Plan
1 - Introduction
L’œuvre d’André Leroi-Gourhan a eu une influence considérable sur la pensée française de la fin du XXe siècle. Elle couvre un vaste spectre depuis l’histoire des techniques, l’art préhistorique, la préhistoire, l’ethnologie, jusque la paléontologie et l’anthropologie.2 Ces différentes disciplines sont liées, enchâssées, travaillées les unes par les autres dans un projet général : tenter de comprendre le « phénomène humain »3 à toutes les échelles du temps, dans la continuité avec le monde biologique et à travers une « Technologie » entendue comme l’étude des couplages fonctionnels entre les organismes et leur environnement. Nous voulons ici montrer que la démarche et les thèses de Leroi-Gourhan sont d’une grande actualité et peuvent offrir aux sciences cognitives des hypothèses extrêmement fécondes et originales. L’explication des facultés cognitives ne se fait pas à partir du cerveau, mais à partir d’un processus d’évolution dont le développement du cerveau est seulement une des conséquences. De même la capacité de détachement relatif de la pensée par rapport à l’environnement actuel (ce qui est généralement décrit comme capacité représentationnelle) est expliquée comme le produit d’un processus progressif. En effet, dans son maître ouvrage Le geste et la parole (1964) Leroi-Gourhan propose une explication du processus biologique d’hominisation et de libération de la mémoire sociale, qui rend compte de la spécificité de nos capacités cognitives d’anticipation et de langage. Le point d’appui qui sert à cette libération c’est l’outil. A la fois fait biologique et organe amovible, il permet le passage entre monde vivant et monde humain4.
Pour suivre sa démarche, il faut d’abord saisir l’originalité de son étude de la technique dans ses travaux d’ethnologie. Je montrerai alors comment il aborde la paléontologie et je pourrai donner quelques éléments sur sa conception de l’évolution anthropologique. Auparavant, quelques avertissements sont nécessaires.
Tout d’abord, il faut insister sur le fait que l’œuvre de Leroi-Gourhan se caractérise par un travail empirique rigoureux très prudent vis-à-vis des généralisations philosophiques, et qui pourtant en même temps, propose de vastes perspectives théoriques originales. Je me tiendrai ici sur ce seul versant théorique dont l’originalité n’a pas échappé aux philosophes (Georges Canguilhem, Gilbert Simondon, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida ou plus récemment Bernard Stiegler) (Guchet 2015).
Dans cet article, je ne considèrerai qu’une partie de l’œuvre de Leroi-Gourhan. Je ne pourrai pas traiter de ses travaux passionnants sur les symboles et représentations (en particulier dans le second tome du Geste et la Parole). Je n’évoquerai ni les écoles d’ethnologie et d’histoire des techniques qui s’en sont inspirées, ni ses travaux sur les grottes ornées, ni ses méthodes qui ont largement contribué au renouvellement de la préhistoire (fouille par couches horizontales pour une analyse historique, statistique et topographique5). Bien des découvertes ont été faites depuis les années 1960 lorsque Leroi-Gourhan a publié ses principaux travaux de paléontologie anthropologique (par exemple, la découverte de Lucy et la caractérisation d’Homo habilis) mais rien qui ne semble remettre en cause l’ensemble d’intuitions théoriques que nous voulons présenter.
Enfin, nous défendons une lecture naturaliste de Leroi-Gourhan contre certaines assimilations hâtives de son évolutionnisme à une téléologie des techniques teintée de spiritualisme, même si certains passages de ses textes semblent effectivement motiver ces interprétations. Ce qui fait la singularité et l’intérêt de l’approche de Leroi-Gourhan est que par la naturalisation assumée du phénomène technique, il permet de saisir l’irréductible originalité du phénomène humain… et ceci sans rupture brusque avec le monde vivant !
2 - Tendances et faits techniques
Leroi-Gourhan commence sa carrière par un ensemble considérable de travaux en ethnologie. Pour le rangement des collections à l’ouverture du Musée de l’homme (1938), il entreprend de construire une classification et une terminologie permettant l’étude des techniques depuis la préhistoire jusqu’aux débuts de la période industrielle. Ce travail est présenté dans les deux fascinants volumes d’Evolution et Technique (Leroi-Gourhan 1943, 1945).
