Plan
1) L’identification biométrique au service du développement en Afrique ?
Le numérique est symbole de modernité mais aussi de conformité avec les normes internationales. Ces dernières décennies, la majorité des techniques de recensement des populations utilisées en Afrique, sont des techniques d’enregistrement biométrique. Le passage du recensement (classique) sur papier au recensement biométrique sur support numérique (perçu comme moderne) est d’autant plus important du fait que de nombreux pays africains sont actuellement dans cette transition. La connaissance du citoyen de sa naissance à sa mort et l’ensemble des éléments qui peuvent caractériser sa vie par rapport à l’administration est l’une des problématiques clés qui a trait au fonctionnement des administrations en Afrique.
Une enquête menée par la banque mondiale auprès de 100 pays a montré que plus d’un milliard de personnes dans le monde n’ont pas de document prouvant leur identité légale, dont 45 % en Afrique1. Au mois d’avril 2018, à Abuja s’est tenu le 4e colloque annuel d’ID4Africa2, le thème était « l’harmonisation des systèmes d’identités ». Ce colloque a réuni 90 pays dont 47 États africains, le défi pour les États est de pouvoir obtenir, conserver, sécuriser et archiver les données biométriques des populations. Au vu de l’importance de celles-ci, elles ne doivent pas être altérées, transformées frauduleusement, ou utilisées sans autorisation. C’est la raison pour laquelle le développement de l’identité numérique en Afrique est un sujet ardu et complexe et constitue un tournant important pour une grande majorité des pays africains.
En marge de l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2018, le Groupe de la banque mondiale, les Nations Unies et d’autres partenaires de développement se sont réunis pour une table ronde des dirigeants africains sur l’identification numérique des populations comme étant un élément important au service du développement3. Le but était de mobiliser une action collective, et stimuler des soutiens financiers et mettre à profit l’innovation pour soutenir le programme d’action sur l’identification numérique et l’enregistrement des faits d’état civil en Afrique.
La biométrie désigne une technologie d’identification et d’authentification qui consiste à transformer une caractéristique biologique, morphologique ou comportementale en une empreinte numérique. Son objectif est d’attester l’unicité d’une personne à partir de la mesure d’une partie inchangeable ou immaîtrisable de son corps4. C’est cette dernière fonction de la biométrie qui nous intéresse ; c’est-à-dire l’identification des populations à travers leur données biométriques.
Depuis octobre 2005 les États-Unis imposent les passeports biométriques pour toute personne désirant entrer sur son territoire, et les pays européens n’ont pas tardé à s’aligner sur la position américaine en imposant à leurs tours les visas biométriques, ce qui fait qu’aujourd’hui de nombreux pays africains sont obligés5 de délivrer des passeports biométriques pour permettre à leurs ressortissants de pouvoir voyager en occident. Il serait intéressant aussi d’étudier de plus près cette imposition des normes d’identité biométrique, aux populations africaines, qui déjà peinent à avoir accès aux services de bases.
Suite aux attentats du 11 septembre 2001, ce système a été présenté par les États-Unis comme un système scientifiquement fiable de surveillance et de filtrage des personnes. En 2002, avec l’ Enhanced Borders and Visa Entry Reform Act6, la biométrie fut adoptée comme étant un élément essentiel du dispositif de protection des frontières, de la lutte contre le terrorisme et du filtrage des entrées sur le territoire américain. Cette loi a permis deux ans plus tard la mise en place d’une base de données appelée USVisit. Celle-ci combine les caractéristiques du passeport avec des données biométriques des voyageurs à destination des Etats-Unis, c’est dans la même logique que le Program Visa Biometric qui est venu s’imposer aux ressortissants des pays qui sont soumis à un visa d’entrée aux Etats-Unis. Il faut signaler que les Etats-Unis ont par conséquent mis en place les bases de la globalisation de la biométrie, non pas à partir de leurs propres citoyens mais, en imposant aux autres voyageurs des passeports équipés de la technologie biométrique.
