Plan
Introduction1
Lors des visites d’établissement et des entretiens que nous avons réalisés dans le cadre du projet HOMTECH, il était fréquent de rencontrer des discours (en SHS et hors des SHS) qui concevaient la place des SHS en environnement technologique en relation avec l’objet d’étude des usages. À première vue, le terme d’ « usage » rappelle que l’existence de la technique dépendrait avant tout de ce que nous en faisons : la figure de l’usage permettrait ainsi de domestiquer la technique, et d’introduire cette dernière sans trop de difficultés dans les SHS. Ces sciences seraient légitimes voire nécessaires lorsqu’il convient de décrire, de modéliser ou d’anticiper les conditions en vertu desquelles une technique et son fonctionnement peuvent être ou non au service de différents projets, préférences et valeurs. Les cultural studies anglo-saxonnes, et la « sociologie des usages » francophone sont des preuves vivantes et foisonnantes de cette domestication de la technique par les SHS.
Ces associations entre technique(s) et usages n’étaient pourtant pas homogènes, au contraire : elles se développaient sur un continuum de postures. Celui-ci est délimité à une extrémité par un idéal-type qui identifie l’utilité des SHS dans ces environnements technologiques à l’étude des usages, voire des usagers : établir une typologie des profils de conducteurs de voitures hybrides, décrire les modes d’appropriation et d’utilisation des tablettes numériques par les seniors, rédiger le mode d’emploi d’une machine à laver en anticipant les biais cognitifs de ses utilisateurs, cibler les attentes du public pour juger de l’opportunité de lancer tel produit innovant,… À chaque fois, qui pourrait nier que des disciplines comme la sociologie, les sciences économiques, la psychologie, ou les sciences de l’information et de la communication n’auraient pas de concepts, de modèles, ou encore de méthodes à apporter ? La philosophie elle-même n’est-elle pas en mesure d’apporter des outils de formalisation et de clarification conceptuelle dans l’étude des valeurs qui motivent les attraits ou les réticences des consommateurs, ou dans la description de l’expérience vécue par l’usager d’une nouvelle interface ?
La question n’est néanmoins pas de savoir si les SHS peuvent apporter de tels éléments : il s’agit plutôt d’interroger la légitimité d’une réduction des SHS à ces études des usages et des usagers. Bref, de savoir si les SHS doivent se limiter à cela. Et justement : de manière prévisible, l’autre extrémité du continuum évoqué plus haut est occupée par un idéal-type qui définit l’objet d’étude des SHS à partir de la figure de l’usage conçue comme repoussoir : les SHS en environnement technologique, ce n’est pas l’étude des usages et des usagers. Non pas que ces SHS n’auraient rien à dire ou à faire sur les usages et les usagers : leur posture et leur ambitions technologiques (au sens de la production d’un discours sur la technique) se définissent notamment par le fait qu’elles refusent de réduire l’objet technique et en particulier sa valeur anthropologique et sociale à ce qui en est fait dans les usages. Mais le risque d’une telle réduction est-il nécessairement présent dès que l’on parle d’usage(s) ? Je proposerai ici quelques éléments de réponse à cette question, en empruntant différents chemins : je commencerai par effectuer quelques clarifications sur les différents sens de la notion d’ « usage », à partir de la considération d’aspects des œuvres de philosophes aussi différents que Sartre, Wittgenstein, et Heidegger. Je présenterai ensuite un champ disciplinaire explicitement consacré à l’analyse des usages des technologies (la sociologie des usages), et un programme de recherche visant à comprendre la construction sociale de la technique par les usages (SCOT). Je relèverai quelques limites de ces approches excessivement focalisées sur les usages, avant de définir les différentes valences de la notion d’usage dans les débats mettant aux prises le déterminisme technique et le déterminisme social, mais aussi l’instrumentalisme. Un aperçu du projet technologique de Simondon permettra enfin de concevoir une forme d’usage qui ne serait pas solidaire d’un instrumentalisme anthropocentré ou d’un déterminisme sociologisant sur la technique, mais qui serait une figure de la culture technique.
I. L’usage en philosophie : la technique comme modèle inavouable ?
L’usage, en philosophie, n’a jamais été l’apanage de la philosophie de la technique. Au contraire : il a pu devenir, dans la philosophie du XXe siècle, une catégorie privilégiée par rapport aux concepts de représentation, d’essence ou de subsistance pour définir les modes d’être des propriétés sémantiques et esthétiques2, des théories scientifiques et encore plus généralement notre être-au-monde. Considérons quelques exemples, nous permettant aussi de comprendre en quel(s) sens l’on peut parler d’usage(s). Les positionnements de philosophes concernant l’usage dans d’autres domaines que la philosophie de la technique peuvent en effet préfigurer des discussions sur l’usage à l’intérieur de la philosophie des techniques et de la sociologie des usages.
Un premier exemple se retrouve chez Sartre, dans L’Être et le néant. L’usage constitue une réalité plus fondamentale que la subsistance pour décrire la manière dont les objets quotidiens nous apparaissent :
« Ma lampe, ce n’est pas seulement cette ampoule électrique, cet abat-jour, ce support de fer forgé : c’est une certaine puissance d’éclairer ce bureau (…) elle est animée, colorée, définie par l’usage que j’en fais ; elle est cet usage et n’existe que par là. Isolée de mon bureau, de mon travail, posée dans un lot d’objets sur le sol de la salle des ventes, elle s’est radicalement ‘éteinte’, elle n’est plus ma lampe ; même plus une lampe en général, elle est revenue à la matérialité originelle »3
L’usage est ici ce que je fais ; c’est mon activité. C’est en vertu de cet usage que certains objets qui m’entourent sont plus que des amas de matière ou des ensembles de parties artificielles. Pour adopter le schème hylémorphique, on peut dire que l’usage anime ici la matérialité, pour faire advenir des objets organisés. Indépendamment de cet usage, ces objets n’existent pas.
Avec Wittgenstein, l’usage devient fondamental pour penser la signification d’un mot ou d’une phrase : cet usage se distingue de l’utilisation car il n’est pas un rapport simple et direct entre un agent et un mot ; il y a une épaisseur sociale et culturelle (manières de faire, régularités,...) de l’usage. La signification, pour Wittgenstein, ne consiste donc pas en une idéalité qui serait instanciée, ou ne réside pas dans un mystérieux pouvoir de dénotation qui serait intrinsèque à l’unité linguistique. La signification, c’est plutôt l’usage réglé et socialement institué de cette unité dans un système linguistique :
« Pour une large classe des cas où il est utilisé – mais non pour tous -, le mot ‘signification’ peut être expliqué de la façon suivante : la signification d’un mot est son emploi [das Gebrauche] dans le langage »4
« Chaque signe, seul, semble mort. Qu’est-ce qui lui donne vie ? Il est vivant dans l’usage. Y a-t-il un souffle de vie en lui ? Ou n’est-ce pas l’usage qui est ce souffle de vie ? »5
Remarquons à nouveau ici ce modèle de l’usage comme porteur d’une animation ou d’une vie. L’usage relève plus précisément d’un jeu de langage (système ouvert de mots et d’activités : donner des ordres, décrire un objet, raconter une plaisanterie, résoudre un problème,…) ; le jeu de langage est constitué par des règles et relève de formes de vie. Les règles ne préexistent pas au jeu de langage ; elles lui sont immanentes.