Ce qui est d’abord frappant, c’est qu’une telle entreprise soit possible. En considérant les types de matières, les moyens d’action élémentaires, et les forces mobilisables, les techniques sont en nombre limité et peuvent être l’objet d’une description systématique. Trois concepts centraux sont forgés par Leroi-Gourhan pour mener à bien cette recherche scientifique en technologie : les concepts de « tendance », de « degrés du fait » et de « milieu technique ». (Leroi-Gourhan 1943, p. 325)
La tendance ne désigne pas une finalité mais le déterminisme des choix limités des modes de couplage possibles de la vie et de la matière6. Suivant les lois de la géométrie et de la mécanique rationnelle, il n’y a qu’un nombre limité de possibilités pour réaliser une fonction donnée. Il est normal que les toits soient à double pente, les haches emmanchées, les flèches équilibrées au tiers de leur longueur. Dès lors, pour des principes techniques définis, on peut construire des séries d’objets et parler de “progrès”, par exemple, du premier silex taillé aux lames finement retouchées, au couteau de cuivre, au sabre d’acier (Leroi-Gourhan 1993, p.91).7
Cependant, les tendances ne doivent pas être confondues avec les faits, c’est-à-dire les observations concrètes locales et historiques sur les objets et pratiques. Leroi-Gourhan distingue ainsi différents « degrés du fait », c’est-à-dire, pour chaque objet observé différents niveaux de description, depuis sa fonction la plus générale (qui revient à une matérialisation de la tendance), puis des déterminations de plus en plus complètes jusqu’à la désignation de l’outil d’une ethnie précise à un moment donné de son histoire. Les tendances ne sont donc que des principes abstraits dont la réalisation concrète est perturbée par de multiples conditions externes et internes. Le milieu externe comprend l’environnement physique aussi bien qu’ethnique. Les contacts interethniques (déplacement d’hommes, d’objets, de pratiques) peuvent faciliter l’arrivée de nouvelles techniques. Mais surtout, chaque ethnie se caractérise par un milieu technique qui détermine les changements qu’elle peut accueillir. L’adoption d’une technique nouvelle, soit par invention interne, soit par réception lors de contacts avec d’autres ethnies, dépend de la capacité de ce milieu technique à reproduire cette innovation. De ce point de vue, « …entre l’invention autonome et l’emprunt pur et simple au voisin, l’écart n’est pas considérable (l’un et l’autre aboutissant à la création du même milieu technique), […] en d’autre termes on n’invente le rouet ou on ne l’emprunte que si l’on est en état de l’utiliser… » (Leroi-Gourhan 1943, p.320) Mais inversement, il ne faut pas faire dire aux faits une filiation ou une origine sans prendre en compte l’existence de tendances universelles qui produisent des inventions techniques semblables de façon indépendante dans des ethnies différentes, séparées dans l’espace ou le temps.
« …la recherche d’une amélioration du lancer est de l’ordre des tendances techniques les plus naturelles, sa réalisation simultanée sur plusieurs points du globe ou sa diffusion à partir d’un foyer unique sont de l’ordre des faits qui ne souffrent qu’une démonstration : la mise en séries géographiques et chronologique concordantes d’un certain nombre de propulseurs. » Leroi-Gourhan (1945, p.62).
Une des premières difficultés des travaux d’ethnologie est donc de démêler dans l’histoire des ethnies ce qui tient à la diffusion de techniques ou pratiques, et ce qui tient à des inventions convergentes indépendantes (Leroi-Gourhan 1945, p.95)8.
3 - Paléontologie fonctionnelle
Quand Leroi-Gourhan retourne vers la biologie pour suivre l’évolution des structures mécaniques du squelette des vertébrés, il reprend une même logique. Les conformations corporelles de chaque espèce sont considérées comme des dispositifs techniques destinés à assurer la survie de l’organisme par des fonctions comme l’acquisition de nourriture, le déplacement ou la défense contre les prédateurs9. La stéréotypie d’une structure anatomique, sa constance ou sa répartition parmi les espèces n’est pas seulement déterminée par l’hérédité dans la phylogénie. Elle s’explique surtout comme le produit des contraintes du couplage de la vie et de la matière dans une fonction déterminée. Comme les tendances, ces stéréotypes sont connaissables théoriquement et peuvent être décrits indépendamment de considérations phylogénétiques factuelles sur la filiation des espèces. C’est ce que montrent les cas de convergence, tant dans les différents phylums du monde vivant, que dans l’histoire des techniques de différentes ethnies.
“… on démontre en traînant dans l’eau une masse plastique, qu’un solide quelconque en déplacement dans l’élément liquide prend forcément un aspect fusiforme particulier et que le thon, l’ichtyosaure, la baleine et le bateau ne pouvaient pas avoir d’autre plan général que celui qu’impose la physique.” (Leroi-Gourhan, 1945, p. 337)
De même, le principe technique général d’un mécanisme de préhension comme la main se retrouve au cours de l’évolution dans les lignées les plus diverses, aussi bien pour le membre antérieur de rongeurs ou de primates, que pour les membres postérieurs des oiseaux.
“ Le cas des oiseaux est précieux car il montre que la possibilité d’intervention de la “main”, non seulement n’est pas liée à des groupes zoologiques étroits qui conduiraient directement du cœlacanthe à l’homme par les singes, mais qu’elle est même, dans une certaine mesure, indépendante d’un territoire anatomique déterminé.” (Leroi-Gourhan, 1964, t.1, p. 52)
Cette paléontologie fonctionnelle permet de rendre compte des directions évolutives possibles pour une espèce donnée (Leroi-Gourhan 1993, p.31). De même que le milieu technique d’une ethnie ne sélectionne que certains changements possibles, la situation fonctionnelle de l’espèce n’offre que certaines directions dans lesquelles peut s’appliquer la pression sélective. Il y a une avance de la situation fonctionnelle sur les évolutions qu’elle suscite. Leroi-Gourhan ne détaille pas les mécanismes biologiques de variation et sélection qui modifient la mémoire génétique. Ici, nous nous tiendrons dans la perspective « darwiniste » qu’il revendiquait par ailleurs (Leroi-Gourhan 1982, p.18).
Si l’on s’intéresse au développement du système nerveux, on observe une même logique. La structure générale de l’organisme détermine les types d’actions possibles sur le monde. C’est seulement ensuite que cette situation fonctionnelle sélectionne une évolution du cerveau capable de diriger au mieux ces actions disponibles.10 Il y a une avance de la situation fonctionnelle sur le développement du système de contrôle et de combinaison des chaînes opératoires qu’elle permet.11
“ L’enrichissement progressif du système nerveux est un fait d’évolution du même ordre que le perfectionnement des commandes automatiques des machines par rapport à l’évolution des organes mécaniques.” (Leroi-Gourhan 1983, p. 29)
Dans la série des mammifères, on voit se développer la diversité des opérations accessibles. Elle est déjà très grande chez les carnassiers et les primates, et dans le phylum des hominidés, elle va encore progressivement augmenter. Le développement cortical matérialisera alors l’augmentation nécessaire de la capacité à compliquer les relations entre perception et action en des chaînes opératoires complexes. Les capacités de penser dépendent strictement du pouvoir d’agir. Il n’y a pas d’avantage intrinsèque à plus d’intelligence s’il n’y a pas d’abord plus de possibilités techniques d’action sur le milieu.
