesure de mieux exploiter les compétences des salariés et l’information.
Les articles sur l’AM proviennent dans un premier temps quasi exclusivement des sciences de l’ingénieur (Burgess, 1994). Cependant, en dehors des textes portant sur les aspects technologiques des systèmes industriels, il existe un important groupe d’articles se centrant sur les dimensions humaines, managériales et organisationnelles de l’agilité industrielle, à l’instar des quatre chantiers identifiés dans le paragraphe précédent. Cette littérature constitue une passerelle vers d’autres disciplines comme le management et les sciences de gestion. Ainsi se sont développés des thématiques spécifiques relatives par exemple à l’« organizing » (Weick, 1979) ou les compétences individuelles et l’action des acteurs regroupés sous l’étiquette d’« Agile workforce » (main-d’œuvre agile) dans la littérature propre à l’AM (Sherehiy, Karwowski et Layer, 2007). On comprend dès lors que l’AM appelle à concevoir des transformations plus larges que des reconfigurations techniques, il s’agit aussi d’un ensemble de procédés de transformation des règles en entreprise, de la stratégie commerciale aux comportements individuels dans l’activité de travail (Kidd, 1997 ; Jackson et Johansson, 2003). D’où un succès grandissant auprès de disciplines analysant les structures organisationnelles, leurs processus de changement, et ayant sans doute permis un prolongement des domaines de réception de l’agilité.
Que ce soient les aspects technologiques des systèmes industriels, qui permettent une reconfiguration de la production plus directe que les chaînes fordistes, ou les aspects organisationnels — dont on pourrait dire que l’agilité est à un niveau individuel une forme de flexibilité —, la question de la réactivité du modèle est centrale. Dans cette veine, Barrand propose une définition qui condense en partie les points évoqués dans la littérature en définissant l’agilité comme « une perpétuelle recherche d’équilibre entre une dimension active (faire et prouver que l’on sait faire), une dimension réactive (être opportuniste face aux changements observés pour fidéliser) et une dimension proactive (recherche d’innovation) » (2011, p.23). Il est intéressant de constater le basculement que cette nouvelle définition qui peut apparaître comme entièrement individualisée. Elle se positionne à hauteur de l’acteur et de ses activités. L’agilité n’y apparaît plus comme une spécificité organisationnelle, ou dans une dimension mésosociale, mais comme une souplesse individuelle, une compétence personnelle. Pourtant Barrand précise que l’agilité, bien qu’étant un trait individuel, est également une capacité collective à faire face, à s’organiser et à assurer un niveau d’efficacité individuel et collectif entre des systèmes parfois évolutifs : « Il s’ensuit que l’agilité ne saurait être un état stable et définitif, mais une propension, une aptitude, un cadre général à maintenir et alimenter constamment. Elle s’impose dès lors non pas comme un nouveau modèle entrepreneurial, mais plutôt comme un ensemble de principes basiques de comportements qui permettront de réconcilier ces modèles entre eux alors qu’on les a toujours décrits comme antinomiques. » (ibid.). Bien que plus précise, l’agilité de cette définition résiste à une catégorisation formelle. Il est donc difficile de dire dans quelle mesure elle correspond à un état d’esprit qui renverrait inéluctablement à une fonction individuelle à même de régir les comportements attendus, à un nouveau canevas organisationnel des procédures et de management ou à des éléments en lien avec la culture d’entreprise. Continuons les investigations pour tenter d’atténuer le flou de la notion.
Ceci est une révolution. L’agilité comme nouveau paradigme techno-organisationnel ?
On le voit à ce stade, l’AM a enclenché, au-delà de sa dimension technologique originelle, une véritable réflexion autour d’un modèle organisationnel des acteurs du système industriel. Depuis la publication du rapport de Nagel et Dove, de nombreux autres auteurs se sont attelés à donner une consistance plus importante, tantôt en délimitant mieux les contours, tantôt en lui conférant une importance centrale, ainsi certains allant même jusqu’à évoquer son caractère quasi révolutionnaire. Cependant, cette inflation de définitions interroge. Cette partie déconstruit et discute de manière sélective plusieurs travaux et définitions issues de la littérature pour tenter de répondre à la question suivant : dans quelle mesure l’agilité peut-elle être considérée comme un basculement dans la conception industrielle ?
Dans sa thèse de doctorat, Ferrante montre à quel point l’agilité organisationnelle2 est travaillée par des croisements épistémiques tant les sources de connaissances sont différentes. Ainsi, les premiers travaux se situent du côté des recherches empiriques avant d’être rejoints plus tard par des travaux académiques plus théoriques. En outre, l’agilité organisationnelle est au carrefour de plusieurs champs disciplinaires : travaux en systémique, théorie des organisations, stratégie, etc., et s’appuie principalement au départ sur des cas d’étude de gestion des chaînes d’approvisionnement (supply chain) ou des systèmes d’information en entreprise (Ferrante, 2016).
Une revue de la littérature menée en 2003 par Li et al. établit une typologie d’auteurs ayant travaillé sur l’agilité. Par extension, cet article permet de classer les manières de définir l’agilité organisationnelle selon des éléments jugés comme les plus importants. Cinq d’entre eux s’en dégagent et ils constituent autant d’éléments d’attention pour les praticiens que d’informations sur le cadrage de la notion d’agilité : premièrement, la réponse au changement et à l’incertitude qui correspond à la définition initiale. Deuxièmement, la construction des compétences comme activité centrale (cela réfère à ce que nous évoquions précédemment à propos du knowledge management). Troisièmement, la possibilité de fournir des produits hautement customisés pour satisfaire des consommateurs plus exigeants et dont la demande est de plus en plus précise. Quatrièmement, faire une synthèse des technologies diverses ; il s’agit là d’être en mesure de prendre en considération l’imbrication des systèmes techniques divers pour mieux les exploiter en fonction des situations. Enfin, cinquièmement, permettre une meilleure intégration inter et intraentreprise.
Plus récemment, Ferrante a, lui aussi, synthétisé les différentes notions relatives à cette forme d’agilité en opérant un travail de fond sur la littérature (op. cit., 2016). Il note la présence récurrente de certaines thématiques contenues dans les définitions de l’agilité organisationnelle : le changement continu, la reconfiguration des processus, l’acquisition de nouvelles compétences, le développement de coopérations internes et externes, la proactivité, la formation du personnel et le management par compétences. Ces mots-clés sont à eux seuls des entrées qui amorcent possiblement de nombreux champs et qui montrent à quel point l’agilité a été traitée (et peut l’être) dans la littérature académique avec une optique large. À ces thématiques qui réfèrent à des définitions particulières, il faut ajouter de nombreuses spécialisations en fonction du domaine, par exemple l’Agile Supply Chain (Haul Lee, 2002 ; Vonderembse et al., 2006), l’Agile Network (Purvis, Gosling et Naim, 2014), etc.
Kettunen quant à lui rend compte à son tour dans un court article publié en 2009 de quelques définitions de l’AM [voir figure 2] et insiste sur la pluralité des champs d’application de l’agilité. Cette diversité alliée à l’étalement dans le temps d’une production académique régulière sur l’AM s’interprète selon nous comme une tendance de fond. Quoi que recouvre précisément l’AM, le sujet de la transformation qui lui est sous-jacente se construit comme un enjeu majeur de la publication et reflète l’envie de construire/décrire de nouveaux modèles industriels supposément en rupture avec les précédents. À ce propos, les nouveaux modèles sont toujours présentés comme attractifs et bénéfiques pour les entreprises, les consommateurs et l’économie de manière générale. Ainsi, plusieurs auteurs (Goldman et Nagel, 1993) considèrent que l’AM doit se concevoir comme un changement de paradigme dans la production industrielle, à commencer par l’un de ses porte-étendards, Dove3, qui cumule des fonctions de professeurs et consultants — d’une entreprise au nom équivoque de Paradigm Shift International — et qui réactualise régulièrement un discours prospectif et normatif autour de l’agilité.
