Plan
Introduction
Il était une fois des groupes d’amis et de collègues, expérimentant le web comme moyen de discussion collective à travers l’interprétation de textes en ligne. C’est une histoire méconnue, qui s’est déroulée loin des projecteurs des plateformes, dans le secret et l’intimité de communautés d’amateurs. Amateur vient du latin amator, « celui qui aime », et dans notre cas, c’est la philosophie politique au sens large que nous avons aimée et partagée, comme intérêt commun, au-delà de nos différentes activités et occupations.
Amenés à nous rencontrer au travers de projets lancés par le philosophe Bernard Stiegler, nous ne nous sommes pas contentés de discuter de notions et de mouvements sociaux autour de verres, en terrasse parisienne. Nous ramenions chez nous ce qui allait devenir nos souvenirs communs et leurs lots d’anticipations, pour continuer à nous individuer ensemble, au travers de moyens textuels et numériques. Pour des collectifs qui se sont retrouvés dispersé en Europe, en particulier durant la période COVID, ces pratiques numériques d’individuation collective se sont avérées cruciales pour nourrir les liens qui ont été si brusquement suspendus par le confinement, et mis au défi par la mort de Bernard Stiegler.
Nos conversations en ligne, textuellement-médiées, ont été encouragées par l’outil d’annotation web Hypothes.is : un plugin de navigateur discret, qui échappe aux espaces confinés des entreprises plates-formes, pour s’étendre à la totalité des pages du web (du moins, à celles qui sont disponibles en libre accès). Une « couche au-dessus du web », comme ils l’appellent dans cette vidéo de présentation (très à la californienne) du « rêve » que cet outil tente de réaliser.
Qu’est-ce qu’Hypothes.is ?
Il serait compliqué de résumer ici toutes les fonctionnalités, l’histoire et le fonctionnement de cet outil. L’essentiel est documenté sur leur site web. Hypothes.is est basé sur les réflexions préliminaires du W3C Web Annotation Working Group et a été fondé à San Francisco par Dan Whaley, en 2011, en tant qu’organisation à but non lucratif. La première version du « prototype de travail de base » a été mise en ligne en 2013. Aujourd’hui encore, la communauté Hypothes.is continue de résoudre des bugs et de faire évoluer l’outil (c’est documenté ici). Les annotations semblent être principalement stockées dans des data-centers aux États-Unis, à quelques exceptions près.
Si l’on écoute Dan Whaley à cet instant de sa présentation, lors du Personal Democracy Forum de 2013 à New York, et relatant les propos de Marc Andreessen : « seule une poignée de personnes sait que la grande fonctionnalité manquante du navigateur web – la fonctionnalité qui était censée être présente dès le départ mais qui n’a pas été retenue – est la possibilité d’annoter n’importe quelle page sur internet avec des commentaires et des informations supplémentaires ». Quelques années plus tard, le 23 février 2017, le W3C a publié ses recommandations pour normaliser et soutenir techniquement l’annotation sur le web ; un événement qui, selon l’équipe d’Hypothes.is, fut une étape majeure pour faire de l’annotation une fonctionnalité « native » des navigateurs web.
Hypothes.is n’est pas seulement un outil supplémentaire : c’est une tentative de remplir une promesse non tenue du web, par l’ajout d’un plugin conçu pour être fonctionnel sur le long terme. Ses principes méritent d’y passer un coup d’œil, par exemple son principe de modération communautaire au travers duquel, en bottom-up, les créateurs ou créatrices de groupes d’annotations sont responsables de masquer les annotations qui leur sont signalées par les autres membres du groupe. Un autre principe intéressant concerne le « mérite » des contributions, basées sur les « antécédents » de l’annotateur, plutôt que d’être évaluées par des likes (et leurs règles algorithmiques, non écrite, que « les riches deviennent plus riches » que nous ne connaissons que trop bien, au sein des « réseaux sociaux » hégémoniques).
Nos adoptions Stiegleriennes de l’outil
Bien que très modestes, nos différentes expérimentations et adaptations de l’outil sont capables d’illustrer une configuration alternative de la discussion en ligne et de nos modes d’interaction avec ses contenus, en comparaison avec la dynamique consumériste et impulsive favorisée par X (anciennement Twitter) ou encore TikTok. Penchons-nous directement sur certaines de ces interactions, en les éclairant par leur contexte théorique.
Dans un séminaire récent, Harry Halpin a soutenu qu’aux yeux de Bernard Stiegler (tous deux ont travaillé ensemble durant plusieurs années sur des projets du “Web Social”), l’annotation représente la manière même dont la pensée humaine se développe : par un engagement avec la mémoire extériorisée. Cet engagement devient d’autant plus praticable dans la condition numérique, c’est-à-dire interactive, de la mémoire externe. Il est même crucial, si l’on veut dépasser le régime de la « misère symbolique » que décriait Stiegler (régime typique du flux analogique et continu des médias télévisuels) – ce pour quoi nous devrions concevoir des interfaces numériques faisant des récepteurs de contenu de potentiels contributeurs. L’annotation va dans ce sens : en consistant en une interprétation, elle brouille la frontière entre consommation et production de contenu. Elle représente une appropriation voire même une « exappropriation », selon ce qu’en disait Jacques Derrida1.