4 - La question de l’hominisation
Une explication générale du développement du système nerveux n’est pas en tant que telle une explication de l’hominisation. Nous devons encore expliquer comment cela est lié à l’émergence d’une expérience humaine faite de capacités de mémoire, d’anticipation et de langage. Il ne s’agit pas tant d’établir les filiations factuelles entre espèces, que de proposer une intelligibilité des tendances qui expliquent l’évolution humaine12. Pour cela, Leroi-Gourhan assume et résout le paradoxe d’un déterminisme biologique des techniques qui puisse rendre compte in fine d’une libération par rapport à ce déterminisme.
Il détaille tout d’abord l’enchaînement particulier de tendances qui dans le buisson de l’évolution explique la succession paléontologique des types fonctionnels qui mène aux premiers hominidés (Leroi-Gourhan 1993, p.36). Disons, très rapidement, que la tendance à la mobilité des animaux conduit à un type fonctionnel à symétrie bilatérale ; type fondamental qui lui-même définit une tendance au développement du champ antérieur consacré aux relations avec l’environnement, tendance qui prendra diverses formes dont celles où le champ de relation est partagé entre la face et les membres antérieurs, ce qui définira alors une tendance à la position verticale et à la libération de la main. Parmi les organismes préhenseurs, deux tendances sont encore possibles. Soit la préhension est occasionnelle, limitée à certaines positions corporelles (par exemple la position assise des rongeurs). Soit elle est constante, en particulier pendant les déplacements comme pour les Australopithèques. Cette solution propre à notre phylum est la formule d’une posture verticale qui implique deux critères corollaires : la main libre et la face courte.
“ La liberté de la main implique une activité technique différente de celle des singes et sa liberté pendant la locomotion, alliée à une face courte et sans canines offensives, commande l’utilisation des organes artificiels que sont les outils. ” (Leroi-Gourhan 1964, p.33)
D’un point de vue paléontologique, le critère général suffisant pour différencier notre phylum du reste des primates serait donc présent très tôt chez les australopithèques. Parmi eux, Leroi-Gourhan appelle Zinjanthropes (Zinjanthropus boisei, maintenant Paranthropus boisei) les premiers hominidés connus entourés de quelques outils très simples il y a plus de deux millions d’années (aujourd’hui on attribue plutôt les premiers outils à Homo habilis). Il est alors choquant de constater que ces êtres, dont la posture générale est si proche de la nôtre, soient dotés d’un cerveau si petit.
« »Aucun fossile relativement proche de nous ne laisse ce sentiment d’étrangeté, presque de gêne ou de discordance, aucun ne donne l’impression d’un homme inhumanisé plus que celle d’un singe qui s’humaniserait. Cette gêne vient de ce que les Australanthropes sont en réalité moins des hommes à face de singe que des hommes à boîte cérébrale défiant l’humanité. Nous étions préparés à tout admettre sauf d’avoir débuté par les pieds." (Leroi-Gourhan 1964, p. 97)
Un long parcours évolutif reste à faire pour atteindre les Néanthropes dont nous faisons partie. En l’absence de traces directes d’une intelligence créatrice dotée d’un langage, on ne peut suivre que la transformation des traces matérielles des techniques de couplage entre le vivant et son environnement. Pour évaluer cette lente évolution, Leroi-Gourhan propose de mesurer, pour chaque industrie lithique, le nombre de types d’outils différents, et la longueur de tranchant obtenue par kilo de silex.
Si l’on met en regard ces courbes avec celle du volume de la capacité cérébrale, on est frappé par deux constatations. (1) Tout d’abord, l’extrême lenteur de l’évolution de l’industrie lithique. Progrès technique et évolution biologique du cerveau avancent alors d’un même pas, en “ ... parallèle rigoureux avec l’évolution des hommes eux-mêmes, ce qui confère un caractère singulièrement biologique à la préhistoire des objets tranchants.” (Leroi-Gourhan 1964, p.191). (2) Puis, avec les Néanthropes (Sapiens), il y a une telle accélération de l’évolution technique qu’elle semble devenir complètement indépendante de nouvelles transformations biologiques : “... passage d’une évolution culturelle encore dominée par les rythmes biologiques à une évolution culturelle dominée par les phénomènes sociaux.” (Leroi-Gourhan 1964, p. 200). Pourtant, au long de cette évolution, on n’observe pas de solution de continuité et la formule générale des hominidés ne change pas beaucoup. On observe seulement l’allégement de la structure osseuse du crâne et son remplissage par un cerveau de plus en plus important.
Deux options explicatives paraissent possibles pour rendre compte de la lente évolution biologique qui prépare puis réalise la libération des Néanthropes.