Ces passeports biométriques jugés infalsifiables par ses défenseurs, donnent des opportunités d’affaires très lucratives aux entreprises de technologie biométrique spécialisées dans le stockage de données biométriques. Si l’on en croit le cabinet américain International Biometric Group (IBG)7, les recensements des populations en vue de la fabrication de pièce d’identité biométrique (passeport, pièce d’identité permis de conduire etc.) va permettre une croissance importante de l’activité de l’identité numérique. L’organisation américaine Population Reference Bureau (PRB), indique que le continent africain va connaitre une croissance démographique très importante avec l’émergence de nouvelle puissance démographique. Le Nigeria sera le quatrième pays le plus peuplé au monde avec près de 400 millions d’habitants8, cette croissance démographique du continent favorisera le marché de l’identité numérique.
La banque mondiale pense que l’utilisation « responsable » de ces technologies d’identifications biométriques, peuvent à long terme procurer des avantages aux populations, comme : l’amélioration de la gouvernance, et un meilleur accès des pauvres aux services d’éducation et aux programmes de protection sociale, mais en réalité comment mesurer réellement l’apport de ces technologies pour les populations ?
2) Moderniser, sécuriser et démocratiser l’accès aux états civils
Depuis près d’une décennie la majorité des pays africains se sont tourné vers la technologie biométrique pour réfectionner et moderniser leurs états civil, mais aussi pour sécuriser les frontières. Cette volonté de modernisation de l’administration à travers les recensements biométriques a boosté le marché de la biométrie, mais un autre fait important à signaler est que le continent africain est devenu « le laboratoire des nouvelles technologies de l’identification9 ». Ainsi d’après Kristalina Georgieva : « La moitié du milliard de personnes « invisibles », c’est-à-dire sans identité officielle, se trouve en Afrique. Si on n’a pas d’identité, cela signifie qu’on n’a pas accès aux services de santé et d’éducation ni à d’autres services essentiels, Nous devons travailler de concert pour créer des systèmes d’identification numérique fiables et ne faisant pas d’exclus, à même de débloquer des opportunités économiques pour les personnes les plus vulnérables10 ».
Les sociétés de technologie d’identification biométrique, ont donc mis le cap sur le continent africain pour décrocher des contrats. La croissance démographique, l’imposition des passeports biométrique, mais aussi la méfiance des populations européennes vis-à-vis du fichage et stockage de données personnelles, la lutte contre le terrorisme et la sécurisation des frontières sont autant de facteurs favorisant ce marché en Afrique.
En 2008, la société Zetes a décroché en Côte d’Ivoire un contrat de production de passeports biométriques. Ce contrat de type de BO(T)11. Le modèle BO(T), est l’un des principaux modèles implémentés par Zetes dans les projets gouvernementaux12 portant sur la délivrance de documents d’identité et de voyage. Dans ce type de configuration, les pouvoirs publics concèdent la production et/ou personnalisation de ces documents électroniques à Zetes pour 5 ou 10 années, voire plus. En conséquence, Zetes procède aux investissements nécessaires pour installer une infrastructure sur place, créer de l’emploi local et transférer son savoir-faire. Ce contrat a été estimé à près de 60 millions d’euros, pour une durée de quinze ans et qui va permettre à Zetes de se rémunérer sur la commercialisation de sa production.
Quant à la Mauritanie c’est avec le groupe IDEMIA13 (ex Safran-Morpho) qu’un contrat a été signé pour un montant de près de 18 millions d’euros pour la mise en œuvre du programme de production et sécurisation des documents nationaux d’identification.
Aujourd’hui les objectifs des recensements en Afrique, sont nombreux : le renforcement du pouvoir de l’État, la sécurisation des frontières, la lutte contre le terrorisme, des processus électoraux de plus en plus fiables, le e-gouvernement. Tous ces facteurs cités entrent dans le domaine du contrôle que les pouvoirs publics peuvent exercer sur les populations.
Quand un État décide de recenser sa population, il est évident que l’identification des citoyens est inhérente à cette pratique. Et cette identification est aujourd’hui au cœur d’une autre question : celle de l’identité nationale en Mauritanie, mais aussi d’autres pays d’Afrique qui sont multi-ethniques et multiraciaux, « Les recherches sur l’identification des personnes sont désormais devenues un objet autonome des sciences sociales, en particulier de l’histoire, comme l’atteste le nombre croissant d’études dont il constitue désormais le sujet central14 »
Igor Martinache nous explique que cet intérêt est dû au fait que : « C’est sans doute que cette opération constitue d’une certaine manière l’essence même du travail des sciences sociales, pris en tension entre la reconnaissance de la singularité de chaque individu (indentification) et la possibilité de le relier à une ou plusieurs catégories d’appartenance (classification)15 ».