Références | Définition |
Gunasekaran (1998) | Capability to survive and prosper in a competitive environment of continuous and unpredictable change by reacting quickly and effectively to changing markets, driven by customer-designed products and services |
Katayama and Bennett (1999) |
Cope with demand volatility by allowing changes to be made in an economically viable and timely manner ; abilities for meeting widely varied customer requirements in terms of price, specification, quality, quantity and delivery |
Naylor et al. (1999) | Using market knowledge and a virtual corporation to exploit profitable opportunities in a volatile market place |
Sharifi and Zhang (1999) |
Ability to cope with unexpected changes, to survive unprecedented threats of business environment, and to take advantage of changes as opportunities |
Yusuf et al. (1999) | Successful exploration of competitive bases (speed, flexibility, innovation pro-activity, quality and profitability) through the integration of re-configurable resources and best practices in a knowledge-rich environment to provide customer-driven products and services in a fast changing market environments |
Christopher (2000) | Ability of an organization to respond rapidly to changes in demand, both in terms of volume and variety ; a business-wide capability that embraces organizational structures, information systems, logistics processes, and mindsets |
Gunasekaran and Yusuf (2002) |
Capability of an organization, by proactively establishing virtual manufacturing with an efficient product development system, to meet the changing market requirements, maximize customer service level, and minimize the cost of goods ; ability of a company to effect changes in its systems, structure and organization |
James (2005) | Ability to respond to change, uncertainty and unpredictability in the business environment, whatever its source—customers, competitors, new technologies, suppliers or government regulation |
Adeleye and Yusuf (2006) |
Systematic response to pressures imposed by the highest levels of market instability and product complexity ; simultaneous emphasis on a wide range of competitive capabilities |
Ismail et al. (2006) | Ability to respond to, and create new windows of opportunity in a turbulent market environment driven by individual (be spoke) customer requirements cost effectively and rapidly |
Narasimhan et al. (2006) |
Efficiently changes operating states in response to uncertain and changing demands |
Figure 2 : « Different definitions of manufacturing agility (ordered by the time of publication) » (Kettunen, 2009, p. 410). La littérature regorge d’articles proposant un état de l’art des approches, des définitions et des thématiques de l’agilité…
À ce stade, on est en droit de se demander si l’on est véritablement en présence d’un nouveau paradigme industriel. De nombreux auteurs (et praticiens) en doutent et proposent d’adopter, à défaut d’une vision véritablement critique, une lecture plus nuancée et continuiste des évolutions de l’agilité par rapport aux modèles productifs précédents. Ainsi Jin-Hai, Anderson et Harrison plaident dans le sens d’une radicalisation du modèle industriel antérieur (lean manufacturing) plutôt que d’une révolution complète. Leur analyse décline des niveaux de complexité supplémentaires en donnant naissance à des concepts intermédiaires, par exemple la Real Agile Manufacturing, une version plus aboutie de l’AM qui permettrait de « faire plus avec moins » (2003, p. 9). De leur côté, Vazquez-Bustelo et al. (2007) pensent que l’AM se caractérise principalement par la rupture opérée avec le modèle de production de masse, car il est dorénavant nécessaire de considérer les possibilités de personnalisation comme un objectif plus important, ce qui impose des contraintes différentes sur la manière de produire. C’est donc plutôt l’hypothèse de la transformation que de la révolution qui semble se dessiner à propos des mutations de l’organisation promise par l’agilité. Au passage, le rôle joué par le numérique, que ce soit dans les transformations d’ordre technologique ou organisationnelle, semble déterminant, mais nous y reviendrons plus tard.
Conclusions. La flexibilité de la définition de l’Agile Manufacturing
En analysant la littérature propre à l’AM, Sherehiy, Karwowski et Layer (op. cit., 2007) aboutissent à une triple conclusion que nous reprenons et développons ici tant les constatations internes à ce champ de la littérature semblent encore actuelles. Le premier enseignement est qu’il n’existe pas de consensus sur la définition de l’AM. En effet, comme nous l’avons montré, le lecteur s’intéressant à l’AM aura plutôt affaire à une kyrielle de définitions et de cadres conceptuels entremêlés. Deuxièmement, les termes d’« agilité », de « flexibilité » ou d’« adaptabilité », qui sont présentés comme les clés de voûte de l’AM, sont eux aussi victimes d’une faiblesse conceptuelle. Leur utilisation et leur signification sont très largement dépendantes des contextes de mobilisation, ce qui empêche une généralisation de leur usage alors que les définitions sont censées être cadrantes. Enfin, troisièmement, l’AM reste une notion plutôt conceptuelle. Ainsi, beaucoup d’articles rendent compte de l’approche, des préceptes ou des modèles théoriques, mais peu de littérature traite de cas empiriques de grande envergure, de manière comparative, etc.
En conclusion de cette partie sur l’Agile Manufacturing, il est important de souligner que les éclaircissements apportés ici sur le terme et les applications de ce type d’agilité posent finalement davantage de questions sur le sens profond de ce phénomène social. Le paradoxe réside selon nous dans le côté diffus de l’AM qui, d’une part, est évoquée de manière abondante dans la littérature, mais qui, d’autre part, peine à trouver un socle de notions communes et par conséquent une ou plusieurs définitions unificatrices. Au lieu de cela, l’AM se dilue dans de nombreux cadres intellectuels prospectifs, analytiques ou normatifs sans s’encastrer complètement dans des théories scientifiques soigneusement délimitées. En filant la métaphore de l’agilité, on peut dire que la notion d’AM est sujette à une forme de flexibilité de son utilisation et de son sens. La révolution est donc continue... mais apparaît surtout discursive, si l’on considère l’arborescence des définitions de l’agilité dans le domaine industriel et le succès rencontré auprès d’un si grand nombre d’acteurs. Par ailleurs, on est en droit de se demander si l’agilité, comme évoqué dans l’introduction n’est pas davantage un buzzword pratique à brandir pour étiqueter des changements globaux davantage qu’un véritable levier de transformation de l’industrie. Cette remarque nous conduit même à considérer que ce flou autour de l’agilité a peut-être participé à son succès dans la mesure ou le concept est particulièrement malléable et adaptable à de nombreux contextes organisationnels.
2. Le berceau informatique : l’agilité du Manifeste
Abordons à présent la deuxième racine de l’agilité qui prend sa source dans le développement de logiciels informatiques. On peut schématiquement dater son apparition à la charnière des années 1990-2000. Bien qu’étant ultérieure à l’apparition de l’AM, l’agilité issue du domaine informatique a pris un essor important. Si bien qu’elle est devenue une référence incontournable dans les discours actuels — souvent ramenée à ses différentes méthodes et son utilisation au pluriel, « les méthodes agiles » — éclipsant quasiment l’autre racine. En suivant le même cheminement que précédemment, cette partie propose un éclairage sur la naissance de cette forme d’agilité et une mise en contexte des principaux enjeux qui ont sous-tendu son émergence.
Contre la bureaucratisation des processus, concepteurs de tous les pays, agilisez-vous !
Cette racine de l’agilité a été sanctuarisée par la publication en 2001 d’un document intitulé Manifesto for Agile Software Development disponible sur le site consacré et traduit en 68 langues. Le « Manifeste [agile] » est régulièrement cité comme le document liminal par celles et ceux qui revendiquent aujourd’hui l’usage de méthodes agiles dans la conception de logiciels. Son architecture est assez simple ; le Manifeste se compose de quatre grands préceptes principaux qui se déclinent en 12 « principes » [voir Figure 3] qui condensent les réflexions d’un groupe d’informaticiens autour de leurs pratiques pour mieux développer des produits informatiques.
Les préceptes :
|
Les 12 principes :
|
Figure 3 : Principes et préceptes issus du « Manifeste agile4 »
Si on se réfère au texte descriptif de Jim Highsmith (l’un des co-auteurs) qui accompagne le Manifeste, la volonté collective des signataires de trouver un mot qui fasse consensus fut un point d’achoppement entre les informaticiens. Le terme d’agilité a permis de construire un compromis neutre à partir d’un terme non connoté et éloigné de l’univers de l’informatique. Cependant, pas plus que dans le rapport institutionnel sur l’AM, cette forme d’agilité n’y est clairement explicitée. Elle prend la fonction d’un terme-chapeau qui articule l’ensemble des principes. Le Manifeste ne donne pas non plus d’indications méthodologiques précises sur la manière d’exécuter les préceptes qu’il énonce (nous y revenons dans la suite). Le document se situe davantage comme un guide de bonnes pratiques pour orienter l’organisation de la conception de logiciels en élaborant des actions à mener et en se faisant le garant d’une forme d’« état d’esprit » à s’appliquer, selon ses partisans.