Classiquement on pose que le développement du système nerveux central est le facteur explicatif, et l’on part donc de formes d’intelligence et de cultures animales primitives pour rendre compte ensuite de l’origine de nos facultés cognitives et de nos systèmes sociotechniques (Tomasello et al. 2005). Cela suppose un scénario évolutif dans lequel les facultés d’apprentissage et de transmission sociale chez les premiers hominidés seraient porteuses d’une tendance vers leur complexification. Les variations héréditaires cérébrales qui iraient dans le sens d’une augmentation des facultés cognitives représenteraient par elles-mêmes un avantage adaptatif. Un système technique de plus en plus complexe suivrait l’augmentation de ces compétences.
Pour Leroi-Gourhan ces approches « cérébralistes », que l’on retrouve dans le mythe d’un ancêtre singe de l’homme, ne correspondent pas aux faits et sont incapables de rendre compte de la spécificité de l’évolution humaine. Il faut plutôt reconnaitre que l’avance de la technique qui s’observe dans l’ensemble du monde vivant se retrouve encore ici. Il y a une avance de la structure anatomique générale qui définit les conditions de vie concrète des organismes, sur les variations corticales qui prendront en charge les nouvelles possibilités qu’offrent ces conditions. Le développement du système nerveux ne peut représenter un avantage adaptatif que dans le cercle limité d’un répertoire d’actions possibles.
Au départ de l’hominisation, l’outil serait un fait biologique qui découle de la station verticale et de la libération de la main. Il serait, comme n’importe quel autre organe, un produit obligatoire de l’ontogenèse zoologique, systématiquement produit, dans les conditions normales, indépendamment et avant que se rencontre la situation de son utilisation. Les premières formes d’outillage seraient comme « exsudées » par l’organisme et ne pourraient donc subir d’évolution plus rapide que celle de leurs déterminants héréditaires13. La constance de leurs formes au long de centaines de millénaires en serait la preuve.
Or, la présence d’outils signifie une situation fonctionnelle pour l’espèce dans laquelle des chaines opératoires plus complexes sont possibles. Cette complexité définit des conditions de sélection d’un développement du cerveau apte à coordonner les comportements dans ce nouvel espace de possibles. Evolution qui en retour permet la production de techniques plus riches… qui elles-mêmes susciteront de nouveaux développements du cerveau. Ce processus conduit à un déploiement progressif de "l’éventail cortical", c’est-à-dire un fort développement des aires associatives pour le contrôle des actions et de leur succession en des chaînes opératoires complexes.
Pour qu’un tel couplage entre outil et évolution cérébrale puisse fonctionner, il faut admettre un déterminisme biologique des premiers outils. Et ce serait précisément la différence essentielle avec ce que font certains singes. Depuis l’époque de Leroi-Gourhan l’expérience des primatologues s’est enrichie. L’outil peut être déjà là pour le petit du singe. On observe, par exemple, dans la nature la façon dont se diffusent, de façon différenciée suivant les populations, des techniques pour casser des noix avec un percuteur (Wrangham et al. 2005). Cependant, si l’on suit la logique de Leroi-Gourhan, ces prémisses de transmission culturelle restent limités, contenu dans un répertoire d’actions accessibles pour l’espèce. Même s’ils témoignent de capacités cognitives et sociales remarquables, ces nouveaux comportements ne portent pas de directions évolutives biologiques. Ils n’imposent pas une pression de sélection constante sur les autres caractères de l’espèce puisque justement ils s’adaptent au gré des circonstances. Quand des chimpanzés fabriquent une perche en emmanchant des bâtons pour attraper un régime de banane, ils ne font que répondre à un problème du moment en fonction des données présentes dans leur environnement14. Les inventions du singe ne déterminent pas une tendance évolutive parce que le singe n’a pas à s’adapter à des outils déjà là. L’outil humain est l’occasion d’un problème pour les ancêtres de l’homme alors que la perche du singe est une réponse à une situation conjoncturelle. Ainsi, paradoxalement, c’est parce que l’outil humain n’est pas d’abord le produit de l’intelligence mais l’intelligence le produit de l’outil, que se justifie une évolution biologique du cerveau.
5 - Le problème de l’extériorisation de la mémoire
Comment dès lors rendre compte de l’apparition d’une mémoire sociale susceptible d’enregistrer les innovations techniques beaucoup plus rapidement que la mémoire de l’hérédité ? Deux options explicatives sont encore possibles.
Soit cette apparition serait la conséquence secondaire d’une évolution corticale qui aurait dépassé un mystérieux seuil lors de l’apparition des Néanthropes.
Soit la mémoire sociale serait le produit d’un processus d’extériorisation spécifique des techniques humaines.
Certaines formulations de Leroi-Gourhan peuvent se lire suivant la première option15. Comme le relève Bernard Stiegler, ce serait un recul important (Stiegler 1994). Il n’y aurait plus de vraie co-évolution, plus de co-invention de l’homme et de la technique. L’humanité au sens moderne apparaitrait d’un coup avec le Néanthrope, par l’événement inexplicable d’une mutation. Bernard Stiegler propose donc plutôt d’accorder le statut de mémoire externe dès les premiers outils avec le Zinjanthrope, mais cela revient à admettre dès ce stade une autonomie de l’histoire et de la différentiation technique16. Il nous semble cependant qu’une autre lecture de Leroi-Gourhan est possible, sans la soudaineté d’une apparition de l’homme, ni au niveau du Zinjanthrope, ni au niveau du Néanthrope, mais plutôt par une progressivité du détachement de la mémoire technique sociale. Ce serait plus cohérent avec son projet général d’expliquer l’évolution humaine par un jeu de tendances définies. Entre l’événement incompréhensible d’un "accident" du hasard, et une "mystérieuse prédestination", il y aurait une troisième voie, une paradoxale “solution humaine du problème de l’homme.” (1964, p.135). Sachant qu’il y a « humanité » dès que la station verticale est établie, il s’agit de maintenir le principe d’une avance de la technique sur le développement cortical pour comprendre par "...quelles voies matérielles s’est lentement construit le système qui assure à la société la conservation permanente des produits de la pensée individuelle et collective." (Leroi-Gourhan 1964, p.261), c’est-à-dire, rendre compte de“ La substitution progressive de la mémoire sociale au dispositif biologique de l’instinct...” (Leroi-Gourhan 1964, p.35).