Le but de notre recherche est d’essayer de mettre la lumière à la fois sur les enjeux de l’identification biométrique et de ses évolutions mais surtout des objectifs assignés à cet objet par les gouvernements ; car l’État identifie pour connaître et reconnaître : connaître la personne et la reconnaître comme étant un citoyen et les droits et devoirs attachés à ce statut. Mais il peut aussi identifier pour surveiller et contrôler, c’est-à-dire surveiller aussi pour discriminer c’est-à-dire surveiller systématiquement les faits et gestes d’une communauté donnée et contrôler ses déplacements.
L’État peut également identifier pour stigmatiser et réprimer ; les exemples sont nombreux dans ce domaine, surtout dans les pays où la confession ou l’ethnie sont mentionnées sur la pièce d’identité (par exemple : le génocide des Tutsi au Rwanda). Comme nous l’avons dit précédemment, depuis quelques années, beaucoup d’acteurs publics et privés essayent et arrivent à imposer la « biométrisation » des papiers d’état civil. La biométrie est présentée comme étant le moyen le plus fiable pour assurer l’identité des individus. Cette technologie, rappelons-le, repose sur la collecte des données biométriques des personnes (iris, empreinte digitale, ADN etc), et est présentée, depuis les attentats du 11 septembre comme étant la solution à l’insécurité transfrontalière grandissante.
Ces nouvelles techniques d’identification se basent sur les parties inchangeables du corps humains (comme l’empreinte digitale), et fonctionnent en associant celles-ci à un code numérique. Autrement dit, on collecte des caractéristiques du corps humain qui seront associées à un code numérique qui par la suite, à l’aide de certains équipements sophistiqués permettent de vérifier l’identité de la personne, lors d’un contrôle à un poste de frontière par exemple. Mais il est important de signaler que la biométrie n’est pas une nouveauté ; c’est surtout l’utilisation qui en est faite aujourd’hui, et son coût qui suscitent beaucoup d’interrogations.
Le champ d’application de la biométrie couvre potentiellement tous les domaines de la sécurité où il est nécessaire de connaître l’identité des personnes. Aujourd’hui, les principales applications sont la production de titres d’identité, le contrôle d’accès à des sites sensibles, le contrôle des frontières, l’accès aux réseaux, systèmes d’information, stations de travail et PC, le paiement électronique, la signature électronique et même le chiffrement de données. Cette liste n’est pas exhaustive.
Part de marché de la biométrie par type d’application16
Sur le continent africain, le manque de transparence des coûts des contrats signés avec les
entreprises de biométrie pose le problème de la corruption, les informations sur les appels d’offres n’apparaissent pas publiquement et les marchés de gré à gré en Afrique sont très répandus. Un régime corrompu peut, malgré une procédure d’appel d’offres, augmenter le budget ou diminuer les exigences, mais aussi empêcher la presse d’enquêter sur les contrats, ce qui fait qu’un grand nombre des montants de ces contrats restent inconnus, cette situation ne fait que renforcer les soupçons de corruption.
3) La littérature scientifique sur sujet de la biométrie
Plusieurs publications académiques pertinentes traitent du sujet. Parmi celles-ci, nous pouvons évoquer :
- L’identification biométrique, champs, acteurs, enjeux et controverses sous la direction de Ayse Ceyhan et Pierre Piazza. Cet ouvrage rassemble de nombreuses contributions de chercheurs issus de disciplines et de pays différents. C’est un ouvrage qui nous intéresse dans le sens où il tente de cerner tous les aspects du sujet de la biométrie, en réunissant des acteurs académiques de discipline diverses et variées, mais surtout en proposant une ouverture sur le continent africain, avec Keith Breckenridge (Chapitre 10 « capitaliser sur les pauvres : les enjeux de l’adoption de services financiers biométrique au Nigeria p178 à 193 »).
- Du papier à la biométrie, identifier les individus, sous la direction de Xavier Crettiez et Pierre Piazza, est un ouvrage intéressant, puisqu’il retrace historiquement le rôle joué par les Etats dans l’amélioration de l’identification des individus, et q’il met en lumière les fins administratives et politiques de ces Etats. Le chapitre 5 (p 98 à 115) de Alexis SPIRE « logique de police et droit de séjour des etrangers 1945-1975 », est un chapitre qui a particulièrement retenu notre attention, car la logique de police qu’il évoque concerne l’exercice du pouvoir de l’Etat sur les étrangers vivant sur son territoire.