L’apparition et la diffusion du Manifeste peut s’interpréter comme une volonté de rupture de la part d’un groupe d’acteurs professionnels vis-à-vis d’un monde du travail jugé trop bureaucratisé, rigide et par conséquent propice à l’activité du développement d’un logiciel. Mais avant d’explorer cette analyse, il semble nécessaire de revenir brièvement sur les modalités courantes de la conception précédant la publication du Manifeste. Les coauteurs du Manifeste — tous développeurs dans l’industrie du software — travaillaient selon des méthodes courantes d’ingénierie dites « linéaires » ou selon un cycle de développement en « V ». Ces approches se caractérisent par l’adoption d’un schéma de conception rarement réversible qui est balisé par des jalons stricts. Ces derniers sont conçus en fonction d’un cahier des charges initial qui s’avère peu renégociable en dépit de l’avancement du projet et d’éventuels obstacles. Cette organisation accorde donc une place centrale à la planification des étapes et à la clarification initiale des objectifs afin d’anticiper au maximum les difficultés. Cependant, ce fonctionnement peut s’avérer lourd, selon ses détracteurs, et aboutir à des échecs, tant du point de vue technologique (le produit final est défaillant, il n’est plus compétitif, il est dépassé par des produits concurrents, etc.) que par rapport aux usages du produit (absence de conformité face aux demandes initiales, de nouvelles fonctionnalités sont nécessaires, la demande a évolué entre le début la rédaction du cahier des charges et la version commerciale du produit, etc.). Pour proposer un nouveau cadre de conception, le Manifeste promeut donc une manière d’internaliser les contraintes dans son fonctionnement en s’appuyant sur une activité plus collaborative qui n’aurait donc pas, à l’avance, à anticiper l’ensemble des éléments bloquants. Examinons maintenant en détail les propositions principales qui sont formulées.
Pour commencer, la coopération est présentée comme l’instrument d’une libération des « processus » (dont on peut penser qu’ils sont de nature managériale, hiérarchique, de conception, etc.) et également des outils (là encore, on peut émettre l’idée que ce sont les systèmes d’information permettant de réguler les activités qui sont ciblés). Dans le nouveau schéma d’activités avancé par le Manifeste, un primat est accordé à l’interaction entre les membres de l’équipe (précepte n° 1) plutôt qu’une activité dictée par une organisation structurée par des règles formelles (considérées comme rigides). Cette idée se décline dans les fondements mêmes du travail de conception. Ainsi, le précepte n° 2 indique qu’il est nécessaire de favoriser le produit plutôt qu’une « documentation exhaustive ». Autrement dit, il s’agit d’une logique du « faire » informatique, pour reprendre ce que Lallement décrit dans les communautés de hackers (2015). En évitant la constitution de bases documentaires importantes, l’organisation est censée éviter la surenchère de règles. Ce fonctionnement s’établit par conséquent en porte-à-faux des approches classiques (cycles linéaires et en « V ») dans lesquelles la rédaction initiale d’un cahier des charges est synonyme de bonne connaissance des actions à entreprendre, des objectifs à viser et des ressources nécessaires pour y parvenir. Ce précepte n° 2 est donc celui de l’acceptation tacite d’un cheminement de conception dont on sait par avance qu’il sera affecté par des éléments exogènes impossibles à anticiper. Donc, plutôt que de créer du formalisme pour éviter des obstacles, le Manifeste pousse plutôt en faveur d’un abaissement des contraintes pour maintenir un niveau d’autonomie (ou de réflexivité) important de l’équipe. La constitution le plus rapidement possible d’un produit opérationnel devient ainsi l’étalon de mesure du nouveau rythme de développement, interdisant en partie la planification à long terme. Ce précepte donne naissance à une activité de conception nettement plus itérative, plus séquencée, notamment avec des boucles de conception.
Dans la continuité, le précepte n° 3 rappelle à son tour une nouvelle manière d’envisager le développement du produit : davantage qu’une relation contractuelle figée, le Manifeste enjoint d’adopter une relation dynamique entre les développeurs et le client. Plus spécifiquement, la mission des développeurs doit se faire en partenariat plus étroit avec le client et même dans une logique de co-production. Cela amène à fondamentalement repenser le lien de subordination et de conduite du projet. Enfin, le Manifeste insiste sur la posture à adopter face à un environnement changeant. Le dernier précepte (4) vient ainsi rappeler que le développement du produit ne doit pas être limité par le plan d’action et les « processus » rigides qui limiteraient l’efficacité du développement. Au contraire, une posture plus flexible est préconisée. Ce dernier précepte résume et englobe presque à lui seul ce qui serait une définition de l’agilité dans le Manifeste ; une invitation à faire fi des cadres organisationnels institués pour se concentrer sur l’activité de conception. Une activité marquée par un affaiblissement des entraves hiérarchiques et de planification.
Une réflexion autour du cœur de métier des concepteurs web apparaît comme le point d’amorçage du Manifeste. Dans les propositions pour établir une nouvelle organisation des pratiques, il est en premier lieu question de rendre l’organisation (l’organisation revêt ici la double signification en termes d’agencement d’acteurs et d’organisation des activités) plus efficiente/efficace. Cette volonté s’exprime en particulier dans le souhait d’être en mesure de mieux « satisfaire un client ». Derrière cet apparent attachement à la figure du client, on peut y lire une volonté d’instaurer un système qui redonne un poids et une capacité de décision élargie aux concepteurs. La récrimination envers les « processus » correspond selon nous à la manifestation d’un sentiment de perte de sens à cause des règles abstraites qui peuvent s’imposer aux salariés de grandes entreprises et les empêchent finalement d’exercer pleinement leur « vrai boulot » (Bidet, 2010 ; 2011). Face à ce tableau, une forme d’auto-organisation est esquissée dans les propositions du Manifeste ; elle prend la forme de plus petits groupes de travail censés être plus autonomes, gage d’efficacité et de sens.
Cette lecture de l’agilité en matière d’efficacité a été sensiblement dévoyée dans les discours pour la réduire à une manière d’accélérer le processus de conception sans tenir plus tenir compte de l’autonomie des équipes et de l’attachement à un travail bien fait. Or, si le Manifeste évoque bien une autre temporalité de la conception (en la fractionnant pour la rendre plus malléable), c’est avant tout pour aboutir à des produits ayant une plus forte valeur ajoutée. C’est-à-dire, entre autres, mieux exploiter l’adéquation entre la mobilisation des compétences des développeurs et les attentes du client. En définitive, l’agilité telle qu’exprimée dans le Manifeste est, selon nous, moins une recette pour augmenter les marges d’une entreprise, qu’un symptôme du renouvellement d’un champ professionnel en transformation et une manifestation d’une forme de contestation.
Enfin, pour clore cette partie, il faut mentionner qu’à un contexte industriel propre aux années 1990 dans le monde de l’informatique, notamment marqué par l’accélération du marché des services, le contexte technologique en forte mutation est apparu particulièrement favorable à la naissance de cette forme d’agilité. Ainsi, les propositions portées par le Manifeste sont étroitement reliées aux possibilités technologiques d’expérimentation par les réseaux dématérialisés et la mise en place de standards web. En effet, Internet se constitue comme un espace d’échange privilégié pour mettre en ligne un produit et capter rapidement les retours des utilisateurs. À ce titre l’une des propositions de déploiement de l’activité de conception du Manifeste consiste en la création d’un produit minimal le plus rapidement possible pour faire tester le client. À partir de ce premier artefact fonctionnel, un feed-back est possible (le produit est-il opérationnel ? correspond-il aux attentes ? etc.), avant d’entamer la conception d’une autre version qui alimentera le processus. La possibilité de partager aisément le produit et de le tester rapidement est une spécificité de l’informatique et cette racine de l’agilité s’attache à la mettre en valeur et à créer une organisation qui lui donne corps.
Transformer l’essai avec Scrum5
Comme pour l’AM, l’agilité informatique n’a pas débuté dès la publication du document de référence, en l’occurrence le Manifeste, le mouvement agile lui est antérieur. Ce document est à considérer comme le marqueur d’une dynamique qui se structure et qui constitue un « turning point convergent » (Abbott, 2009) sur les nouvelles pratiques de conception jusque-là éparses. Sa fonction a ainsi consisté en une mise en visibilité d’éléments émergents et l’amorce d’une systématisation des pratiques grâce à la simplicité des préceptes. Après avoir vu sur quels fondements le Manifeste fait reposer ses propositions, intéressons-nous maintenant aux outils et aux techniques de l’agilité, notamment à travers les cas d’étude traités dans la littérature.
L’agilité recouvre différentes méthodologies. L’explicitation de ces pratiques nous renseigne doublement sur l’organisation du travail agile dans le domaine du software : cela permet d’accéder à la granularité des pratiques individuelles et cela donne l’occasion de visualiser le déploiement de l’organisation à un niveau plus méso sociologique. Parmi les méthodologies de conception les plus connues, on peut citer la méthode Scrum (Takeuchi et Nonaka, 1986) dont l’auteur de la publication de référence (Schwaber, 1996) est d’ailleurs l’un des co-signataires du Manifeste. Pour décrire son fonctionnement, sans entrer dans une analyse exhaustive, attardons-nous sur trois volets que nous avons arbitrairement découplés selon quatre thématiques : l’organisation des acteurs, les temporalités de l’activité et les technologies déployées.