6 - Une solution humaine au problème de l’homme
Les outils présents autour des hominidés il y a plus de deux millions d’années posent un défi à notre raison humaine contemporaine. L’outillage ultra simple du Zinjanthrope (Pebble-culture) est le produit d’un geste unique, le choc perpendiculaire entre deux silex. Nul progrès rapide, nulle différenciation des techniques. Cependant, cela n’interdit pas de conjecturer que, déjà à ce stade, les variations fortuites ou inventées d’une technique externe puissent entraîner leur propre reproduction.
Leroi-Gourhan admettait l’existence de capacités d’apprentissage individuel des savoir-faire dès les organismes les plus simples. Il y a une intelligence technique chez tous les organismes préhenseurs (perception des formes à saisir et utiliser, maitrise et combinaison d’action dans des chaines opératoires). Leroi-Gourhan décrit « l’instinct » dans le monde animal, non pas comme un comportement inscrit dans le système neuronal, mais comme le résultat déterminé d’un couplage « au carrefour de ses moyens spécifiques et des causes extérieures de leur déploiement dans les chaînes opératoires.” (Leroi-Gourhan 1965, p.12)
Comme dans la cognition située, la résolution d’un problème correspond à la transformation de l’environnement, transformation à laquelle participe autant l’agent que le milieu matériel initial (Gallagher 2009, Hutchins 1995, Clark, 1997)17. Une forme de mémoire des comportements appris devait donc exister dans les premières sociétés d’hominidés. Ces populations devaient déjà pouvoir transmettre des nouveautés comportementales suivant des "traditions" différentes. Pourtant Leroi-Gourhan ne propose pas d’expliquer la libération de l’histoire humaine relativement à son support biologique comme effet d’une organisation sociale des premiers anthropiens. Le jeu des ajustements comportementaux ne permet qu’un choix parmi des actions déjà possibles, et non pas un enrichissement du champ de ces possibles qui reste limité par les techniques disponibles. Ce qui bloque au départ une mémoire sociale autonome, ce ne serait pas les capacités d’apprentissage de l’usage des techniques, mais l’absence des conditions concrètes de la reproduction de nouvelles techniques. Un nouvel outil enrichit la gamme des opérations possibles, mais rien n’assure qu’elle contienne justement les opérations de fabrication de cette nouveauté (rien n’assure que l’outil nouveau puisse participer récursivement à sa propre reproduction).
Cependant, avec l’outil amovible des premiers anthropiens, il y a déjà une nouveauté radicale par rapport aux organes attachés à l’organisme. Par son extériorité et sa permanence matérielle, il permet des échanges intergénérationnels. L’outil est déjà là dans l’environnement. En le saisissant, l’individu reçoit de l’extérieur un nouveau pouvoir d’agir qu’il n’a pas forcément produit lui-même. Le couplage entre les savoir-faire de l’organisme et son environnement se déroule maintenant dans un milieu constitué d’outils amovibles, inscriptions matérielles échangeables, dépassant la vie individuelle. Cette situation nouvelle porte une tendance vers une mémoire externe.
Avec les Archanthropes (Homo erectus), il y a essentiellement une seconde série de gestes consistant en des frappes tangentielles. Elle aboutit à la fabrication des fameux bifaces. La complexification progressive de l’outillage se réalise dans un contexte où l’activité liée à la présence d’outil peut être en partie dédiée à la fabrication d’autres outils18. La reproduction d’un outil peut mobiliser une transmission sociale intergénérationnelle des techniques. La transmission externe des outils pouvant être donnés et reçus définit un milieu technique plus riche. Cependant, la transformation du milieu technique par apprentissage d’outils nouveaux reste contenue dans le champ des situations de fabrication possibles. La simple transmission d’une innovation n’entraîne pas sa reproduction. Il n’y a pas encore d’autonomie d’une histoire technique externe, mais toujours seulement un déplacement dans un champ de possibles fixé19.
Avec les paléanthropes (Neandertal), le milieu technique se complexifie encore. Les opérations de tailles comprennent plusieurs étapes, marquées par des changements d’outils et d’opérations (dégrossissage et mise en forme, débitage productif, réaménagement, poursuite du débitage...) (Pellegrin 1990). Les outils sont successivement saisis et lâchés, façonnés et utilisés. On peut parler de syntaxe technique dans la mesure où la fabrication des outils procède par des séquences ordonnées d’opérations, et qu’un arrangement différent donnerait d’autres produits.
“ La technique est à la fois geste et outil, organisés en chaîne par une véritable syntaxe qui donne aux séries opératoires à la fois leur fixité et leur souplesse.” Technique et langage, p. 164. “ La syntaxe opératoire est proposée par la mémoire et naît entre le cerveau et le milieu matériel.” (Leroi-Gourhan 1964, p.164)
Dès lors que les conditions de la fabrication des techniques deviennent récursivement elles-mêmes des techniques externes transmissibles, le champ des possibles s’enrichit de façon considérable. Il y a véritable mémoire externe quand l’introduction d’une nouvelle technique peut être la cause, directe ou indirecte, de sa propre reproduction. L’extériorisation rend possible un déploiement spatial de la syntaxe des chaînes opératoires qui permet à son tour un processus de reproduction externe de ces conditions d’apprentissage. L’extériorisation de l’outil amovible se dédouble donc en une extériorisation des conditions de sa reproduction.