Wittgenstein – qui avait une formation d’ingénieur – propose alors une analogie entre les mots et les outils. Il ne dit pas que les mots sont des outils, mais que comme les outils, les mots ont des fonctions :
« Pense aux outils qui se trouvent dans une boîte à outils : marteau, tenailles, scie, tournevis, mètre, pot de colle, colle, pointes et vis. – Les fonctions de ces objets diffèrent tout comme les fonctions des mots. (Et il y a des similitudes dans un cas comme dans l’autre) »6
« Le langage est une collection d’instruments très différents. Dans cette boîte à outils on trouve un marteau, une scie, une règle, un fil à plomb, un pot de colle et la colle. Bien des outils sont parents les uns des autres par la forme et l’usage ; on peut aussi approximativement répartir les outils en groupes d’après leur parenté, mais les démarcations entre ces groupes seront souvent plus ou moins arbitraires ; et différents types de parenté se recoupent »7
La préséance de l’usage sur l’essence, la représentation ou la subsistance a pu amener de nombreux philosophes du XXe siècle à considérer que les unités linguistiques sont comme des outils, et qu’elles ont des fonctions qui sont essentielles pour leur signification. Cette idée se retrouve chez Franz Brentano, Anton Marty, Karl Bühler, John Dewey et, nous venons de l’évoquer, Ludwig Wittgenstein. En 1926, le philosophe finlandais Erik Ahlman précise cette idée au moyen d’une analyse générale des outils et de leurs propriétés8. En 1929, Dewey fera du langage l’outil des outils9 : tout outil possède une signification, et le langage est la condition de possibilité de l’avènement des significations. D’autres philosophes ont pu critiquer ces rapprochements entre le langage et l’outil : on peut par exemple remettre en question l’idée que les mots sont essentiellement des outils, ou que la signification soit essentiellement une question de fonction : c’est le cas de Max Scheler. Pour ce dernier, qui suit le Husserl des Recherches Logiques, l’usage d’un mot est une conséquence de sa signification ; c’est donc cette dernière qui est première.
On peut aussi évoquer cette critique de Gadamer :
« La langue n’est pas l’un des moyens par lesquels la conscience est en relation avec le monde. Elle ne représente pas un troisième instrument à côté du signe et de l’outil, qui relèvent tous les deux aussi certainement d’une spécificité de l’humain. La langue n’est en aucune manière un simple instrument, un outil. Car il est dans la nature de l’outil que nous maîtrisions son usage, ce qui veut dire que nous le prenons en main et le déposons ensuite lorsqu’il a accompli son rôle. Ce n’est pas la même chose lorsque nous exploitons les mots d’une langue et qu’ensuite, après les avoir utilisés, nous les laissons retourner dans le réservoir général de mots dont nous disposons. Une telle analogie est fausse, parce que nous ne nous trouvons jamais, en tant que consciences, face au monde, consciences qui chercheraient ensuite un outil de compréhension, en étant dénuées de mots. Dans l’ensemble de la connaissance que nous avons de nous-mêmes et du monde, nous sommes plutôt toujours déjà entourés par la langue qui est la nôtre »10 .
Si Gadamer refuse ici l’assimilation d’une langue à un outil, c’est parce qu’il présuppose que les outils sont nécessairement des instruments neutres, saisissables et utilisables comme nous le souhaitons. Or, soutient-il, la langue n’est pas un outil dans ce sens : nous sommes toujours déjà dans la langue, nous ne pouvons donc prétendre la considérer de l’extérieur, en choisissant ses ressources afin d’exprimer une pensée déjà existante. L’instrumentalisme linguistique est donc critiqué à partir d’un instrumentalisme sur la technique qui, lui, n’est nullement discuté.
Le raisonnement suivant
1. L’usage est prioritaire sur la subsistance, la représentation ou l’essence pour définir X (la signification, l’être au monde, la théorie, le modèle,…)2. X a donc le mode d’être de l’outil ou de l’instrument
peut également être raisonnablement attribuée au Heidegger de l’époque Être et temps (1927) : l’être au monde banal et quotidien, c’est l’usage (Umgang) que nous avons des étants intramondains11. Cet usage s’éparpille en modes de préoccupation (fabriquer, avoir affaire à, prendre soin de, imposer, rechercher, considérer, discuter, déterminer,… ). Cet être au monde quotidien n’est pas une affaire de théorie ou de contemplation. Ce que nous rencontrons quotidiennement, ce ne sont donc pas des objets neutres, mais des outils (pragmata)12. À la même époque qu’Être et temps, Heidegger précise :
« Ce qui de prime abord et constamment est projacent13 dans le cercle immédiat des comportements de l’homme et par conséquent toujours disponible, c’est l’ensemble formé par les choses d’usage auxquelles nous avons constamment à faire, l’ensemble des choses existantes, celles qui, conformément au sens qui leur est propre, vont les unes avec les autres, l’ustensile dont il est fait usage (das gebrauchte Zeug), ainsi que les produits de la nature dont nous nous servons constamment : les biens que nous possédons, le champ, la forêt, le soleil, la lumière, la chaleur du soleil »14
Le mode d’être des objets qui nous entourent, c’est d’être des objets utilisables, comme des outils. L’outil, chez le Heidegger d’Être et temps, n’est pas d’abord l’outil « technique » (ce qu’il y a dans une boîte à outils) : c’est ce qui se révèle dans l’usage15. Une chambre est ainsi un outil d’habitation. L’outil possède différentes caractéristiques, dont celle de ne jamais venir seul, mais aussi d’être toujours « quelque chose pour… », dépendamment d’un contexte :
« L’étant que nous rencontrons immédiatement, celui auquel nous avons affaire, a la constitution ontologique de l’instrument [Zeug]. Un tel étant n’est pas donné purement et simplement, mais il appartient, conformément à son caractère d’ustensilité, à un contexte instrumental, à l’intérieur duquel il reçoit sa fonction spécifique d’instrument, et c’est cette fonction qui constitue en premier lieu son être. Pris dans cette acception ontologique, l’instrument, ce n’est pas seulement par exemple le stylo ou la machine à coudre, mais tout ce qui est en usage et dont nous nous servons dans l’espace privé comme dans l’espace public. Dans cette acception large du terme, les ponts, les rues, l’éclairage sont autant d’instruments. »16
Ce qui définit l’outil, c’est ce pour quoi il est fait – ce n’est donc pas son usage actuel, ou tout usage possible. C’est la fonction, le um...zu qui définit l’outil, comme ustensile. Plus précisément :
« Il faut donc se demander : qu’est-ce qui constitue le caractère spécifiquement instrumental de l’outil ? Le caractère instrumental est constitué par ce que nous appelons la finalité (Bewandtnis). Une chose dont nous nous servons, un marteau ou une porte par exemple, a une fonction déterminée. Le marteau est fait "pour marteler", la porte "pour entrer ou sortir, pour être fermée". L’outil est "fait pour…" (um-zu) »17
Après les caractérisations de Sartre et de Wittgenstein, nous rencontrons ici un troisième sens de l’usage : l’usage n’est pas ce que je fais (Sartre) ou ce qui se fait en tant que façon de faire socialement partagée (Wittgenstein), mais ce qui doit être fait, suivant une fonction déterminée.
En généralisant quelque peu, nous disposons déjà d’au moins trois sens différents qui peuvent être associés au terme d’ « usage » (je ne prétends pas que ces trois sens correspondent exactement à ce qu’entendaient respectivement Sartre, Wittgenstein et surtout Heidegger par « usage ») :
(1) L’usage comme fonction ayant guidé la construction ou la conception de l’objet ;(2) L’usage comme pratique ou emploi usuel et socialement partagé d’un objet (pour accomplir certaines fins, d’une certaine manière) ;(3) L’usage comme activité ponctuelle ou régulière de manipulation de l’objet pour accomplir une fin, qui peut être celle présente en (1) ou en (2), mais pas nécessairement.
(1) et (2) peuvent se confondre, et (3) les exemplifier. Mais (2) peut aussi se désolidariser de (1), en raison notamment de l’écart de (3) par rapport à (1).