1/ L’organisation du temps. Scrum impose une segmentation de l’activité de conception en cycles courts (appelés « Time Boxes ») avec un déroulement itératif du processus de conception. L’activité globale est schématiquement décomposée en de nombreuses séquences, les « sprints », qui durent généralement entre deux et quatre semaines. Les phases de travail en sprints ont pour intérêt de cloisonner temporairement l’activité des salariés qui peuvent se concentrer sur des objectifs précis. De nombreux autres outils méthodologiques complètent cette approche : des réunions journalières courtes (« daily meetings, daily scrum ») qui servent à faire des points de planification rapides ; des réunions de fin de sprint (« retrospect meetings ») pour capitaliser sur la fin d’une phase, etc.
2/ Le management. Les équipes qui travaillent avec la méthode Scrum sont conditionnées à un maximum de 10 développeurs par équipes. Les rôles sont clairement définis avant le début d’un projet. Ainsi, le Scrum Master revêt des fonctions de manager, il gère le fonctionnement de l’équipe de développeurs et se fait le gardien du temps et du respect du bon déroulement des étapes de conception. Le Product Owner, quant à lui, est le représentant des intérêts et des volontés du client. Son rôle est particulièrement important, car il établit la cohérence du travail des développeurs de l’équipe et s’assure que le projet évolue dans le sens des attendus du client. Son rôle de médiateur est à la charnière de l’équipe de concepteurs et des attentes du client. Il faut noter que la méthode Scrum, comme d’autres méthodes agiles, insiste sur la nécessaire co-construction de la définition du produit avec le client et sur le caractère communautaire du fonctionnement des équipes. En cela, la forme organisationnelle ressemble aux configurations adhocratiques identifiées par Mintzberg (1989).
3/ Les outils. Le travail autour des spécifications techniques se fait souvent avec des outils de type « user story » (récit utilisateur) qui sont des explicitations d’un usage voulu ou attendu qui formalisent des fonctions à développer et servent de ligne directrice de la conception. Par ailleurs, les développeurs utilisent un outil de mise en commun des informations et des tâches à réaliser, le « product backlog ». Il peut se présenter sous une forme entièrement numérique, donc partagée et collaborative entre les membres d’une équipe, ou en version physique (des affiches, des tableaux couverts de post-its appelés « sprint board », etc.) qui nécessite par conséquent une colocalisation spatiale des acteurs. Ces derniers outils sont inspirés du management visuel déjà présent dans le Lean ou utilisés dans des démarches méthodologiques de gestion des connaissances comme Kanban. Ils sont également populaires dans l’autre branche de l’agilité du côté industriel...
D’autres méthodes agiles existent, citons par exemple RAD (Rapid Application Development) (Martin, 1991) et sa déclinaison DSDM (Dynamic System Development Methodology) ; Lean Software Development (Poppendieck et Poopendieck, 2003) ; ASD (Adaptative Software Development) (Highsmith, 2000) ; la méthode Cristal Clear (Highsmith et Cockburn, 2001) ; la méthode FDD (Feature-driven development), (Coad, Lefebvre et De Luca, 1999) ; la méthode BDD (Behavior-Driven Development) (Solis, Wang, 2011). Parmi elles, l’une des plus connues et appliquées se nomme eXtrem Programming (XP) (Beck, 1999 ; Cooke, Bonnema et Poelman, 2012). Par rapport à la méthode Scrum, elle reprend le fonctionnement en cycles courts, l’utilisation d’outils de scénarisation de l’usage, la collaboration étroite avec le client, etc. Cependant, d’autres aspects la singularisent comme la prescription du travail des développeurs par binôme (« Pair Programming ») pour augmenter la qualité du code informatique ou la réalisation plus systématique de tests afin de déceler les bugs et les erreurs qui contrarient le développement général. Les différences entre les méthodologies sont nombreuses, mais sans entrer dans une comparaison systématique, on peut affirmer que plusieurs éléments phares issus de la méthode Scrum se sont institutionnalisés comme des fondements méthodologiques de l’agilité informatique, au-delà des variations des méthodes agiles particulières.
S’agiliser jusqu’aux courbatures ? Institutionnalisation et extension des méthodes
Pour terminer ce tour d’horizon des méthodes agiles, il convient d’évoquer les débats qui animent la communauté autour des contextes d’application de l’agilité. Les questionnements portés par les chercheurs et les praticiens sont de plusieurs ordres, ils concernent les limites des méthodes, leur applicabilité ainsi que les possibles effets de dévoiement.
Commençons par les travaux autour de l’extension des méthodes. Fort d’un certain succès (au moins dans la sphère de l’ingénierie informatique) au milieu des années 2000, une nouvelle génération de méthodes a fait son apparition, à l’instar de SAFe (Scaled Agile Framework) ou SoS (Scrum of Scrums), sous l’impulsion des praticiens et des consultants (Remondeau et Lenfle, 2021 ; Rémondeau et al., 2021). Chacune propose des outils et des schémas d’organisation qui reprennent les bases des méthodes agiles, mais dont l’objectif est d’instruire une agilité qui couvre l’ensemble de l’organisation et plus uniquement l’équipe de développeur au périmètre d’action restreint. Les connaisseurs parlent d’agilité à l’échelle (« Agile at Scale »). Il s’agit dès lors d’agiliser une entreprise informatique dans sa totalité en transposant le fonctionnement de l’agilité informatique à d’autres secteurs industriels (par exemple la production manufacturière). Ces méthodologies tentent un dépassement des caractéristiques et des contraintes initiales liées aux petites structures (équipes colocalisées, système de prise de décision communautaire, maximisation du travail en essai-erreur, etc.) pour l’adapter aux spécificités des grandes organisations (équipes spatialement distribuées, synchronisation des actions plus difficiles à effectuer, travail multidisciplinaire entre différents corps de métier, etc.). Pour ce faire, elles développent et adaptent certains outils, par exemple les sprints deviennent le fonctionnement d’équipes plus grandes, elles généralisent l’usage d’outils numériques collaboratifs (backlog) pour planifier, synchroniser et partager l’état d’avancement des projets, etc.
La littérature académique révèle de nombreuses expérimentations de ces nouvelles méthodologies. Ainsi, Sommer et al. En se basant sur trois cas d’étude de l’industrie manufacturière danoise, observent une imbrication des approches agiles et du fonctionnement classique des organisations (« stage-gate »). Ces entreprises ont fait le choix d’adopter de nouvelles modalités de fonctionnement reposant sur l’agilité via l’adoption de la méthode Scrum pour augmenter la collaboration dans le développement du produit, tout en gardant une entreprise structurée par des macros-jalons et soumise à une planification classique (2013). Dans la continuité, Cooper et Sommer (2016) évoquent les bénéfices de ces configurations mixtes en soulignant les possibilités pour des organisations de devenir plus réactives face aux demandes des consommateurs, notamment dans le domaine des produits physiques. Malgré cela, ces études témoignent aussi de la difficulté à appliquer un modèle d’agilité de manière homogène à toute la structure de l’entreprise.
La problématique de la « transférabilité » entre secteurs d’activités (Remondeau et Lenfle, op cit. ; Remondeau et al., op. Cit.), c’est-à-dire le passage d’une agilité localisées à une agilité généralisée dans l’organisation, continue toutefois de se pourvoir comme une source foisonnante de littérature qui traduit l’appétence à l’égard de l’agilité. Plusieurs études relatent pourtant les difficultés à marier les approches agiles et non agiles (Conforto et al., 2014) et la délicate adoption des pratiques agiles lorsqu’on les coupe de leur contexte originel (Krutchen, 2013). À travers plusieurs cas d’étude, Lindvall et al. rappellent que l’agilité informatique s’adapte bien aux petites équipes. Il est néanmoins possible d’en faire dans de plus grandes organisations à condition de circonscrire le périmètre de l’agilité à certains projets. La mise en pratique à plus grande échelle nécessite des ajustements humains importants synonymes de coûts de transformation difficiles à assumer pour l’entreprise (2004). Ces inquiétudes sont rejointes par d’autres auteurs qui identifient de possibles phénomènes négatifs sur la gouvernance des entreprises qui aurait tendance à se déliter (Sommer, Dukovska-Popovska et Steger-Jensen, 2014).