La création de nouveaux outils et situations de couplage n’est plus le produit d’une variation héréditaire, mais résulte d’une modification par les organismes de leur environnement technique. Les capacités de reproduction de cette mémoire sociale participent à la définition de la situation fonctionnelle de l’espèce. Dans le jeu de miroir entre cortex et silex se répondent maintenant deux mémoires, génétique et sociotechnique. Dans la mesure où les possibilités de reproduction externe restent limitées, cette situation peut encore susciter une évolution biologique.
L’extrême lenteur de la mise en place d’une mémoire sociale indépendante du déterminisme biologique s’explique ainsi parce qu’il faut attendre – des centaines de milliers d’années – une complexification suffisante des techniques spécifiques de la reproduction des outils pour qu’elles puissent progressivement prendre en charge une diversité de plus en plus grande de nouveautés possibles.
Dans une dernière phase, Néanthropes (Sapiens), le mouvement amorcé s’accélère encore. Il n’y a plus ni le temps, ni l’utilité, d’un effet sélectif du milieu technique sur la mémoire biologique. Plus le temps, puisque l’enregistrement des variations techniques dans la mémoire sociale est infiniment plus rapide que celui de l’évolution qui devrait attendre les mutations pertinentes de la mémoire génétique20. Plus d’utilité, puisque la création et la fixation d’innovations peut se réaliser directement suivant leur succès dans cette mémoire sociale, même si elles sont inutiles du point de vue de l’espèce. La dynamique d’évolution et de différenciation des productions humaines en est profondément changée. Comme les espèces se séparent en une diversité de phylums suivant leurs histoires inscrites dans la mémoire génétique, les populations humaines vont se diversifier en différentes ethnies suivant leurs histoires inscrites dans la mémoire sociale.21
Cette explication de l’hominisation comme produit d’une tendance à l’extériorisation de la mémoire sociale permet une approche originale de l’évolution des capacités cognitives.
7 - Visée et Anticipation
Dès les premiers stades de l’hominisation Leroi-Gourhan admet que la fabrication des outils suppose une forme de conscience technique avec des capacités de prévision et d’anticipation22, capacités qui vont en se renforçant progressivement, puisque pour la fabrication d’outils comme le biface, il y a clairement visée d’un stéréotype en dépit des variations infinies des formes de départ. Or, comme on l’a vu, Leroi-Gourhan maintient en même temps qu’à ce stade la technique ne peut se transformer indépendamment d’une évolution biologique.
« la technicité des premiers anthropiens] …implique un état réel de conscience technique, conscience qu’il faut pourtant se garder de juger à notre mesure car il est certainement moins périlleux de voir dans la technicité humaine un simple fait zoologique que d’appliquer au Zinjanthrope un système de pensée créatrice que démentiraient les innombrables millénaires durant lesquels son industrie reste identique à elle-même et comme liée à la forme de son crâne. » (Leroi-Gourhan 1964, p.134, souligné par moi)
Leroi-Gourhan nous demande donc de plonger dans l’étrangeté d’une conscience technique capable de certains apprentissages mais incapable d’innovation ; ayant le pouvoir de viser des archétypes à travers la diversité des situations perceptives mais dénuée de création libre ; dotée d’une forme de langage mais sans capacité symbolique… Un tel effort pour penser l’obscurité de la pensée la plus archaïque nous semble pourtant nécessaire si l’on veut saisir les « »étapes où le lien entre zoologie et sociologie se desserre progressivement« . Il s’agit d’admettre, aux commencements de l’humanité, une capacité de viser des buts sans qu’il y ait en même temps la capacité d’en découvrir de nouveaux, du moins dans le domaine des productions techniques lithiques que nous pouvons observer23. Si l’on tente d’élaborer une conception de la visée qui puisse convenir, il faut tout d’abord rejeter l’idée d’un comportement intentionnel qui pourrait être guidé par la représentation d’un modèle perçu24. Ce serait se donner déjà ce dont on doit suivre la genèse (puisque la perception d’une nouveauté ne serait pas suffisante pour engager l’apprentissage de sa fabrication). Il faut plutôt rechercher une conception de la visée dans une conscience technique directement ancrée dans le monde vivant.
La stabilité et la constance des formes des espèces a autrefois conduit les biologistes à mobiliser l’idée de cause finale qui, comme par une causalité intentionnelle, dirigerait les processus de l’ontogenèse. Ce faisant on projetait dans l’explication biologique le schéma de la production intentionnelle de l’artisan. Il est maintenant largement admis qu’une causalité complexe régulée par la mémoire génétique, devrait suffire à rendre compte de cette finalité apparente. Si, pour la fabrication des premiers outils, on résiste à reconnaître un processus de même nature, c’est seulement parce que leur ontogenèse est externe : elle mobilise les organes de la perception (choix des matériaux, ajustement des gestes) et de l’action (recherche des matériaux, frappe contrôlée)25. Il est alors bien difficile de ne pas accorder à ces êtres fabricateurs d’outils la même conscience intentionnelle que nous mobiliserions pour un tel travail.