Dans (1), l’usage est inscrit dans le dispositif technique par le concepteur, à partir éventuellement de représentations explicites de l’usage et de l’usager attendus, au sens (2) et (3). L’usage, c’est ce pour quoi l’objet existe. On peut dire d’un objet technique qu’il est hors d’usage : on ne veut pas dire par là qu’il n’est pas actuellement utilisé ou utilisable pour accomplir une fin particulière (dans le sens (3) mais aussi (2)), mais qu’il ne peut plus accomplir sa fonction première (c’est-à-dire celle qui a présidé à sa conception), en raison d’un défaut interne, ou suite à un manquement contextuel (une alimentation électrique défectueuse empêchant de faire fonctionner un ordinateur par exemple).
En (2), la normativité de l’usage correspond à ce que l’on attend que je fasse avec l’objet technique ; ce « on », c’est la communauté d’usagers, qui ne s’approprie pas nécessairement l’objet technique en suivant ou en exécutant la fonction imaginée par le concepteur. Enfin, en (3), l’usage est ce qui réalise des fins qui sont privilégiées par un usager.
Simondon, on le verra, remet en question l’importance de (2) et de (3) pour penser la technicité et l’humanité de l’objet technique ; il distingue également (1) du fonctionnement opératoire, existant et perdurant indépendamment de (2) et de (3), et présentant une certaine autonomie par rapport aux intentions du concepteur. À l’inverse, la sociologie des usages s’intéresse à un (2) qui ne serait pas déterminé par (1), et qui émerge plutôt de (3).
Ces trois sens différents de l’usage recoupent partiellement des distinctions proposées par Carl Mitcham dans son ouvrage Thinking Through Technology (1984)18. L’usage d’un objet technique, pour Mitcham, ce peut être la fonction de cet objet, telle qu’elle a été élaborée et implémentée dans la matière par le concepteur (« l’usage d’une pelle, c’est de constituer, de transporter et/ou de déposer une masse solide »), mais il peut aussi s’agir des fins et des intérêts réalisés à partir de l’effectuation de cette fonction technique (on peut utiliser une pelle comme catapulte) mais aussi de l’activité de manipulation de l’objet pour accomplir un but, en exploitant éventuellement – mais pas nécessairement – sa fonction technique (on peut utiliser une pelle comme arme). Comme le remarque bien Mitcham, la thèse de la neutralité de la technique se focalise sur le troisième sens de l’usage, qui associe l’usage à ce que nous faisons, et pas à ce que la technique fait ou est supposée faire. L’usage serait sous-déterminé par la manière dont l’objet technique aurait été conçu. Les objets techniques sont ainsi neutres, seul leur usage est moralement chargé. Le déterminisme technique se concentre plutôt sur le premier sens : nos usages de la technique sont (in)formés par ce que les objets sont supposés faire, par leurs prescriptions d’emploi. L’usage que nous faisons est en fait un usage imposé par le concepteur, qui a implémenté certaines fonctions19.
La distinction entre (2) et (3) se retrouve dans la pluralité étymologique du terme « usage » : « usage » possède les mêmes racines étymologiques qu’ « utilisation », « utile », « ustensile » et « outil » : le latin uti, « se servir de ». Utilis, comme « qui peut servir, qui est avantageux », a donné « utile ». Le participe passé de uti, usus, a été transformé en nom ‘usus’, donnant ‘action de se servir’ et ‘manière de se servir’. Il a été abrégé en français en ‘us’ (« les us et les coutumes »). D’usus fut aussi dérivé l’adjectif ‘usualis’ (usuel), et le verbe ‘usare’ (se servir de), qui a donné user. Étymologiquement, « usage » est ainsi en tension entre deux sens (correspondant aux sens (2) et (3) présentés plus haut), l’un se rapprochant de la consommation, de l’exploitation, mais aussi de l’utilisation singulière – il s’agit de l’usage comme faire ; l’autre de la coutume et de la norme (l’usage comme façon de faire, que la fréquence rend normale dans un milieu donné).
Avant de continuer plus loin cette exploration des divers modes d’emploi du concept d’ « usage », je voudrais m’arrêter un instant sur un enseignement que l’on peut tirer de ces quelques manières philosophiques de valoriser (ou de dévaloriser) l’usage. À chaque fois, dès que les significations, le langage, l’être au monde ou les objets sont pensés à partir de l’usage, ils sont explicitement rapprochés de l’outil, comme s’il était acquis que notre rapport quotidien aux outils était le paradigme d’un rapport utilitaire à des objets. Simondon voyait dans l’hylémorphisme un schème de pensée qui résultait avant tout de « la transposition dans la pensée philosophique de l’opération technique ramenée au travail, et prise comme paradigme général de genèse des êtres »20. C’est une expérience technique (l’expression est de Simondon), incomplète et donc mal comprise, qui est à la base d’un modèle philosophique (l’hylémorphisme) dévalorisant notamment la technique en philosophie. Un cas de figure analogue se présente ici : c’est un type d’expérience technique (l’usage de l’outil) mal comprise (l’outil est-il réellement un objet que nous saisissons pour accomplir des fins déjà fixées ?) qui devient le modèle général d’appréhension de la signification, du langage ou encore des objets et, de manière dérivée, de la technique elle-même. Mais n’y a-t-il pas plus dans les objets techniques que les usages que nous en faisons ?
II. La sociologie des usages et la construction sociale des techniques
Je voudrais maintenant m’attarder quelque peu sur le(s) sens du concept d’usage dans la dite « sociologie des usages » et dans le programme de recherche SCOT (pour Social Construction of Technology). Ces deux démarches partagent le souci de penser la production sociale des techniques à partir des usages qui en sont faits.
En France, la sociologie des usages a émergé sans filiation directe avec les Cultural Studies ou les Media Studies anglo-saxonnes, et sans interaction avec une discipline comme l’ergonomie, elle aussi soucieuse d’étudier les relations entre l’humain et la technique. Les objets d’étude de la sociologie des usages ont avant tout été les technologies de l’information et de la communication (Minitel, télévision câblée, visiophonie, micro-informatique, téléphonie mobile, internet,…), à une époque où les institutions de recherche publique21 s’intéressaient aux conditions de réception de ces technologies22 dans des univers comme le travail, l’administration, les transports, la famille ou la médecine (voir par exemple le rapport Nora-Minc de 1978 sur l’ « informatisation de la société »). Ce choix initial n’est pas anodin : encore aujourd’hui, la sociologie des usages étudie massivement les usages des technologies numériques de l’information et de la communication. Il s’agit donc d’usages de technologies récentes, dont l’accessibilité à l’ensemble de la population n’est jamais immédiate, notamment pour des raisons économiques ou générationnelles23.
Le « tournant numérique » dans les milieux de l’éducation, de la famille, du travail ou de l’administration a pu constituer un terreau pour le développement de la sociologie des usages, mais ce n’est pas le seul : les sociologies de l’acteur post-1968 soucieuses de s’émanciper du fonctionnalisme et du structuralisme24, et le « tournant pratique »25 des sciences humaines ont également contribué à tracer les grandes inspirations de cette sociologie. Certains de ses protagonistes26 la définissent d’emblée comme soucieuse d’éviter à la fois le déterminisme technique et le déterminisme sociologique.
Le déterminisme technique que viseraient à éprouver voire à falsifier ces études serait avant tout le déterminisme technique de l’innovation, pour lequel l’innovation technique est un élément moteur du changement social et historique. Pour reprendre la caractérisation qu’en propose Langdon Winner27, le déterminisme technique se compose de deux thèses : premièrement, la base technique d’une société constitue la condition fondamentale qui affecte, d’un point de vue normatif et axiologique, l’ensemble des dimensions de cette société. Des normes et des valeurs techniques comme l’efficacité, la productivité et la fonctionnalité sont prioritaires, dans une société, par rapport à d’autres systèmes de normes et de valeurs. Deuxièmement, les changements techniques sont, factuellement, la source la plus importante des changements dans une société. Selon ce déterminisme, soit la société se plie aux innovations techniques, soit elle y résiste, en les ralentissant.