- Biometric State The Global Politics of Identification and Surveillance in South Africa, 1850 to the Present. Dans ce livre novateur Keith Breckenridge traite de l’histoire de l’identification biométrique en Afrique du sud. Il décrit comment la technologie biométrique s’est développée rapidement en Afrique, et examine également les effets politiques des systèmes d’enregistrement biométrique, révélant leurs conséquences pour le fonctionnement fondamental des institutions de la démocratie et de l’autoritarisme. A ce jour c’est l’unique livre qui traite de la biométrie en ayant comme terrain de recherche le continent africain et principalement l’Afrique du sud.
L’une des études existante qui s’approche le plus de notre sujet de recherche est sans doute le projet ANR « PIAF » qui a débuté en 2016 sur la vie politique et sociale des papiers d’identification en Afrique, coordonné par Richard Banégas et Sevrine Awenego Dalberto. C’est un projet qui regroupe une quinzaine de chercheurs travaillant dans douze pays d’Afrique (Afrique du Sud, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Kenya, Mali, Mauritanie, Nigeria, Ouganda, Rwanda, Sénégal, Tchad), qui étudient « la Gouvernementalité des papiers17 ». L’idée principale est d’étudier la problématique de la citoyenneté, en questionnant la relation que les citoyens entretiennent avec les « papiers » et par la même occasion faire une observation des pratiques d’inclusion et d’exclusion qui peuvent résulter de l’utilisation des dispositifs d’identifications.
Comme nous l’avons dit précédemment, la biométrie est de plus en plus étudiée, et malgré ce regain d’intérêt, très peu d’études sur la biométrie sont consacrées au continent africain, sans avoir la prétention de vouloir palier à ce manque, nous souhaiterions apporter notre modeste contribution, en consacrant notre sujet de thèse à la Mauritanie et à la Côte d’Ivoire.
4) La logique de distinction et d’exclusion dans la mise en place de l’identité numérique
Nous voudrions inscrire notre démarche dans la continuité des travaux existants, en évoquant le volet d’exclusion qui peut exister dans le processus d’identification biométrique des populations, en s’intéressant aux « entrepreneurs d’identité », qui, au sein de l’appareil étatique, décident de qui sont les nationaux et qui ne le sont pas.
Ce pouvoir de designer de façon arbitraire de qui fait partie de la de la sphère nationale ou pas, peut être vue comme étant un processus de destruction de l’identité citoyenne, « la destruction de l’identité citoyenne survient lorsque des personnes sont exclues de l’exercice commun des droits et de la participation démocratique ; c’est-à-dire lorsque les règles de l’État de droit ne s’appliquent plus à un groupe qu’on écarte de la participation à la vie moderne18 ».
Les travaux convergent pour souligner le rôle que jouent les États dans la construction identitaire, Ils montrent également que les identités individuelles ou collectives résultent d’un processus d’identification, qui est aux prises des acteurs ; les uns disposent du pouvoir de nommer, les autres de catégoriser (donc de mettre à part, d’exclure) et de fixer les éléments considérés par les détenteurs du pouvoir comme étant « essentiels » dans l’identité d’une personne, en valorisant certaines caractéristiques au détriment des autres.
Nous avons choisi deux pays dans lesquelles des sociétés de technologie biométrique ont mené des opérations de recensement des populations. L’intérêt de cette comparaison découle du fait que nous avons un État (la Mauritanie) à cheval entre l’Afrique dite « blanche » et l’Afrique « noire ». C’est un pays que l’on dit à la fois arabe et africain, avec une diversité ethnique souvent source de tensions, et un tragique passé de conflits ethniques. De l’autre côté, nous avons choisi la Côte d’Ivoire, un pays de l’Afrique de l’ouest, qui est à la fois est une mosaïque ethnique et religieuse, et qui, lui aussi, a été jalonné par des conflits ethniques, religieux, et raciaux.