L’ensemble de ces constats a donné lieu à de nombreux articles dans la littérature. À l’image des modèles organisationnels mixtes qui sont proposés, leurs auteurs ont souvent convoqué des sources croisées sur l’agilité (à la fois des textes issus de l’informatique et d’autres provenant des sciences de l’ingénieur) reflétant une forme d’hybridité de la pensée et des disciplines en vue d’établir des macro-modèles applicables (Stelzmann, 2011 ; Srinivasan, Dobrin et Lundqvist, 2009 ; Goevert et Lindemann, 2018 ; Qumer et Henderson-Sellers, 2008). À cet enchevêtrement scientifique, on constate, de plus, que le phénomène d’expansion des méthodes agiles a été largement relayé par des articles prospectifs et prescriptifs qui incitent généralement à poursuivre les recherches sur les modèles à stabiliser en raison du succès à venir (Klein et Reinhart, 2016 ; Kettunen, op. cit., 2009 ; Inayat et al., 2015 ; Cooke, Bonnema et Poelman, 2012).
De l’agilité-méthode à l’agilité-discours : conclusions sur l’agilité informatique
Pour conclure cette partie, revenons sur quelques lignes saillantes qui émergent de notre discussion autour des sources académiques de la racine informatique de l’agilité. À travers la diffusion de différentes méthodes, l’agilité a structuré une nouvelle manière de développer des produits software. Au fil des années une définition plus générale s’est constituée dans la littérature sur la base des méthodes et des cas d’étude appliqués. Cette définition a évolué au fil du temps comme le rappelle Khalil (2011), alternant principalement entre trois visions. L’agilité informatique a premièrement été vue comme une manière de transformer les organisations, de les assouplir par rapport à des environnements de travail bureaucratisés et décrits comme statiques (Erickson, Lyytinen et Siau, 2005). Deuxièmement, l’agilité a été annoncée comme une voie à suivre pour s’adapter face à des environnements changeants. En ce sens, l’agilité serait donc une manière d’intégrer plus rapidement les contraintes externes en façonnant une organisation de la conception de telle manière qu’elle se prémunisse contre des perturbations externes (Abrahamsson et al., 2002 ; Williams et Cockburn, 2003 ; Beck et Andres, 2004). Ces éléments exogènes sont plus précises que dans le cas de l’AM, il s’agit ici par exemple des volontés du client. Troisièmement, Khalil (op. cit., 2011) délimite un dernier groupe d’auteurs pour lesquels les méthodes agiles sont des moyens de faire émerger une nouvelle forme de créativité (Dyba, 2000). Dans cette dernière acception, l’agilité est principalement réduite à un outil de développement de la créativité et on observe un chevauchement avec d’autres méthodes comme le design thinking. Notre travail n’approfondit pas cette forme d’agilité qui apparaît très marginale dans la littérature.
Les méthodes agiles évoquées dans le corps de cette partie réfèrent plus ou moins à ces trois inclinations. Au-delà de ces aspects définitionnels, on voit qu’à travers la proposition d’un réagencement des pratiques de conception, les méthodes agiles se sont progressivement constituées comme des instruments de gestion managériale autant que des méthodologies de projets spécifiques au domaine de l’informatique. Cependant, plus on s’éloigne des premières publications décrivant des méthodes bien balisées en ingénierie informatique, ainsi que du Manifeste, et plus on assiste à une forme de dilution du sens de l’agilité dans un cadre applicatif et théorique plus large. Par ailleurs, il est intéressant de réaliser la trajectoire paradoxale de la notion à travers la littérature : en effet, l’agilité a été initialement pensée comme un remède à la rigidité bureaucratique. Le Manifeste lui-même est peu disert sur les manières de mettre en pratique l’agilité et repose sur un cadre souple. Pourtant, l’agilité s’est incarnée par de nombreuses publications méthodologiques dans un premier temps, puis par des textes visant des transformations générales des organisations dans un deuxième temps, synonyme d’une montée en puissance des normes, des règles et des processus formalisés…
3. Deux agilités irréconciliables ?
Après avoir construit le portrait des deux racines de l’agilité grâce à la littérature ad hoc, cette troisième partie propose une analyse plus distanciée des deux formes. La discussion critique prend cette fois appui principalement sur la littérature sociologique pour proposer une mise en perspective politique du phénomène et ainsi construire plusieurs hypothèses explicatives. En l’absence de terrain d’enquête empirique servant à administrer la preuve, les raisonnements sont donc principalement de nature abductive et les hypothèses peuvent par conséquent être considérées comme autant de pistes de travail ultérieures.
Un point de convergence en trompe-l’œil autour de la figure du client ?
Au fil des deux parties précédentes, nous avons montré que les ancrages des racines de l’agilité sont différents. Peut-on dire pour autant qu’elles sont complètement hermétiques l’une à l’autre ? Il existe des points de convergence, au moins au plan sémantique, que nous proposons d’examiner ici. Parmi les éléments qui opèrent une jonction, la manière avec laquelle la question du client est déployée mérite que l’on s’y attarde.
Le Manifeste positionne le client et ses demandes comme prétexte principal de la réorganisation des pratiques agiles des concepteurs. Il consacre même la « satisfaction du client » (voir le précepte n° 3 et le premier principe) comme gage de la réussite d’un projet. Le succès dans un projet agile de développement logiciel peut se comprendre comme l’aboutissement d’un produit qui répond aux attentes du client qui, elles-mêmes, ont été coproduites avec les développeurs durant le cycle de conception. Ainsi, la figure du client est mobilisée à un double niveau : premièrement, elle agit comme un élément d’agencement interne de l’organisation des concepteurs. Le processus du travail prend en compte le client comme un élément à intégrer, par exemple en accordant une attention au retour d’expérience pour mieux alimenter la boucle de conception. Et deuxièmement, elle permet de dicter l’activité de travail selon de nouvelles finalités en orientant les choix techniques et pratiques de conception. La formalisation du rôle de Product Owner dans la méthode Scrum illustre ce changement puisqu’il a pour fonction – en tant que concepteur et auprès des autres concepteurs de l’entreprise – de garantir les intérêts et les desiderata du client. Son rôle est central dans l’organisation agile, car il s’assure de la coproduction des objectifs en étant un lien entre l’équipe de développement et le client. Son implication a un poids direct dans la formalisation du produit et dans l’organisation des activités internes.
Du côté de l’AM, la situation est plus complexe, notamment parce que le milieu industriel rend plus difficilement lisible l’identification des acteurs du fait de son échelle et des transformations récentes des organisations productives. À propos de ces dernières, il s’agit en particulier du passage d’une industrie tayloro-fordiste, basée sur la production de masse (mass markets), de la standardisation et la mise sur le marché de produits à coûts réduits, à une économie davantage articulée autour du modèle toyotiste dont l’organisation technique impose aussi de nouvelles logiques de marché, possiblement plus diversifiées. Pour le dire autrement, en termes macro-économiques, on passe d’une économie fordienne basée sur l’offre (Galbraith, 1958) à une économie dictée par la demande. Actuellement, ce fonctionnement semble connaître une dimension paroxystique avec la démocratisation de Lean Manufacturing et des appareils industriels permettant simultanément la production de masse et la personnalisation de produits (mass customization) (Tu et al., 2004).
La racine industrielle de l’agilité s’inscrit complètement dans ces nouvelles configurations industrielles qui semblent accorder plus d’importance aux clients en faisant valoir leurs envies et leurs besoins plus spécifiques. Cependant, l’argument du repositionnement complet du client comme nouvel aiguilleur de la production est discutable. Autrement dit, l’identification d’un client, la clarification de son positionnement et ses envies ne sont pas toujours des éléments suffisants pour décrire la manière avec laquelle une industrie se développe et opère des choix stratégiques. En effet, à l’image de l’industrie pharmaceutique et des biotechnologies, certaines branches industrielles apparaissent très clairement hermétiques aux demandes des consommateurs, notamment parce qu’il existe des difficultés importantes pour penser la place du client (ou de l’usager) en premier ressors. Cette difficulté provient de plusieurs facteurs, par exemple les environnements technologiques de l’innovation qui sont très dépendants des dynamiques structurelles et industrielles (Depret et Hamdouch, 2007). De plus, l’organisation « orientée-client » peut s’avérer une rhétorique creuse comme le montre Benghozi dans l’étude d’une entreprise faisant la promotion du client comme manière de formaliser son organisation interne alors qu’il s’agit en réalité d’un jeu dans lequel le client est parfois totalement évincé des logiques qui président le fonctionnement industriel (Benghozi, 1998).