Pourtant, à y regarder de plus près, ce n’est pas le déterminisme technique en général qui est critiqué par la sociologie des usages : c’est le déterminisme conjugué à la thèse de l’autonomie de la technique, pour laquelle la technique se définit et se développe de manière autonome par rapport à la société. Pour cette dernière thèse, par exemple, le succès de l’introduction d’une technique dans un milieu social serait le résultat de facteurs techniques, et non pas le produit d’une négociation entre la technique et le social, ou la réponse à des aspirations ou à des tendances sociales. C’est donc cette idée que la technique influencerait de manière autonome (intrinsèque) le monde social qui sera avant tout discutée et refusée par la sociologie des usages, et pas l’idée qu’il y aurait une influence générale (et déterminante) de la technique sur le social. Mais il n’est pas nécessaire de passer par la sociologie des usages pour reconnaître le pouvoir déterminant de la technique sur la société sans adopter pour autant la thèse de l’autonomie de la technique : on peut par exemple soutenir que si la technique conditionne, transforme voire détermine nos formes d’organisation sociales, c’est parce qu’elle traduit ou exemplifie des tendances sociales et des valeurs politiques ou économiques, et pas seulement techniques ou techniciennes. La condition de possibilité du succès de toute innovation technoscientifique et donc de sa capacité à s’imposer et à modifier nos usages dépendrait de son inscription dans un ensemble de facteurs idéologiques et économiques qui lui préexistent28. Dans ce cas, ce ne sont pas les usages d’une technique qui font fondamentalement la différence pour expliquer le succès (ou l’échec) de sa diffusion. On peut alors se rapprocher d’un déterminisme sociologique (et non plus technique, et éventuellement associé à des paramètres politiques et économiques) également critiqué par la sociologie des usages : le déterminisme pour lequel le succès de l’introduction ou du développement d’une technique résulterait à chaque fois d’un arrangement et d’un équilibre entre différentes forces et intérêts sociaux (classes, cultures,…) qui sont supra-individuels.
En se situant contre des modèles existants de l’innovation, le champ d’étude de la sociologie des usages porte avant tout, rappelons-le, sur des nouveautés techniques, et sur les conditions de leur réception ou de leur transformation sociale d’abord sur le court terme. Ce n’est pas les effets sur le long terme de l’usage d’une technique banale ou de sa réception qui seront observés ou discutés.
Le déterminisme technique et le déterminisme sociologique partagent l’idée que les acteurs individuels n’ont aucune marge de liberté sur des innovations techniques qu’ils ne font qu’utiliser ou consommer. En s’inspirant des travaux précurseurs de Michel de Certeau sur les arts de faire quotidiens (lire, habiter,…)29, la sociologie des usages vise justement à montrer combien le rapport des agents aux objets techniques s’accompagne d’une créativité qui déjoue les anticipations des concepteurs et les stéréotypes culturalistes. Les usages sont en effet vecteur d’émancipation, de socialisation, ou encore d’accomplissement ; ils permettent une autonomisation des agents (par rapport à une autorité, une institution, une norme,…). Pour saisir cela, l’attention du chercheur doit porter sur ce que agents font effectivement de et avec la technique (par bricolage, détournement,..) et pas sur ce que la technique ferait aux agents, d’elle-même ou en tant qu’instanciation de rationalités déterminantes (économiques, politiques, culturelles,…). L’ouvrage Le magnétoscope au quotidien, un demi-pouce de liberté (1983)30 est l’un des premiers résultats de cette recherche. D’autres exemples canoniques incluent le développement du Minitel (initialement développé en tant que mode de consultation de données, avant de devenir un mode de transmission de message entre usagers), mais aussi l’usage du téléphone par les populations féminines rurales pour rompre leur isolement (alors que les compagnies de téléphone voyaient d’abord ce dernier comme un instrument de travail)31.
La technique demeure le produit de processus sociaux, mais ces processus se jouent au niveau de ce que font les agents dans des situations elles-mêmes singulières : ces processus et ces situations ne relèvent plus d’espaces ou de forces supra-individuels. L’usage n’est pas la consommation ou l’exécution passive, la répétition de schèmes figés, ou une relation d’utilisation entre un sujet et un objet : comportant une épaisseur sociale, organisationnelle et cognitive, il est avant tout appropriation (entre détournement et accommodation) et émancipation32. Il n’est pas le reflet ou la conséquence de forces sociales : il peut contribuer à la construction ou à la reconfiguration de liens entre individus, et de pratiques (sans se confondre avec elles), dont il hérite ou actualise des normes et des valeurs33.
Au déterminisme technique et au déterminisme sociologique se substitue alors souvent un déterminisme pour lequel la réalité humaine de la technique s’épuise dans ce qu’en font les agents. Une distinction centrale est d’ailleurs souvent faite entre l’usage prescrit et l’usage effectif d’une technique : nous retrouvons ici, de manière simplifiée, les distinctions posées plus haut, l’usage prescrit correspondant à l’usage au sens (1), l’usage effectif correspondant aux sens (2) et (3). Cette distinction rejoint celle entre les propriétés fonctionnelles d’une technologie et ses propriétés sociales (dans des pratiques et contextes spécifiques).
On peut ainsi parler, dans la sociologie des usages, de la « double vie » de la technologie : une vie qui se conforme aux intentions et intérêts des concepteurs et producteurs, et une vie qui – ensuite – les défait et les contredit. Le facteur humain a d’abord sa place dans le second niveau : lorsqu’il est présent dans le premier niveau, c’est en tant qu’anticipation de sa forme au second niveau. La formation humaine et sociale d’une technique se passe donc quasi-exclusivement au niveau de sa diffusion et de ses usages effectifs : tout au plus définira-t-on la conception comme une représentation simplifiée voire simpliste (car toujours déjouée) de cette diffusion et de ces usages.
Cette distinction s’accompagne d’un partage des territoires entre SHS et sciences de l’ingénieur : les SHS s’occuperaient exclusivement des usages à partir d’analyses qualitatives (observation participante, entretiens,…), parfois quantitatives (recueil de données). Les propriétés matérielles et fonctionnelles de l’objet technique ne sont pas l’objet des SHS car elles ne sont pas humaines et sociales (ou socialement et humainement pertinentes). Ou, plus précisément : si les propriétés matérielles et fonctionnelles de la technique devaient avoir une implication sociale ou humaine, cette implication – pour être effective – passerait nécessairement par les usages (effectifs ou anticipés) de l’objet technique. À suivre l’approche par les usages, SHS et sciences de l’ingénieur parleraient toutes les deux de la technique, mais ce qui distinguerait leurs discours respectifs aurait une consistance ontologique : d’un côté (sciences de l’ingénieur), on parle des couches matérielles et fonctionnelles de l’objet technique ; de l’autre côté (SHS), de ses couches sociales et humaines. L’objet technique s’obtient par l’addition de ces deux couches : on s’accorderait pour remarquer l’existence et l’importance de la couche sociale et humaine (à l’encontre des approches de l’ingénieur dénuées d’âme ou technocentrées), mais cette couche serait distincte de la couche matérielle et technique. Institutionnellement, les SHS sont alors légitimes dans les écoles d’ingénieur, mais la reconnaissance de leur capacité voire de leur nécessité est acquise au prix d’une limitation : elles peuvent parler de la technique, mais sans faire de technique ou sans se préoccuper de la couche matérielle et fonctionnelle.