« Il n’y a guère de raisons d’établir une discrimination entre l’attitude du technicien paléanthropien et celle de n’importe quel technicien plus récent, du moins, répétons-le, sur le plan strict de l’intelligence technique,... » (Leroi-Gourhan 1964, p.146)
Si l’on suit Leroi-Gourhan dans sa recherche d’une continuité depuis la causalité biologique jusqu’à la cognition humaine pour laquelle la capacité de viser un but doit être admise, un renversement de terminologie est possible. Plutôt que de renoncer à l’idée de visée d’une forme dès lors qu’il y a une explication en termes mémoriels, on pourrait dire que la visée est dérivée d’une mémoire définie comme pouvoir de reproduction de mêmes formes dans le divers matériel. Cependant, tant que cette mémoire est génétique, même si l’on admet une forme de conscience des formes visées, celle-ci se limite à un choix dans un répertoire biologiquement fixé et limité.
Toute mémoire porte un décalage temporel, une rétention qui programme des actions futures, c’est-à-dire une anticipation. Pour Leroi-Gourhan, une caractéristique essentielle de l’outil humain est que sa production se déroule dans une situation indépendante de la situation de son utilisation, “...les opérations de fabrication préexistent à l’occasion d’usage...” (Leroi-Gourhan 1964, p.164) La production d’un outil, c’est la préparation à la situation absente et simplement possible où il sera utilisé. Leroi-Gourhan attribue par-là aux premiers hominidés une capacité d’anticipation concrète dans la fabrication de leurs outils. L’organisme prévoit sans choisir ce qu’il prévoit. De plus, c’est seulement dans la mesure où cette anticipation participe à la survie et la reproduction des organismes (et donc à la reproduction de la mémoire biologique) qu’elle est conservée. L’outil spécifié biologiquement anticipe concrètement son utilisation future comme l’organe produit dans l’embryogenèse anticipe son fonctionnement futur, comme le nid de l’oiseau anticipe l’hébergement des oisillons. L’anticipation est concrète par son déterminisme biologique et par la nature biologiquement utilitaire de la situation anticipée26. Cependant, par l’extériorisation de l’outil, il y a déjà extériorisation de l’anticipation. Avec l’apparition progressive d’une mémoire externe, de nouvelles formes peuvent être visées. Leur nombre et leur complexité se démultiplie fur et à mesure que cette mémoire s’autonomise.
Au stade des Archanthropes (Homo erectus), dès lors que des outils servent à la production d’autres outils, on a, par les premiers outils, anticipation de la situation de fabrication d’autres outils. Les opérations se succèdent dans des chaînes opératoires complexes, ce qui nécessite “au niveau de l’individu un taux élevé de prévision dans le déroulement des opérations techniques.” (Leroi-Gourhan 1964, p.137) Il y a un jeu d’anticipations enchâssées, les premières formes anticipent, à travers celles qu’elles permettront de produire, d’autres formes qui elles-mêmes seront produites en vue d’une utilisation ultérieure. Cependant, le sens des anticipations échangeables possibles reste dérivé de leur origine dans une mémoire biologique des opérations réalisables, et correspond encore à leur utilité adaptative.
« Toutefois, le comportement opératoire reste complètement plongé dans le vécu, car la projection ne peut intervenir qu’à partir du moment où les opérations sont libérées de leur adhérence matérielle et transformées en chaînes de symboles. » (Leroi-Gourhan 1965, p.21)
Cette libération n’est atteinte qu’au stade suivant. En effet, on a vu qu’avec les Paléanthropes, se développe une véritable mémoire sociale externe. L’outillage se développe comme moyen de produire des outils. C’est dans cette réflexivité qu’il acquiert un pouvoir faire immense, et en particulier le pouvoir de reproduire des innovations. La variation et la reproduction des anticipations peuvent se produire suivant leur succès dans les interactions sociales, indépendamment du caractère concret de la situation. C’est ce que Leroi-Gourhan appelle un "détachement par apport au vécu" (Leroi-Gourhan 1965, p.33). Ainsi, une mémoire externe permet l’anticipation créatrice, anticipation pleine qui n’est plus dérivée du déterminisme biologique et d’une valeur utilitaire. Leroi-Gourhan parle d’anticipations symboliques, ou d’externalisation de représentations symboliques, qui marquent le début d’une intelligence non strictement technique, c’est-à-dire possibilité de penser, de réfléchir à l’avenir, en l’absence de la situation concernée. Comme la reproduction dans la mémoire biologique spécifie la visée de formes constantes dans le comportement des êtres vivants, la reproduction dans la mémoire sociale permet de spécifier la visée de formes constantes dans le comportement technique. Les anticipations disponibles et produites sont maintenant les fruits d’une histoire sociale et sont liées au développement du langage.
8 - Développement du langage
En l’absence d’accès à des témoignages matériels on est réduit aux hypothèses. Leroi-Gourhan propose de concevoir que le langage se développe comme la technique, dans le même mouvement et suivant la même logique.27 La proximité des structures corticales impliquées résulte de leur proximité fonctionnelle.28
Aux premiers stades (Zinjanthropes puis Archanthropes), s’il y a probablement déjà des échanges de signaux sonores et gestuels, ils restent limités, comme les anticipations, à l’action dans des situations concrètes.