Bien que tenues par un enjeu apparemment commun — celui de mieux articuler une organisation par rapport à un client —, les deux racines de l’agilité se déclinent de manière divergente. L’écart tient, entre autres, à la manière de se représenter et de mobiliser la figure du client. Pour la racine de l’agilité du Manifeste, la focale mise sur les exigences du client est une manière de recentrer la conception selon les revendications des développeurs exprimées à travers le Manifeste. La mobilisation du client se matérialise effectivement sous la forme d’une collaboration dans l’activité de conception qui permet de mieux exploiter les compétences des développeurs. Il en résulte une organisation de la conception basée sur le cœur d’activité des ingénieurs informatiques avec des rôles spécifiques, de nouvelles modalités de fonctionnement et des objectifs propres. À l’inverse, dans la racine de l’agilité de l’AM, le client apparaît davantage comme un acteur à géométrie variable : il peut s’agir d’un groupe de consommateurs bien identifié comme dans le cas d’un marché captif, mais le client est parfois un partenaire difficile à identifier et à mobiliser. La figure du client dans l’industrie peut se faire plus vaporeuse et rhétorique, poussant parfois les acteurs du domaine à favoriser des catégories d’acteurs plus larges et réifiées (« le Marché », la « demande », etc.) pour appuyer un argumentaire en faveur de l’agilité. La mobilisation de la figure du client est donc nettement plus instrumentale, plus projective et exogène, et moins directement perceptible dans l’orientation des pratiques.
Les différences entre les deux agilités s’opèrent également concernant les échelles de transformation. D’un côté, l’agilité version AM s’inscrit dans un processus de modification de l’ensemble de la chaîne de production où il s’agit de rendre l’entreprise plus agile dans son entièreté, même si on remarque en réalité que les publications scientifiques se focalisent principalement jusqu’en 2016 sur la modification des systèmes d’informations ou de la production. Tandis que de son côté, l’agilité du Manifeste insiste sur la conception de logiciel en particulier. L’agilisation des organisations n’entraîne pas les mêmes périmètres de modification : pour l’AM, la transformation est celle, a priori, de l’organisation générale du modèle productif. À l’inverse, l’agilité de l’informatique semble nettement plus circonscrite à l’échelle du projet et de l’équipe opérationnelle qui le pilote. Par conséquent, ces divergences d’échelles nous amènent aussi à produire des niveaux d’analyse différents.
En conclusion de cette sous-partie, on peut relever qu’à partir d’une exigence en apparence semblable et des arguments discursifs proches – dans la mobilisation d’une figure de l’usager –, les deux racines de l’agilité mettent en pratique des logiques de fonctionnement et de production de leur organisation qui sont éloignées l’une de l’autre. Ainsi l’agilité informatique repose sur un mouvement de réorganisation interne, tandis que l’agilité industrielle propose davantage un canevas de transformations général de son outil productif face à des enjeux exogènes pour justifier sa propre agilité. Le client est tour à tour mobilisé de différentes manières comme un argument qui vient épouser des logiques différentes sur les objectifs visés.
Faire feu de tous bois des racines de l’agilité
Nous avons jusqu’ici insisté sur les différences entre les deux agilités, par exemple à travers la figure faussement partagée du client. On peut toutefois évoquer des phénomènes de rapprochements pour décrire les évolutions des deux racines. Replongeons donc de nouveau dans la littérature académique afin d’inspecter l’état des publications qui vont en ce sens.
Rappelons d’abord que peu de textes évoquent de manière précise les origines de l’agilité, la plupart se contentent de mentionner les publications marquantes qui jalonnent l’institutionnalisation de l’agilité. Par ailleurs, les articles sont majoritairement disciplinaires, considérant une seule racine à la fois, et en général hermétiques aux autres influences. Dans le domaine du génie industriel, par exemple, les textes ne mentionnent pas l’agilité du Manifeste, et inversement. La quasi-intégralité des productions académiques n’évoque même pas de contextes d’apparition qui peuvent être différents, et donc ne font pas état de « racines », telles que nous les désignons ici dans cet article. Il existe toutefois depuis quelques années une nouvelle vague de publications mélangeant les références théoriques. Sans définir précisément les origines, ce basculement dans la littérature marque selon nous un tournant révélateur autour du succès de la notion d’agilité et qui nous conduit à proposer une hypothèse forte autour de son hybridité.
Pour construire cette hypothèse, évoquons d’abord plusieurs de ces travaux qui mettent en lumière des fondements théoriques épars de l’agilité. Dans cette perspective, l’étude de Khalil (2011) propose une mise en comparaison directe des sources de l’agilité, tantôt issues de l’informatique, tantôt ancrée dans le secteur industriel (Figure 4). Selon l’auteure, cette comparaison éclaire « certaines différenciations subtiles » au rang desquelles les plus significatives sont « les stratégies adoptées pour maîtriser et répondre aux changements », les « stratégies des processus industriels » et enfin la structuration des pratiques (p. 32).
Figure 4 : « Comparaison des concepts de l’agile manufacturing v/s méthodes “agiles” » (Khalil, 2011, p. 31)
Concepts | Agile manufacturing | Méthode « agiles » |
Réponse rapide aux changements | Capacité de l’entreprise à transformer rapidement les informations collectées en décisions actionnables (Gunasekaran, Yusuf, 2002). |
Capacité de s’adapter aux changements à travers de courts cycles de développement. |
Cycles de développement rapides | Développement rapide basé sur de courts cycles concept-to-cash (Goldman, Nagel & Preiss, 2005 dans Kettunen, 2009). |
Cycles courts ne dépassant pas les quelques semaines. Les itérations sont fixées dans le temps. |
Reconfiguration | Capacité d’une entreprise à reconfigurer sa structure organisationnelle et ses processus et à réorienter sa production ainsi que ses ressources afin de mieux répondre aux changements (Gunasekaran, Yusuf, 2002). | Reconfiguration au niveau du produit et du projet (restructuration des codes, modification du design). |
Pro-activité | Saisir les nouvelles opportunités ou provoquer des « ruptures » par le biais de l’innovation (Yusuf, Sarhadi & Gunasekaran, 1999) |
Adaptation aux besoins émergents des clients et réduction des activités d’anticipation. |
Qualité | La qualité renvoie à la valeur ajoutée perçue par le client. Il n’existe pas de compromis précis sur la qualité (Liker, 2004 dans Kettunen, 2009). | La qualité est considérée comme une norme. Recours à des pratiques d’ingénierie pour améliorer la qualité (tests unitaires, intégration continue). |
Stratégie des processus industriels | Les capacités industrielles sont déterminées en fonction des objectifs stratégiques. Les industries agiles sont du type make-to-order (Narasimhan, Swink & Kim, 2006) | Les méthodes de développement agiles sont de nature engineering to order : les fonctionnalités sont redéfinies et stabilisées durant la conception du produit. |
Leadership | Le management scientifique est remplacé par le principe d’empowerment. Les personnes disposent d’une autonomie, accordée par leur hiérarchie, pour organiser leur travail. (Gunasekaran, Yusuf, 2002). |
Renforcement et auto organisation des équipes. |
Entreprise guidée par les connaissances | Les connaissances collectives constituent un avantage compétitif pour l’organisation (Yusuf, Sarhadi & Gunasekaran, 1999). |
La circulation libre de l’information et les connaissances tacites sont valorisées. |
Prises de décisions | L’autorité est distribuée, les prises de risque et le partage de connaissances sont encouragés. (Shafer, 1997 dans Kettunen, 2009). |
La responsabilité est partagée entre les membres d’une équipe de développement agile. La collaboration et la communication fréquente sont encouragées. |
Khalil décrit les différentes formes d’agilité les unes à la suite des autres. Cette construction chronologique laisse supposer qu’il existe une agilité première (l’AM) et une agilité secondaire (l’agilité informatique) et que ces deux formes apparaissent dans la continuité l’une de l’autre. En somme, la différence entre ces deux agilités se résumerait à leur degré d’élaboration. L’agilité informatique étant la plus récente, elle serait par conséquent la plus développée, car elle bénéficierait de plus de recul et d’aménagement du modèle et elle serait sans doute la plus appliquée, comme c’est d’ailleurs étayé à l’aide d’enquêtes internationales p. 34-35. Cependant, nous réfutons cette vision sous forme de continuum entre les deux agilités. Les deux racines que nous avons identifiées naissent dans des contextes exclusifs tant elles s’encastrent dans des systèmes socio-économiques différents.
Dans un article plus récent, Remondeau et al. (2021) identifient également plusieurs sources distinctes de l’agilité entre les disciplines académiques. Les publications ont d’abord suivi un développement en parallèle, bien jalonnées par les disciplines académiques, puis ont été sujettes à des croisements. En classant spécifiquement les articles de la littérature sur le sujet, les auteurs remarquent qu’aujourd’hui de plus en plus de publications agglomèrent des sources hétérogènes et qu’il est par conséquent plus difficile de les classifier. Selon eux, le phénomène récent de brouillage des frontières entre les différents fondements provient d’une part du manque d’ancrages théoriques de chacune des acceptions de l’agilité et d’autre part d’un phénomène de diffusion massif porté par des acteurs divers, notamment des praticiens et des consultants.