Le courant SCOT (pour Social Construction of Technology) apparaît quant à lui dans les années 1980. L’ouvrage de référence est celui édité par Bijker et ses collègues en 198734, à la suite d’un colloque de 1984. Le rapport à l’histoire distingue doublement ce courant de la sociologie des usages : d’une part parce que ce courant – qui se revendique explicitement du constructivisme − témoigne davantage d’un souci historique dans l’étude des usages de la technique, en étant animé par une critique du déterminisme technique, mais aussi de la thèse de l’autonomie de la technique. D’autre part parce que ce courant se définit explicitement comme étant au confluent de différentes influences35 : les études des Science, Technique et Société (STS), la sociologie de la connaissance et des sciences, et l’histoire des techniques inspirée par la sociologie36. Un concept important, pour SCOT, est celui de « flexibilité interprétative » des artefacts : en fonction de groupes sociaux dans lequel il est introduit, le même artefact (par exemple une bicyclette) peut recevoir des significations différentes voire antagonistes, car il s’accompagne d’usages différents. Un artefact peut cependant perdre en flexibilité interprétative, parce que ses usages se stabilisent et s’homogénéisent, mais sont aussi verrouillés par les concepteurs. Plus que la sociologie des usages, le programme SCOT s’intéresse en effet à l’usage tel qu’il est anticipé ou figuré dès la conception de l’objet technique. Mais le point de contraste le plus important avec la sociologie des usages se trouve dans le statut des usages qui font la technique : pour SCOT, les usages sont avant tout les opérateurs de la stabilisation d’une technologie, contribuant à faire disparaître sa flexibilité interprétative. Les usages ne sont pas en priorité des opérateurs de déstabilisation des intentions ou des fonctions originaires des objets techniques. SCOT s’intéresse avant tout aux usages progressivement dominants d’une technique, et moins à ses usages hétérodoxes ou minoritaires. SCOT reste néanmoins pleinement dans l’idée d’une construction sociale de la technique : la construction technique du social, ou l’entremêlement entre technique et social reste peu présent.
Les limites de ces études sur les usages (tant dans la sociologie des usages que dans SCOT) sont multiples, et se retrouvent d’ores et déjà dans une littérature critique.
Tout d’abord, le spectre d’un retour du réductionnisme : comme l’a relevé Jérôme Denis (2009)37, ces études tendent généralement à négliger les techniques en elles-mêmes, en les réduisant à des objets d’usage, même si ce dernier, on l’a vu, est plus large que l’utilisation ou que la consommation. En estimant que les techniques sont construites socialement par les usages, il est supposé que l’examen des usages nous donnera tout ce qu’il y a d’important sur la technique d’un point de vue humain et social. Ce raisonnement se retrouve dans l’extrait suivant de l’ouvrage de Francis Jauréguiberry et de Serge Proulx, Usages et enjeux des technologies de la communication :
« Qu’il s’agisse de déterminisme technique ou de déterminisme social, il apparaît nécessaire de dépasser ce type d’approches relativement trop simplistes, parce que traversées par une épistémologie mécaniciste, pour penser les relations entre les sphères respectives de la technique et du social. Il y aurait, en effet, d’un côté, la technologie, et de l’autre, la société. Et le travail de l’analyste consisterait à décrire les interactions mécaniques entre ces deux unités séparées (…) Or, la sphère technique est complètement enchevêtrée dans le tissu organisationnel des actions et des associations entre les agents, dans l’étoffe de ce qui constitue le social, avec ses fractures et ses inégalités. Les choix et les usages d’une technique par les individus et les groupes sont profondément ancrés dans le social. Ce sont des gestes sociaux ancrés dans des systèmes de valeurs et des idéologies »38.
Les auteurs partent d’un refus des déterminismes mécanicistes, et d’un refus de la dualité technologie/société… pour en définitive aboutir à une espèce d’absorption voire de dissolution de la technique dans le monde social. Pourtant, si la technique n’est pas indépendante du monde social, cela n’implique qu’elle soit un produit de ce même monde social… comme si elle possédait une plasticité infinie, uniquement modelée par des acteurs sociaux souverains dans leurs choix et leurs projets. Tout se passe comme si la société existait d’abord sans technique, et que l’introduction de cette dernière dans le monde social ne se traduisait que par une transformation de la technique. On manque ainsi de voir le rôle structurant de la technique sur le social… et sur les usages, en ne prêtant pas attention à ce qui se joue dès la conception de l’objet technique. Ce que l’on peut faire de ou avec l’objet technique dépend notamment de ce qu’il est, et de ce qui a été inscrit en lui dès la conception.
À l’encontre de la dualité entre usage prescrit et usage réel, qui suggère trop souvent que le seul rapport existant entre ces deux usages est un rapport de déconstruction (par les usages !) du premier par le second, Madeleine Akrich (mais aussi Steven Woolgar, en 199139) a bien montré que l’usager est présent dès la conception de l’objet, tout autant que la fonction : la conception est notamment inscription de formes et de programmes d’action (les scripts), qui définissent des rôles, des espaces, ou des mises en scène (lorsque le concepteur ne prétend pas avoir de script ou d’attente explicite en tête, il ne fait alors qu’inscrire naturellement dans l’objet ses propres représentations de ce qu’est un usager). Les notions de « cadre de fonctionnement » (Patrice Flichy) ou d’ « utilisation disciplinée » (Laurent Thévenot) suggèrent également à quel point les représentations de l’usager et de l’usage sont matérialisées dans le design de l’objet. La conception d’une technique en vue de l’ouverture de certains possibles est simultanément l’exclusion d’autres possibilités, et donc déjà de la prescription. Comme le remarquait Phil Goodall, la conception d’une technique pour un usage est toujours aussi la conception d’un usage (« design for use is design of use »40). Cette remarque peut par exemple s’appliquer aux dispositifs numériques (programmes, interfaces, réseaux,…), dont la condition d’opérativité première réside dans le caractère séquentiel et réglé des processus computationnels : les usages des usagers ne peuvent être ouverts que s’ils consistent d’abord en gestes et opérations figurées et escomptées par le concepteur (accéder à telle fonctionnalité par tel clic, sélectionner telle option,…) ou le programmeur.
Un autre exemple, particulièrement révélateur, peut se trouver dans une étude d’Ellen van Oost portant sur les différences entre les évolutions des rasoirs électriques féminins et les rasoirs électriques masculins41. En 1950, le Beautiphil, premier rasoir électrique pour femme, est introduit par Philips : par sa couleur rose, par sa forme (évoquant un rouge à lèvres) ou encore par la housse de rangement (de type set de beauté) qui l’accompagne, l’objet est un objet cosmétique avant d’être un objet technique. L’odeur de l’huile est d’ailleurs masquée par une odeur de parfum dégagée par une zone spécifique de l’objet. En 1970, les parties de l’objet ne sont plus assemblées par des vis, mais par des clicks : il n’est plus possible d’ouvrir l’objet et de rencontrer sa technicité. Surtout, des vis visibles rendraient déjà l’objet trop technique, au détriment de son aspect cosmétique (là où le Philishave masculin est d’une couleur métallisée ou noire, comportant de nombreux boutons de contrôle et un écran d’informations ; il est d’ailleurs possible de l’ouvrir). En 1985, le Ladyshave devient étanche : cette innovation technique suggère davantage un usage cosmétique de l’objet, en l’associant explicitement à un lieu spécifique (la douche ou le bain). Les usagères de l’objet sont ici représentées dès le départ comme des technophobes, ce qui explique pourquoi la technicité de l’objet doit être dissimulée matériellement (fermeture de l’objet) et symboliquement (couleurs, lieux d’utilisation). Bien sûr, des usagères du Ladyshave peuvent rejeter ou modifier ces scripts par bricolage ou détournement, mais il faut peut-être aussi remarquer que ces scripts vont aussi inhiber et structurer les capacités d’autres usagères.