Il existe des similitudes entre la Mauritanie et la Cote d’ivoire sur la question de l’identité nationale. Cette question ne peut être traitée séparément des recensements, car c’est en effet du recensement que découle notre appartenance à un État, l’affirmation de sa citoyenneté et des droits qui y sont attachés, mais aussi la participation aux impôts définis par l’État. Mais que ce passe-t-il lorsque l’Etat nous refuse cette citoyenneté ? Si par exemple nous prenons le cas de la Côte d’ivoire, la notion d’« ivorité » est venue exprimer un sentiment de méfiance et de contestation de l’importance démographique des communautés étrangères, cette opposition entre « ivoiriens de souche » et « ivoiriens de circonstance » a donné au concept d’ivorité toute sa force négative, et a permis de justifier idéologiquement des actes xénophobes, et la mise en doute de l’identité ivoirienne des populations portant des patronymes malinké. Il faut noter que non seulement en Côte d’Ivoire mais très souvent en Afrique, l’opposition entre communautés a constitué une grille de lecture des conflits politiques, et très souvent la question de l’identité n’est jamais très loin des facteurs de crises, la dernière crise post-électorale ivoirienne en est un exemple, mais bien avant la Côte d’Ivoire a connu des crises périodiques de xénophobie à l’égard des populations étrangères. Mais il faut également souligner que la côte d’ivoire n’est pas le seul pays touché par les violences xénophobes, l’Afrique du sud avais déjà connue (en 2008 et en 2017) des émeutes dont les principales cibles étaient les populations originaire de Malawi, Mozambique, Zimbabwe, Nigeria etc. Un autre exemple entre les deux Congo, en Avril 2014 les autorités du Congo Brazzaville, on mit en place l’opération la « gifle de l’aînée19 » qui consistait à refouler près de 40.000 personnes originaire de Congo Kinshasa. Nous pouvons également citer les cas des migrants sub-sahariens au Maghreb (Maroc, Algérie, Tunis et Libye), ces cas démontrent le réel intérêt que portent les autorités sur les systèmes de la sécurisation des identités civils via la technologie biométrique.
Et pour revenir à l’exemple ivoirien c’est « l’affaire Ouattara » qui a révélé le malaise profond de la société ivoirienne, relançant les débats constitutionnels sur les conditions d’éligibilité des candidats à la présidence, et sur l’attribution des cartes nationales d’identité. Ici aussi on peut retrouver des entrepreneurs d’identité qui entre 1995 et 1999 vont mettre en place une interprétation ethno-nationaliste20 de la citoyenneté ivoirienne qui va progressivement s’installer dans certaines structure étatiques comme par exemple la Commission des affaires sociales et culturelles du conseil économique et social (CES), qui publia un rapport21 alarmiste sur la présence de population étrangère en côte d’ivoire dont voici un extrait :
« L’immigration qui a commencé en Côte d’ivoire pendant la colonisation, s’accroît d’année en année pour engendrer aujourd’hui une population étrangère dont l’importance dépasse de très loin le seuil de tolérance acceptable pour un peuple. Une préséance étrangère aussi massive ne peut manquer d’avoir des répercussions diverses sur tous les plan de la vie socioculturelle, économique et politique. […] Cette immigration galopante a transformé la structure même de la population du pays22 »
Petit à petit le poids démographique des populations étrangères est devenu un enjeu politique en côte d’ivoire.
Si nous faisons un parallèle avec la Mauritanie c’est qu’en mai 201123, que le gouvernement mauritanien s’est mis à enrôler sa population, à travers une procédure administrative visant la création d’un registre national sécurisé des populations à travers un recensement biométriques de tous les citoyens et des étrangers résidents en Mauritanie. Dans le cas de la Mauritanie ce n’est pas le poids démographique des étrangers qui est mis en cause, mais plutôt selon les autorités, les lacunes de l’état-civil qui a permis à des nombreux étrangers d’obtenir des pièces d’identités mauritaniennes.
La procédure d’enrôlement a fait l’objet de nombreuses critiques : sur le manque de sensibilisation des populations, le déficit de communication des autorités ou même sur l’organisation et la lenteur du processus. Mais le cœur de la polémique, ce sont les pratiques des commissions d’enrôlement, jugées discriminatoires à l’égard des Négro-Mauritaniens. Selon le mouvement « Touche pas à ma nationalité » (TPN) qui deviendra rapidement le fer de lance de la contestation du recensement, il y aurait 2 poids 2 mesures dans le traitement des dossiers selon qu’on soit Arabo-Berbères ou Négro-Mauritaniens ; ces derniers auraient le sentiment de devoir justifier leur « mauritanité » pour pouvoir être enregistrés.