Dans la lignée de ce travail, auquel nous souscrivons, nous faisons à notre tour l’hypothèse que les deux racines que nous avons identifiées sont dorénavant fortement entremêlées. En effet, en nous appuyant sur des discours que nous avons préalablement recueillis6 et que nous avons croisés avec l’analyse de document issue de la littérature grise et d’articles grand public, deux grandes séries d’observations se font jour pour étayer nos intuitions.
La première est qu’il existe dorénavant une intrication forte entre les deux registres constituant de l’agilité sur le plan de son application. Le phénomène de brouillage des frontières suggéré par Remondeau et al. se vérifie dans les discours dans lesquels les fondements de l’agilité sont tour à tour piochés indistinctement entre les deux racines afin de les appliquer à de multiples domaines d’activité. D’un côté les méthodes agiles de l’informatique sont invoquées pour rendre les industries plus performantes, et inversement, les industriels se parent d’un discours sur l’agilité informatique pour autonomiser les équipes de salariés, etc. Autrement dit, les éléments identifiés plus haut pour caractériser chacune des racines n’a plus lieu d’être lorsqu’on observe les applications. Les racines différentes, telles que nous les avons construites ici, ne font pas sens pour les acteurs de terrain qui, dans la majorité des cas, mobilisent une agilité unique et homogène. Cette nouvelle unicité sémantique et d’usage propose un nouveau cadre d’application permettant à l’agilité de se décliner (comme le lean) à un ensemble de terrains et de se banaliser dans des discours chez des acteurs pluriels.
La deuxième constatation concerne les éléments sémantiques et symboliques propres à l’origine de l’agilité. Désormais, les références dans les discours des acteurs qui portent sur l’agilité sont quasiment exclusivement centrées sur les « méthodes agiles ». Autrement dit, les fondements de l’agilité qui sont cités pour témoigner, revendiquer, décrire, analyser, rendre compte ou promouvoir l’agilité sont directement puisés dans l’agilité de la racine informatique. À ce titre, le Manifeste semble maintenant considéré comme la source commune de toute forme d’agilité, sa matrice unique, au point d’avoir éclipsé le creuset industriel antérieur. Et les méthodes qui en découlent (XP, Scrum, etc.) apparaissent comme les avatars visibles et appropriables de ce phénomène.
Le changement, c’est maintenant
Cette cohésion (confusion ?) des discours entre les registres de l’AM et celui du Manifeste a pour conséquence de provoquer une totalité plus floue qui rend le concept d’agilité tout à la fois plus attrayant, car plus malléable, et plus difficile à cerner. L’hypothèse de ce télescopage des deux registres peut s’établir sur la manière avec laquelle le concept d’agilité a été vectorisé et selon des transformations plus politiques.
En effet, l’agilité a connu un succès important auprès d’entrepreneurs friands de transformer leur organisation pour accroître leur compétitivité. Plusieurs auteurs insistent d’ailleurs sur les vertus transformatrices de l’agilité sur le management des organisations. Les modifications peuvent prendre naissance en interne, par le truchement de mécanismes d’ajustement, de l’innovation (Alter, 1996), mais aussi par l’introduction d’idées nouvelles qui est souvent le résultat de l’activité de consultants en particulier dans les grands groupes dans lesquels les coachs (agiles) sont de puissants pourvoyeurs de nouvelles pratiques (Salman, 2021). Ainsi, nous posons l’hypothèse que les acteurs du consulting se sont réapproprié les concepts initiaux des racines de l’agilité pour les fusionner et les transformer en schémas/plans d’action plus faciles à vendre et à administrer aux entreprises. Dans ce processus, certains préceptes — souvent ceux promettant les bénéfices les plus visibles — sont restés intacts, tandis que le cadre de réflexion qui avait conduit à l’élaboration théorique des racines s’est perdu, au profit d’une nouvelle finalité uniquement productiviste. Cette hypothèse est rendue en partie vraisemblable par la comparaison avec le travail qu’a mené Ughetto sur le lean dont l’usage a progressivement été détourné de son sens initial.
Comment expliquer qu’aujourd’hui la référence à la racine de l’AM ait presque complètement disparu des discours liés à l’agilité et que seule la référence au Manifeste demeure ? Il faut selon nous tenir compte d’un contexte de développement plus favorable de l’agilité informatique. Le boom de la sphère numérique fortement accéléré son développement. Cela touche aussi des industries manufacturières qui se sont « digitalisées », c’est-à-dire qui ont automatisé et informatisé une partie de leurs activités. Or, on peut émettre l’idée qu’avec la démocratisation de l’informatique en entreprise, un effet d’entraînement s’est produit et a contribué à la diffusion des méthodes agiles. Ainsi, le schéma de conception en vogue dans l’informatique avec les méthodes agiles se serait mué en véritable modèle. Par ailleurs, l’image promue par les consultants autour de nouvelles organisations/méthodes de travail plus dynamiques achève de convaincre les acteurs industriels d’adopter un concept dynamique et attrayant.
Ces interprétations permettent de comprendre que l’agilité informatique a trouvé un écho favorable à son développement dans la montée en puissance du numérique en soi et dans les organisations. Toutefois, cela n’explique pas le retrait des discours des références à l’AM. Notre hypothèse d’un recoupement des deux racines repose sur un phénomène d’hybridation. La racine informatique n’est devenue dominante que dans les discours où sa rhétorique, son vocabulaire et ses références se sont imposés sur le devant de la scène. Le phénomène d’hybridation lui a en réalité fait endosser une autre fonction : elle s’est constitué comme un réceptacle (ou un nouveau vecteur) des logiques de l’agilité industrielle. Ainsi l’AM est, selon nous, très loin d’avoir disparu, elle a simplement été nouvellement instrumentée et étiquetée sous les atours de l’agilité informatique. Pour le dire autrement, l’agilité industrielle, souvent imprécise sur les modalités pratiques de son application, a trouvé dans le formalisme méthodologique de l’agilité informatique le moyen de s’exprimer et de se diffuser pleinement. Les méthodes agiles de la conception informatique se sont constituées comme un support formel pour faire exister de manière plus efficace les enjeux industriels. Pour comprendre ce phénomène de colonisation, il nous semble important de construire à présent une nouvelle approche des deux racines sous forme de régimes.
Avant d’être agile, suivez le bon régime
L’AM s’inscrit profondément dans un registre économico-politique qui procède d’une doctrine libérale visant le renforcement de l’appareil productif pour devenir plus concurrentiel sur le marché mondial. On s’appuie ici sur la définition du libéralisme donné par Stiegler qui rappelle qu’il n’y a pas d’opposition entre État-providence et libéralisme, mais que les deux peuvent être liés, notamment dans la forme ultralibérale apparue dans les années 1970 (Stiegler, 2021). Le régime dans lequel s’inscrit l’AM est littéralement idéologique dans la mesure où il est tenu par des enjeux de continuation du progrès technique industriel (Joly, 2015) en mettant en œuvre des réagencements technologiques et organisationnels pour proposer un système productif plus adapté à la mondialisation des échanges et des marchés internationaux. Ce processus s’inscrit dans la lignée des transformations tayloro-fordistes de rationalisation de l’activité professionnelle et charrie une idéologie du progrès qui se conçoit à un niveau macro-social.
De l’autre côté, l’agilité informatique apparaît à sa naissance comme un nouveau cadre d’activités, une proposition créative avant tout orientée vers le renouvellement des pratiques de communauté des concepteurs. Elle procède par conséquent d’une logique que l’on pourrait qualifier de située, de revendication professionnelle ou de bottom-up, si on se réfère à son fort ancrage de terrain. Face à un régime économico-idéologique de l’AM, l’agilité informatique se meut donc en un régime d’engagement des acteurs (Thévenot, 2006). Cette racine de l’agilité est portée par des intérêts contextualisés d’acteurs en recherche de sens et n’est pas directement assujettie à un objectif de rentabilité économique ou purement utilitariste. Elle s’ancre dans une perspective microsociale qui vise des transformations locales. Cependant, il reste évident qu’elle est tout de même une agilité politique, au sens général, mais peu marquée idéologiquement comme l’autre racine par le capitalisme contemporain, même si elle laisse entrevoir par la voie du Manifeste une forme de contestation du fonctionnement des structures bureaucratiques établies et de la division du travail salarié.