Une deuxième critique de la sociologie des usages et, dans une moindre mesure, de SCOT, consiste à soutenir que le spectre du réductionnisme guette aussi la conception du monde social qui est présupposée : le social est avant tout ramené à une somme de comportements, de dispositions et de préférences individuelles. C’est une chose de valoriser l’autonomie, voire l’indépendance des acteurs par rapport aux normes, aux attentes et aux prescriptions qui gouverneraient les usages attendus ou répandus des techniques, c’en est une autre d’expliquer comment les acteurs sont en mesure de jouer avec ces normes : quelles dispositions cognitives, quels apprentissages, ou quelles dispositions économiques leur permettent de jouer ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de dépasser le niveau d’analyse micro-sociologique, et de recourir à une description fine des cadrages structurels de l’espace socio-économique. En voulant éviter un déterminisme sociologique macro-structurel, on se retrouve avec un déterminisme qui, finalement, fait des changements techniques l’expression ou les conséquences de choix individuels en définitive souverains ou du moins non questionnés.
Enfin, et c’est là la troisième et dernière critique classique de la sociologie des usages mais aussi de SCOT, en se focalisant avant tout sur les relations entre usagers et techniques dans des situations nouvelles (introduction ou adoption d’une technique), ces études font l’impasse sur les conséquences de l’usage quotidien de techniques banalisées sur les communautés humaines ou sur la distribution du pouvoir, et manquent donc de voir comment ces techniques modifient, contraignent ou transforment sur le long terme nos manières de raisonner, d’interagir ou encore de communiquer. C’est là l’une des critiques majeures adressées par Langdon Winner au constructivisme social42. Transport, communication, modes d’organisation et de travail,… : par le biais de nouvelles technologies qu’ils s’approprient, certains acteurs peuvent certes obtenir la réalisation de leurs aspirations, mais il est aussi probable que cette appropriation les amène à renoncer à des valeurs, des pratiques ou des usages antérieurs43. La focalisation sur les usages nouveaux de nouvelles techniques produit une vision biaisée des changements associés à la technique : on ne voit pas ou plus la dynamique du changement technique et sociétal qui prend place au-delà des besoins, stratégies, problèmes ou émancipations immédiates de groupes et d’acteurs sociaux étudiés. On peut s’intéresser aux usages nouveaux d’une technique nouvelle, pour célébrer sa flexibilité et l’autonomie des usagers, mais on peut aussi s’intéresser aux conséquences à long terme de l’usage standardisé d’une technique banale, afin d’étudier à quel point elle a pu structurer ou transformer nos pratiques. En modifiant l’empan temporel, on passe alors de l’usage comme révélateur d’une non-détermination de la technique sur l’humain à l’usage comme… condition de cette détermination (ce n’est que lorsqu’une technique devient répandue dans nos usages que ses pouvoirs de détermination sur nos pratiques apparaissent). En suivant par exemple les réflexions de David Edgerton dans « De l’innovation aux usages. Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques »44, on peut être amené à penser que la sociologie des usages ne traite pas vraiment des usages : elle s’intéresse avant tout aux pratiques d’appropriation (par détournement, bricolage,…) de nouvelles technologies, lorsque ces dernières commencent à être diffusées dans une société, en étant avant tout accessibles pour certaines classes privilégiées. Mais ces nouvelles technologies constituent une partie très limitée de l’ensemble des techniques dont nous faisons un usage quotidien, usage dont les effets longs sont encore trop peu étudiés, et qui incluent bien entendu des usages en voie de disparition, ou des usages qui ont pu instaurer l’enfermement (lock-in) dans un système technique45 ou qui contribuent au développement d’une rationalité technicienne.
III. Déterminismes et instrumentalismes : valences de l’usage
Le spectre du déterminisme (ou plutôt des déterminismes) est en permanence présent lorsque nous prenons connaissance des ambitions théoriques de celles et ceux qui font de la sociologie des usages, et des critiques qui sont faites de cette même sociologie. Souhaitant explicitement éviter l’épouvantail du déterminisme technique, ces postures risquent généralement d’aboutir à un déterminisme social sur la technique, comme nous l’avons vu dans la section précédente. Mais la notion d’usage, dans la pluralité de ces acceptions, est-elle condamnée à être associée à l’une ou l’autre de ces formes de déterminisme ? Ce n’est pas certain, si l’on reconsidère de plus près quelques grandes orientations possibles pour répondre à la question philosophique (et non pas historique) « quelles sont les relations fondamentales entre humanité et technique ? ».
L’instrumentalisme limite la technique à un ensemble de moyens permettant d’accomplir des fins, des objectifs, des besoins, des intérêts ou des désirs qui sont déjà constitués et fixés. Typiquement, l’instrumentalisme s’accompagne de l’idée que la valeur principale, voire exclusive, d’une technique est sa valeur fonctionnelle, définie justement par rapport à une fin qu’il convient de satisfaire. La technique est et doit être principalement voire exclusivement jugée par rapport à sa capacité à se mettre au service de fins, et de les réaliser. La figure de l’usage peut ici constituer le rapport privilégié de l’homme à la technique : la technique est exclusivement appréhendée à partir de ce qu’elle nous permet de faire.
L’instrumentalisme anthropocentré46, thèse moderne que l’on rencontre chez Hobbes, Rousseau et Locke, ajoute que les techniques sont avant tout des moyens au service de l’humanité, qu’elles contribuent à réaliser et à épanouir, voire à perfectionner. Cette humanité peut être définie de manière essentialiste, mais pas nécessairement. L’essence de l’humain peut servir de garde-fou, ou de repère pour contrôler, orienter mais aussi limiter le développement technique.
Un corollaire de l’instrumentalisme est la thèse de la neutralité de la technique : l’objet technique est neutre, ce sont les fins auxquelles son utilisation répond qui sont moralement évaluables. La fonctionnalité d’une technique (voire de la technique) n’est donc pas l’expression, l’incarnation ou la réalisation de valeurs et de finalités qui seraient extra-techniques, comme des valeurs culturelles, morales et sociales, ou des finalités politiques. Sur un plan social et politique, la technique n’est donc responsable de rien : sa fonctionnalité peut être mise au service de projets socio-politiques divers, dont elle est cependant en principe indépendante. Les maux que l’on peut attribuer à la technique sont en fait causés par des rationalités qui utilisent la technique pour réaliser des fins contestables. La figure de l’usage, ici, est souvent ce par quoi la valeur morale d’une technique existe : cette valeur n’existe pas avant ce que l’on fait de l’objet.
Une déclinaison subtile de la thèse de la neutralité de la technique est la thèse suivante : la technique n’est peut-être jamais neutre dans les faits (au sens où, à chaque époque, elle est associée à des formes de pouvoir ou de rationalité particulières), mais elle est en principe toujours associable à d’autres formes de vie et d’action. On retrouve cette thèse chez Marx47, chez Dewey48, chez Adorno49 ou encore chez Marcuse. Pour illustrer un déterminisme brutal allant de la technique vers la société, et qui semble aller a priori à l’encontre de l’idée d’une neutralité sociale de la technique, on cite souvent le jeune Marx, qui écrivait que « le moulin à bras vous donnera la société avec suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel »50. Mais Marx pouvait également soutenir, à la même époque, que différentes sociétés et modes d’usage pouvaient animer différemment la même technique, ce qui va aussi dans le sens d’une certaine neutralité de la technique :
« L’application actuelle des machines est une des relations de notre régime économique actuel, mais le mode d’exploiter les machines est tout à fait distinct des machines elles-mêmes. La poudre reste la même, que vous vous en serviez pour blesser un homme, ou pour panser les plaies du blessé »51
Pour le dire autrement : il y aurait un mode d’existence (et d’identification) de la technique qui est irréductible aux usages que nous pouvons en faire, parce que cette technique (que l’on peut individuer par ses propriétés physiques, fonctionnelles,…) peut être prise dans des réseaux et dans des logiques d’usage différents.