« ... les figures verbales, dans les mots et dans la syntaxe, sont comme l’équivalent des outils et des gestes manuels, destinés à assurer une prise efficace sur le monde de la matière et des relations,... » (Leroi-Gourhan 1965, p. 210)
Mais, suivant l’analogie entre langage et technique, de la même façon que l’outil est fabriqué et disponible indépendamment de la situation d’usage qu’il anticipe, les « formes verbales » seraient reproduites et disponibles avant leur emploi dans des situations d’action concrète. Avec la complexification des techniques et l’apparition d’une véritable syntaxe des chaines opératoires, on peut imaginer une structuration équivalente du langage, quoique toujours limité à l’expression des situations concrètes.29
« Si réellement le langage est de même source que la technique nous sommes en droit de l’imaginer lui aussi sous forme de chaînes opératoires simples et limitées à l’expression du concret, d’abord dans le déroulement immédiat de celui-ci, puis dans la conservation et la reproduction volontaire des chaînes verbales en dehors des opérations immédiates. » (Leroi-Gourhan 1964, p.166).
C’est seulement avec l’autonomisation d’une mémoire externe que peut apparaitre un langage proprement symbolique. Pour Leroi-Gourhan, la faculté de symbolisation consiste à produire une distance entre l’homme et le milieu à la fois intérieur et extérieur dans lequel il baigne "détachement qui s’exprime dans la séparation de l’outil par rapport à la main, dans celle du mot par rapport à l’objet". (Leroi-Gourhan 1965, p.33) Dès que les formes produites (outils, expressions vocales ou gestuelles) ne sont plus liées à la mémoire et l’utilité biologiques, elles ne dépendent plus que de leur reproduction dans les interactions sociales. Le langage peut s’appliquer à "des domaines dépassant la motricité technique vitale" et "assurer la transmission différée des symboles de l’action, sous forme de récits", de mémoires des traditions (Leroi-Gourhan 1964, p.165). On observe alors le développement des activités de figuration30 et des témoignages à caractère esthético-religieux comme les signes d’anticipation de la mort (sépultures) et de gout pour l’insolite (fossiles, pierrites).31
Avec le langage se développent aussi une "intellectualité réfléchie" sur le plan individuel (Leroi-Gourhan 1964, p.153). Le dispositif de la mémoire sociale, technique et langagière, permet dans une certaine mesure, une libération personnelle vis-à-vis du biologique et du social lui-même. (Leroi-Gourhan 1965, p.22) En effet, par la saisie des formes reproductibles disponibles, chaque individu peut construire pour son propre compte une mémoire particulière, dernier degré de la différenciation ethnique. La maîtrise des concepts portés par la mémoire sociale lui permet de construire ses propres anticipations32.
9 - Conclusion
Il nous semble que les perspectives ouvertes par Leroi-Gourhan dans les travaux paléo-anthropologiques que nous avons trop brièvement présentés, pourraient être porteuses de pistes de recherches originales pour les sciences cognitives, en particulier pour les démarches énactives, incarnées, situées (enactive, embodied, embedded) qui refusent de se donner d’emblée les capacités d’un système computationnel représentationnel. Prendre la technique comme anthropologiquement constitutive (Stiegler 1994) permet de proposer une explication du passage depuis les capacités de l’instinct générales dans le monde vivant (que Leroi-Gourhan pense dans les termes d’un couplage entre l’organisme et son milieu) aux capacités symboliques de création, de réflexivité et d’anticipation libre, ce que l’on associe communément à un système représentationnel interne, mais ici réalisé secondairement par la ressaisie individuelle de la mémoire sociale de symboles externes.
La « Technologie » n’est pas seulement l’objet de Leroi-Gourhan mais la méthode même qu’il suit systématiquement et que l’on peut appeler « principe des opérations concrètes », consistant à rendre compte d’abord de fonctions et propriétés du couplage entre les êtres vivants et leur environnement matériel avant d’expliquer les possibles transformations qu’elles impliquent sur les organismes (soit reprises par sélection dans la mémoire de l’hérédité, soit reprises par reproduction dans le milieu technique de la mémoire sociale, soit encore reprises par apprentissage dans le système cérébral individuel). Suivant ce principe, les formes externes reproductibles sont la condition de l’apprentissage de leur reproduction interne. Toute « représentation symbolique » qu’elle soit collective ou individuelle, suppose la mise en place d’un processus de reproduction de formes concrètes externes (outils ou symboles). Dans cette perspective, l’activité cognitive et la mémoire individuelle ne sont pas enfermées dans l’organisme mais sont constitutivement liées à des inscriptions techniques matérielles, externes (Lenay 2012).
Si l’on admet une avance de la technique, il faut prendre systématiquement en considération les répertoires d’opérations concrètes pour définir les conditions de possibilité des opérations mentales. Plutôt que d’expliquer la cognition étendue (extended cognition) comme le déploiement externe de capacités cognitives déjà là, il s’agit de comprendre comment l’environnement technique est la condition même de ces capacités. La pensée individuelle ne se fait pas dans le seul cerveau, mais avec ce cerveau tel qu’il est couplé via le reste du corps et les outils au milieu technique et social. Une telle perspective devrait aider à mesurer les transformations actuelles portées par le développement des technologies numériques de la mémoire collective33.
Dans le second tome du Geste et la parole que nous n’avons pas analysé ici, Leroi-Gourhan poursuit par l’analyse des techniques de la mémoire sociale, les systèmes d’écriture et de figuration. Il prolonge alors sa réflexion vers le futur et anticipe bien les développements de la cybernétique. Mais, par sa pensée de la technique, il nous permet d’échapper à l’idée d’une réduction des activités cognitives à un simple traitement d’information, et offre plutôt la possibilité de les comprendre comme appartenant à un dialogue entre la vie et la matière.