Les deux agilités, décrites selon leur régime d’appartenance, sont donc irréductibles l’une à l’autre. Elles ne peuvent pas se rejoindre ou être confondues, car elles ne procèdent pas du même contexte politique, social, idéologique et économique. Dès lors, les perspectives, les échelles et les représentations sont différentes. Au jeu des ressemblances sémantiques, quelques éléments font illusion, par exemple la figure du client, que nous avons traité dans un paragraphe antérieur, qui s’établit comme un faux élément de liaison. En effet, malgré la mobilisation d’un registre de vocabulaires souvent proches, les objectifs et les logiques sous-jacentes sont divergents. Les conceptions et les finalités ne sont tout simplement pas les mêmes. En paraphrasant Max Weber, on pourrait dire que l’une est orientée en valeur (agilité du Manifeste), tandis que l’autre est orientée en finalité (Agile Manufacturing).
Dès lors, si l’on statue sur deux formes d’agilités initialement irréconciliables, à partir de quel moment et selon quelles modalités observe-t-on le phénomène d’hybridation ? Pour comprendre comment se sont reliées les deux racines de l’agilité, il faut surtout observer l’agilité informatique, car des deux, c’est elle qui a sans doute le plus évolué. L’AM, elle, est restée stable au fil du temps, c’est-à-dire animée par le même fond idéologique (son régime). En revanche, l’agilité du Manifeste a connu de plus gros changements de son régime. Ainsi, depuis sa naissance, elle a été soumise à une forme de redéfinition continue sans doute grâce à son succès et au travail d’adaptation et d’appropriation permanent de divers acteurs. Certains ont ainsi entrepris de la mobiliser dans un cadre plus large, l’élargir à d’autres sphères professionnelles pour l’appliquer plus massivement, tout en la tordant pour l’adapter à de nouvelles échelles organisationnelles. Les outils initiaux (méthodes scrum, XP, etc.) ont fait l’objet de détournements et de réappropriation. Et la référence au Manifeste s’est quant à elle transformée davantage en « folklore7 » ou en élément de langage et de légitimation des discours, sans conduire automatiquement au respect de ses préceptes. De l’agilité informatique initiale, seuls les outils ont survécu en étant expurgés du contexte de questionnement et de revendication qui avait conduit des concepteurs, de manière réflexive, à poser les jalons d’une nouvelle manière de travailler. Les méthodologies désubstantialisées (ou ré instrumentée idéologiquement) ont été adaptées à un nouveau cadre, davantage en lien avec l’économie marchande. On fait donc ici l’hypothèse que le régime d’engagement des acteurs de l’agilité informatique a cessée d’exister face au régime idéologique de l’AM qui est dominant et qui l’a colonisée. L’OPA est complétée par l’instrumentalisation du vocabulaire de l’AM sur l’agilité du Manifeste.
Dans la mesure où des éléments ont survécu, on préfère parler d’hybridation plutôt qu’un remplacement pur et simple d’une agilité par l’autre. Ainsi, aujourd’hui le phénomène d’hybridation des deux racines fait apparaître des discours et des pratiques mixant, d’une part, les références à un modèle de développement économique censé être plus résilient (AM) et proposant, d’autre part, des méthodes et une organisation inspirée de ce qui existe dans la conception numérique (agilité du Manifeste).
S’agiliser comme on se quitte, de l’émancipation à la contre-utopie ?
Revenons d’abord sur l’agilité informatique, car c’est cette racine qui s’est le plus développée, au point d’en devenir une référence souvent citée comme fondatrice de ce mouvement.
Lorsqu’on reconstitue la naissance du Manifeste agile, le point de départ tient dans le l’insatisfaction à l’égard du fonctionnement des activités de conception des entreprises informatiques. Les concepteurs souhaitaient se défaire des « régulations de contrôle » pour aller vers davantage de « régulations autonomes » (Raynaud, 2003). On peut y voir une volonté d’émancipation qui en rappelle d’autres. En effet, plusieurs sociologues du travail (Dujarier, 2006 ; Linhardt, 2011) montrent que la recherche d’une plus forte autonomie est récurrente dans l’histoire récente du travail et dans le domaine industriel en particulier. Cette recherche apparaît par cycles : par exemple dans le début du Lean, après mai-68, etc., et peut parfois être analysé comme une mode managériale. Ughetto signale que c’est un mouvement de balancier qui oscille régulièrement entre une volonté d’autonomisation et une inflation des procédures et de la pression hiérarchique (2018). Ainsi, la publication du Manifeste correspond à une phase localisée de recherche d’autonomie par une communauté de pratique soucieuse de renforcer son ethos professionnel.
Plus précisément, nous pensons que ce qui caractérise ce mouvement tient largement à des éléments d’ordre technologique, comme cela a pu être le cas dans d’autres secteurs d’activité du numérique (Flichy, 2018). En effet, les années 90-2000 correspondent à une intensification de l’utilisation des outils informatiques, ce qui a permis à la fois un travail plus dématérialisé, une nouvelle division technique du travail, etc. Ces transformations sociotechniques peuvent se lire comme des préalables à la naissance de l’agilité informatique. Ainsi, l’activité même de développement logiciel permet de repenser l’organisation du travail de manière séquentielle (l’activité est répartie en fonction des tâches et des compétences) plutôt que de façon hiérarchique (répartition par individus et linéaire). Notre hypothèse propose donc de « lire » le Manifeste à la lueur du contexte technologique et considérer que les possibilités nouvelles des outils informatiques ont irrigué l’organisation du travail et l’expérience de conception.
Dans l’un des rares articles francophones sur l’agilité, que nous avons déjà cité, Metzger et Boboc interprètent l’agilité en filiation directe des mouvements d’émancipation par l’activité productive qui ont émergé sur la côte ouest des États-Unis dans les années 70-80 et qui se sont notamment incarnés dans la mouvance du logiciel libre. Les idées initiales ont ensuite évolué au moment du développement de la sphère de l’open source. Ainsi, ils notent que le « mouvement éthico-politique » bascule vers un fonctionnement orienté sur les « finalités ». Puis, des organisations et des outils managériaux comme l’agilité ou les « entreprises libérées » s’inscriraient comme une étape suivante à ces mouvements (op. cit.). En somme, ils décrivent un phénomène de rationalisation de l’activité productive et son tournant gestionnaire. Comme nous l’avons retracé à travers la généalogie de définitions ayant trait à l’agilité informatique, ce qui était à la base un mouvement de contestation a progressivement été transformé et réapproprié par les gestionnaires pour transformer l’agilité en outil de pilotage de projets et d’efficacité organisationnelle.
Boboc et Metzger mobilisent uniquement la référence au secteur du digital pour conduire leur enquête sur l’agilité et n’évoquent pas la racine industrielle. Cela les conduit à dire que l’agilité est issue du logiciel libre repose sur l’observation de l’auto-organisation d’une petite communauté de penseurs qui a proposé le Manifeste agile. Et, effectivement, la communauté est un élément fondamental du mouvement du libre. L’auto-organisation peut effectivement faire penser à une résurgence des communautés du libre. Cependant, nous émettons des doutes sur la filiation entre les méthodes agiles qui s’inscrivent comme une nouvelle étape qui succéderait au fonctionnement de l’open source. Pas davantage d’ailleurs que l’open source serait l’étape d’après du mouvement du libre. Selon nous, cette interprétation ne tient pas, car les deux agilités (industrielles et informatiques) se sont télescopées et se sont hybridées.
En revanche, Boboc et Metzger ont raison de souligner que l’agilité, qui est possible dans le cadre de petites équipes, marque une forme de retour à du collectif. Mais c’est un collectif contraint : les méthodes agiles fonctionnent comme un système de régulation du groupe. Il ne s’agit donc pas du même type de collectif que dans les communautés du libre dont les structures semblent moins rigides et l’éthique différente, véhiculant notamment un désir d’émancipation. La question de l’autonomie, ici avec l’agilité, semble plus encadrée, plus procéduralisée. Ce que d’ailleurs Boboc et Metzger ne manquent pas d’afficher comme un paradoxe ! L’agilité se propose d’instaurer plus d’autonomie dans les équipes de conception, mais elle le fait au prix d’une expansion des procédures.
Pour terminer, nous rejoignons tout de même ces deux auteurs sur leur constat plus général d’une forme de rationalisation de l’activité. Nous avons souhaité à travers cet article proposé de complexifier l’histoire de l’agilité en mettant en lumière une autre racine, celle de l’AM, antérieur et davantage idéologique que les expériences dans la conception informatique. Cette racine industrielle a d’ailleurs pris le pas sur l’autre, imposant une vision du développement socio-économique plus idéologique et dont les artefacts discursifs révèlent une hybridation entre les deux racines.