Instrumentalisme et neutralité de la technique sont des variantes d’un hylémorphisme pour lequel la technique n’a pas de vie ou du moins de valeur humaine indépendamment de ce que nous en faisons par nos usages. Dans son texte « Culture et technique », Simondon montre que ce concept hylémorphique d’ « usage » est pertinent pour penser les techniques telles qu’elles ont existé et se sont développées à une époque pré-industrielle, en étant avant tout cantonnées à des groupes et à des cultures spécifiques, et en modifiant le milieu de vie de manière ponctuelle (couper du bois, puiser de l’eau dans la rivière,…). Or, en modifiant profondément le milieu, la technique contemporaine modifie l’humain :
« Quand les techniques dépassent les groupes humains, la puissance de l’effet de retour, par modification du milieu, est telle que le geste technique ne peut plus être seulement une organisation isolée de moyens. Tout geste technique engage l’avenir, modifie le monde et l’homme comme espèce dont le monde est le milieu. Le geste technique ne s’épuise pas dans son utilité de moyen ; il aboutit à un résultat immédiat, mais il amorce une transformation du milieu, qui réagira sur les espèces vivantes, dont l’homme fait partie. Cette action en retour est autre chose que l’utilité immédiate par lesquelles les techniques sont des arts des moyens. Elle dépasse même les limites des fins, appropriées à un état présent, à des besoins qui, en une certaine mesure, s’épuisent en eux-mêmes »52.
La technicité fait maintenant partie du monde ; elle n’est plus un ensemble de moyens d’action. Elle est acte ou encore phase d’une relation entre l’homme et son milieu. C’est pour cette raison qu’elle conditionne ce que nous faisons et pensons. Le concept d’usage, nous le verrons plus loin, doit être repensé : il doit rendre justice au fait que la réalité humaine de la technique excède ce que l’humain fait de la technique. Ce concept – et, surtout, le phénomène qu’il caractérise – est malléable ; en témoigne justement sa compatibilité aussi bien avec le déterminisme social sur la technique qu’avec le déterminisme technique. Les partisans de la sociologie des usages, nous l’avons vu, mobilisent l’usage pour critiquer le déterminisme technique, et se font en retour traités de déterministes (sociaux) par certains critiques. Or, ce qu’il est important de constater, c’est que la réalité des usages est tout à fait pensable par un ami du déterminisme technique, pour autant que ces usages soient étudiés sur un empan temporel qui ne soit pas limité à la nouveauté. Le fait qu’il y ait usage(s) (détournements, réappropriations, bricolage, braconnage,…) n’implique en rien qu’il y ait une absence de détermination de la technique sur le monde humain, ou une flexibilité totale de la technique. Au contraire : l’usage peut être la condition préalable pour l’avènement de cette détermination. C’est en donnant lieu à des usages durables (i.e. sur un temps long) qu’une technique peut devenir déterminante, et que ses effets structurants (ou déstructurants) peuvent alors apparaître et se faire socialement sentir53. Cette observation ne peut constituer un argument pour dépasser l’opposition apparente entre déterminisme technique et déterminisme social : les deux thèses partent d’une séparation originaire entre technique et société, et même si l’on refuse cette séparation en insistant sur les rapports de co-construction (et pas seulement de co-détermination) entre ces deux domaines54, rien ne dit que l’on soit en mesure de rendre justice à l’asymétrie des temporalités qui régissent ces rapports de co-construction. Phénoménologiquement, il peut sembler que l’homme fasse la technique de manière quasi-immédiate (achat, consommation, utilisation, destruction,…) – mais c’est sur une échelle avant tout historique – celle du temps long – que la structuration et le conditionnement de nos manières de penser et d’agir par la technique apparaît de la manière la plus claire.
IV. La technique en-deçà des usages : Simondon
Simondon est l’un des rares philosophes des techniques à avoir explicitement proposé une déconstruction de l’équivalence entre technique et usage(s), au moyen de thèses fortes et d’observations concrètes. Cette équivalence, pour Simondon, est l’un des symptômes de notre problème contemporain avec la technique. La figure de l’usage n’est qu’une variation de la figure du travail pour penser la technique, et du schème hylémorphique : l’usage est ce qui animerait une technique autrement inerte et non-constitué. C’est un geste d’un humanisme facile et dépassé : facilité qui réduit la valeur humaine de la technique à son usage ou à sa fonction utile, et qui manque de voir que la technique (et encore plus les systèmes techniques contemporains) possède une objectivité, une genèse concrète et une légalité qui est indépendante de l’usage. La figure classique de l’usage − en tant que travail, ou encore consommation − n’est pas un mode de domestication de la technique dans notre culture, au contraire : l’usage est un rapport à la technique qui, focalisé sur les entrées et les sorties des objets techniques, réduit ces objets à des ustensiles en oblitérant leur technicité et donc leur valeur culturelle55. C’est donc un mode d’exclusion, qui peut nourrir une xénophobie à l’encontre des machines.
Dès les premières pages du Mode d’existence des objets techniques, le motif de l’usage comme utilisation est déconsidéré si l’on souhaite penser l’essence de la technique : des objets techniquement très différents (un moteur à vapeur, un moteur à essence, une turbine) peuvent avoir le même usage ou la même utilité et, inversement, des schèmes de fonctionnement analogues peuvent se retrouver dans des objets techniques d’emplois variés : « aucune structure fixe ne correspond à un usage défini »56. En fait, si ce sont les usages qui définissent les objets techniques, alors il n’y a pas d’objets techniques, car tout peut devenir objet technique dans ce sens. L’ustensilité n’est pas un mode d’être caractéristique de l’objet technique en général, mais de toute chose disponible. De plus, un objet technique demeure technique même s’il n’est pas utilisable ou ne répond pas à un besoin. Pour le dire autrement, l’usage et l’utilité ne sont ni des conditions nécessaires ni des conditions suffisantes pour définir les objets techniques. Ils aboutissent à une surdétermination psycho-sociale de la technique. De même, le perfectionnement d’un objet technique ne se pense pas en termes d’utilité ou de rentabilité. La rentabilité et la performance sont plutôt des conséquences de son perfectionnement. Ce perfectionnement est sa concrétisation. Cette dernière consiste en la convergence de fonctions.
Il serait toutefois réducteur de faire de Simondon un penseur exclusivement critique de l’usage. Il peut certes arriver à Simondon de définir l’usage comme étant nécessairement habituel et stéréotypé57, se concentrant excessivement sur ce qui est manifesté par l’objet et sur ses résultats. La technicité ne pourrait donc se saisir et se comprendre qu’en-deçà de l’usage. Mais dans le cours « Psychosociologie de la technicité » (1960-1961), on trouve par exemple l’idée que l’usage n’est jamais purement usage, ou encore utilité : comme objet d’usage, l’objet technique est entouré d’un halo de socialité58. Pour être décrite et comprise dans sa globalité, la technicité doit donc inclure les usages partagés, car ces derniers peuvent conférer à l’objet technique un halo et en définitive contribuer à constituer une zone de technicité qui fait que l’objet devient plus que lui-même59. L’usage est ici bien plus que l’utilisation ou l’utilité ; il possède une historicité qui interfère avec l’historicité psychosociale60.
En définitive, c’est surtout un certain type d’usage (l’usage comme utilisation fonctionnelle) qui est critiqué, à côté de la formulation d’éléments de définition de ce que pourrait être (voire devrait être) une attitude nouvelle d’usage à la technique, émancipée des finalités immédiates de l’action et du travail car empreinte de culture technique61. Ce qu’appelle Simondon, ce n’est pas une meilleure connaissance de l’usage comme forme sociale d’activité, mais l’usage comme mode de connaissance de l’objet, décentré de l’humain, et donc comme connaissance et reconnaissance de l’objet pensé dans ses relations avec son milieu et avec d’autres objets.