Cependant, malgré tous ces avantages, la technologie biométrique n’est pas sans risque pour certains pays où cohabitent des populations de cultures et de religions différentes.
C’est ainsi qu’en Mauritanie, que le projet d’enrôlement biométrique des populations évoquées a soulevé des crispations chez certaines communautés de ce pays, voyant dans cette démarche une nouvelle façon de les exclure de la citoyenneté en niant leur identité mauritanienne sous prétexte qu’elles ne seraient pas originaires du pays. Comment un recensement (enrôlement biométrique) des populations peut-il être un instrument d’exclusion d’une catégorie de la population et d’inclusion d’une autre dans la sphère d’appartenance nationale ? L’histoire récente de la Mauritanie montre que depuis les indépendances jusqu’à présent, le pouvoir a été détenu par une seule communauté, celle des arabo-berbères appelés couramment les « Beïdane », au détriment des « Négro-mauritaniens ou Négro-africains ». Cette situation conflictuelle tire ses origines au sein de deux courants antagonistes : d’une part un nationalisme panarabe et d’autre part, un nationalisme panafricain.
Notre problématique est de questionner les processus de recensement biométrique sur le continent africain, présenté par les acteurs du développement comme étant, « une solution » contre la fraude électorale, la lutte contre le terrorisme, ou encore l’immigration clandestine.
Mais il s’agit aussi, de se demander si au finale cette technologie d’identification biométrique n’est pas un nouvel outil de contrôle social, ou d « instrumentation » qui se définis d’après Pierre Lascoumes qui cite Foucault comme étant « Le choix et les effets des techniques d’action publique comme la statistique ou la planification. Elle montre les effets propres aux instruments indépendamment des intentions initiales, mais aussi les rapports politiques qu’ils induisent24 ».
Autrement dit, les acteurs du développement et ceux de l’industrie biométrique en présentant aux gouvernements cette technologie comme étant une « solution », l’usage primaire de cet outil pourrait être détourné, pour servir d’autres desseins comme l’exclusion des minorités et la « destruction de leur identité civil » comme évoqué précédemment.
Il s’agira pour nous d’essayer de répondre à plusieurs questions qui serviront de fil conducteur tout au long de notre démarche.
La principale question est de se demander si la biométrie est un élément de contrôle social qui peut consolider le pouvoir de l’État, mais si aussi, elle peut être à l’origine de la fragilisation des États ? Comment se sont élaborés des instruments de savoir-faire en matière d’identification numérique ? Comment les États arrivent-ils à imposer la biométrie aux populations, mais aussi comment la biométrie a été imposée aux États africains ? Qui détient ce marché de l’identification biométrique, et existe-il des populations qui échappent à ce système d’identification ? Si oui, pourquoi la refusent-elles et comment les États s’y prennent-ils ? L’utilisation de la biométrie, peut-elle être un moyen de discrimination ? Si tel est le cas comment se déroule ce processus ? Et existe-il d’autres cas en Afrique qui peuvent être comparés à celui de la Mauritanie ?
Dans les pays dit multi-ethniques existe-il une collecte de données ethniques durant ces opérations d’enrôlement ? Si oui quelles forment prend-elle et seront-elles exploitées dans l’avenir ?
Les questions que nous nous posons renvoient à un élément déterminant dans l’analyse politique des rivalités de pouvoir, qui est celui de la construction de la nation mais aussi de la notion d’identité, autant pour la Mauritanie que pour la Côte d’Ivoire. Si nous nous intéressons à l’existence de personnes influentes dans les sphères dirigeantes qui seraient des « entrepreneurs d’identité » et qui nourrissent des projets de « purification » du pays en choisissant qui sont les nationaux et qui ne le sont pas sur des critères discriminants, il sera surtout question pour nous de voir en profondeur comment se déroule cette opération. On peut donc effectuer un parallèle entre ces deux pays, dans le sens où, en Côte d’ivoire le concept d’ivorité a permis de mettre à l’écart des populations, qui sont ivoiriennes malgré tout ; et en Mauritanie c’est un processus et une technologie (le recensement biométrique) qui servent à priver de nationalité des populations jugées « indésirables ».