Basée sur des principes et sur une connaissance de schèmes opératoires qui sont à thématiser par le mécanologue (et non pas par l’ouvrier ou par le propriétaire des machines), l’attitude techno-logique se caractérise par une conscience des structures et des fonctionnements des machines, et plus largement de la reconnaissance du caractère relationnel des êtres techniques et de la technicité62 : la relation à son passé (genèse), les relations entre ses parties (résonance interne), et ses relations avec les autres éléments de son milieu (résonance externe, relation avec le « milieu associé » qui intervient dans son fonctionnement63. Cette relationnalité, participant à la concrétisation de l’objet, n’est pas centrée autour de faits ou de facteurs anthropologiques (propres au concepteur, au travailleur, au consommateur ou à l’usager par exemple). En fait, ce qui rend un objet technique encore plus utilisable, c’est précisément sa réticularité, et l’appauvrissement de sa technicité intrinsèque64.
Mariée à une appréhension « pure »65 de la technicité, une attitude d’usage éclairée ne verrait plus la technique comme un moyen de réalisation de fins déjà données, mais reconnaîtrait son caractère de pari, d’essai, d’évolution66, sans lui apposer des valeurs déjà faites. L’usage prolongerait voire participerait à l’invention de l’objet et de son fonctionnement opératoire, en donnant notamment lieu à l’instauration de nouvelles fins, de nouvelles valeurs et plus globalement de nouvelles structures sociales67. Cela requiert la reconnaissance du fonctionnement opératoire de l’objet, qui n’est pas fonction d’usage et qui n’est pas déterminée par ce que l’on en fait68 :
« L’activité technique se distingue du simple travail, et du travail aliénant, en ce que l’activité technique comporte non seulement l’utilisation de la machine, mais aussi un certain coefficient d’attention au fonctionnement technique, entretien, réglage, amélioration de la machine, qui prolonge l’activité d’invention et de construction (…) Il faut que la genèse de l’objet technique fasse effectivement partie de son existence, et que la relation de l’homme à l’objet technique comporte cette attention à la genèse continue de l’objet technique »69.
La posture de Simondon va plus loin qu’une non-réduction de la technique à l’usage, ou encore à des besoins et finalités humaines. Elle dépasse en effet la position symétrique qui se contenterait imprécisément de ne pas réduire la technique à l’usage, en continuant d’instaurer une coupure entre technique et société. Ce que ces deux positions partagent, et que Simondon nous invite à dépasser, c’est un partage des territoires déjà rencontré plus haut : l’objet technique, en-deçà de son usage, ne posséderait pas de valeur sociale, culturelle et humaine. Sa technicité se réduirait à de l’artificialité, à du pré-câblé et à du machinique. Or, pour Simondon, on peut trouver l’humain et le social dans la technique, sans passer par l’usage (ou du moins par un certain type d’usage). L’opérativité n’est pas la fonctionnalité pratique, ou encore l’utilité. Et, surtout, un nouveau type d’usage – non-anthropocentré – permet d’être sensible à ces dimensions de la technique. Il y a donc moins chez Simondon une critique du concept d’ « usage » pour caractériser la technique qu’une critique du modèle hylémorphique au sein duquel ce concept est souvent défini et compris, ramenant l’usage à une forme d’utilisation – assimilation qui n’est pas faite par la sociologie des usages, au nom justement de la socialité de l’usage (qui se distingue de l’utilisation individuelle et fonctionnelle), mais au détriment cependant de la reconnaissance de la technicité de l’objet technique : c’est sur ce dernier point que la sociologie des usages épouse in fine le modèle hylémorphique pour lequel la vie et l’opérativité de la technique dépendent centralement d’une instance humaine. Pour autant, la posture de Simondon n’est pas non plus identifiable aux critiques de la sociologie des usages examinées plus haut : c’est une chose de dire que les usages effectifs ne peuvent être analysés sans prendre en compte les desseins du concepteur, c’en est une autre d’émanciper la genèse et le devenir de l’objet technique du couple intention du concepteur / usage du consommateur.
Conclusion
Avec lucidité, Madeleine Akrich a pu observer que
« les sociologues des techniques sont partagés entre deux tendances : soit ils suivent les objets à la trace, et décrivent finement leur parcours et les transformations qui les accompagnent, mais ils ne savent pas dire grand-chose de ce qui se passe du côté des utilisateurs, soit ils s’attachent davantage à la signification des objets techniques, décomposent tout ce qui circule autour d’eux, mais ont tendance à considérer ce dernier comme une boîte noire dans laquelle ils n’ont pas à entrer »70
Ce problème méthodologique découle vraisemblablement d’une spécificité ontologique des objets techniques, que la même Madeleine Akrich a caractérisée ailleurs comme suit :
« L’objet technique ne peut pas plus être confondu avec un dispositif matériel qu’avec l’ensemble des usages ‘remplis’ par ce dispositif : il se définit très exactement comme le rapport construit entre ces deux termes »71
C’est parce que l’objet technique est un rapport construit entre (et même au-delà de) ces deux termes que ce n’est pas en contrastant l’usage par rapport à la matière (ou inversement) que l’on approchera l’objet technique. C’est bien plutôt en saisissant l’entrelacement originaire entre usage et matière que l’on peut comprendre ce que sont les objets techniques, et ce qu’ils font dans notre culture et dans notre société. Comme nous l’avons vu plus haut, il ne s’agit pas en effet de combiner la couche matérielle avec la couche des usages, après les avoir identifiées et les avoir décrites de manière préalable, en pensant par là même cerner l’objet technique dans son exhaustivité : ce serait là à nouveau manquer ce qui en fait un objet technique. L’objet technique n’est pas une addition de composantes initialement séparées : l’usage et la matérialité sont plutôt les résultats abstraits d’opérations de soustraction qui partent de l’objet technique. Avec l’histoire, le couplage, ou encore la concrétisation, l’usage peut être une voie de désubstantialisation de la technique, pour autant qu’il ne soit pas ramené au produit de choix, de décisions ou de préférences individuelles qui feraient face à un objet technique inerte et inhumain. L’usage d’une technique est porteur d’une créativité, d’une indétermination voire d’une liberté et de détournements qui déjouent la causalité fruste posée par le déterminisme technique, mais ce n’est pas pour cette raison que les objets techniques se réduisent à des objets d’usage, et que l’analyse de cet usage nous révélera l’ensemble de la socialité et de l’humanité de la technique.
Nous avions débuté ce texte en distinguant différentes notions d’usage en philosophie (l’usage comme fonction, l’usage comme pratique, l’usage comme activité). Nous pouvons comprendre pourquoi cette tripartition demeure insuffisante pour saisir l’effectivité de l’usage. Si l’usage ne peut se ramener à une fonction, à une pratique, ou à une activité, c’est avant tout parce que ces phénomènes sont déjà des abstractions par rapport à l’entrelacement évoqué au début de cette conclusion, entrelacement qui définit l’objet technique et entrelacement en vertu duquel il n’y a pas d’usage sans matérialité (et inversement).
Dans ses gestes conceptuels portant sur la langue, le sens, ou la connaissance, la philosophie fonctionne généralement à partir de motifs empruntés à la technique, ou plutôt à une image rudimentaire de la technique comme ensemble de choses inanimées que nous utilisons pour accomplir des fins déjà données. Pensé et décrit à l’intérieur des techniques, la figure de l’usage peut être émancipée de l’instrumentalisme et de l’hylémorphisme : elle pourrait alors ensuite être déployée pour décrire de manière renouvelée les phénomènes linguistiques et cognitifs, et leurs relations concrètes avec les techniques.