Bernard Stiegler et Vincent Puig ont ainsi développé et lancé l’outil « Lignes de Temps », à l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI), qui a été conçu pour l’annotation de contenus vidéo – en particulier des conférences et des cours. Pour ce qui est des annotations de texte, toujours à l’IRI, Yves-Marie Haussone et d’autres ont développé une nouvelle version locale de l’outil Hypothes.is, connue sous le nom d’« Hyperthesis ». Bien que ces deux outils de l’IRI présentent aujourd’hui de nombreux dysfonctionnements, dus principalement à la mise à jour constante des systèmes des navigateurs, ces expériences représentent des “preuves de concept” précieuses, pratiquées dans les cercles de l’IRI et de ses collaborateurs.
Figure 1 : Yves-Marie Haussone a développé une interface centralisée pour les annotations, dans le cadre du projet “Netrights”, qui faisait suite aux révélations de Julian Assange et Edward Snowden ; elle donne accès aux documents annotés, au protocole d’annotation, à un glossaire contributif et à des graphiques.
Comme vous pouvez le voir dans le protocole d’annotation ci-dessus, quatre méta-catégories d’annotation ont été définies : « important », « mot-clé » – celle-ci, lorsqu’elle est effectuée, génère automatiquement une entrée dans le glossaire, qui renvoie au(x) contenu(s) annoté(s) – « commentaire » et « trouble ». Cette dernière catégorie a un enjeu philosophique particulièrement important : selon Stiegler, elle devrait être utilisée lorsque le contenu surprend, va à l’encontre des idées préconçues. Être troublé est un impératif philosophique (et politique) de remise en question individuelle et collective. « Trouble » peut également être utilisé comme méta-catégorie lorsque, en tant que lecteur, « je ne comprends rien, mais je comprends que c’est embêtant que je ne comprenne pas ».
Cette méta-catégorisation « reste à inventer complètement », peut-être même de manière ouverte et contributive. Giacomo Gilmozzi, à l’IRI, a été un acteur crucial pour encourager différents collectifs à utiliser les outils d’annotation développés par l’IRI. Il a ainsi créé un groupe d’annotation Hyperthesis pour le groupe « Génération Thunberg », quelques jours avant le premier confinement, qui a constitué ma première expérience d’Hypothes.is.
Figure 2 : l’avantage d’Hyperthesis était la possibilité d’avoir différentes couleurs d’annotation, en fonction de la métacatégorie.
Bien que nous ne soyons pas des chercheurs ou universitaires, dans le groupe 1.0 de la « génération Thunberg », nous avons ressenti un certain désir d’archiver, par le biais de nos annotations, certains fragments textuels signifiants, tirés d’articles en ligne et de textes numérisés, à la fois pour nous-mêmes et pour notre groupe. L’outil fournit une page centralisée pour trouver toutes les annotations des groupes auxquels on appartient :
Figure 3 : dans ce groupe préliminaire, les annotations sont restées « timides » et inégalement réparties ; cependant, l’idée d’une archive qui serait mise en commun, mais de manière décentralisée, au travers de nos annotations, a vu le jour.
C’est en 2022 que notre véritable appropriation de l’outil Hypothes.is a pris son envol : à travers un petit groupe de l’Association des Amis de la Génération Thunberg (AAGT), lancé par Riwad Salim et Matthieu Nucci, et via un « atelier de lecture contributive » organisé par Anne Alombert et le collectif Organoesis, sur le texte La Société Automatique de Bernard Stiegler, que nous souhaitions interpréter et décrypter ensemble. Rétrospectivement, nous pourrions dire que notre lecture sociale en ligne a pris son essor principalement grâce au choix d’utiliser la version originale, et à jour, d’Hypothes.is.
Figure 4 : bien que nous n’ayons pas de couleurs différentes selon les catégories d’annotations, nous avons toujours la possibilité d’ajouter des “tags” à nos annotations avec l’outil original.
Dans le groupe AAGT, dont la thématique et la problématique des « jeux » constituait notre intérêt commun, nous nous sommes d’abord mis d’accord sur un protocole d’annotation (que vous pouvez voir spécifié dans la capture d’écran ci-dessus), pour chaque texte. Considérant nos expériences d’annotations textuelles comme des jeux entre nous, nous avions besoin de fournir des règles à suivre : ici, ce sont les tags d’annotations qui les ont constituées. Ces « règles arbitraires » ont été convenues entre chaque « joueur » du jeu, « au sein d’une complicité » (d’une convention, aurait dit Stiegler, nécessaire pour un « con-venir »). Les textes eux-mêmes sont librement proposés et acceptés par les membres de ce groupe intime, dans un désir complice d’une nouvelle partie de jeu.
Figure 5 : Estherhaberland « approuve » d’abord une phrase du texte annoté, grâce au tag ++ que nous avons ajoutée au protocole d’annotation pensé à l’IRI, puis Eldino donne par un « commentaire » plus de contexte au contenu annoté, avec une référence qui va au-delà de ce fragment de texte.
Dans l’atelier de lecture contributive, nous avons collectivement lu et annoté des chapitres de La Société Automatique entre plusieurs sessions, chacune d’entre elles étant consacrée à un chapitre spécifique. Cela nous a permis d’engager une discussion préliminaire, que nous pouvions ensuite approfondir pendant les sessions, ou simplement apprécier comme une discussion et une interprétation plus intime du texte – et de ses idées troublantes. Parfois, en effet, une annotation déclenchait un long fil de discussion collective.
Les tags ont joué un rôle important dans notre lecture collective. Les annotations « mot-clé » nous ont permis de naviguer facilement le long du chapitre : de percevoir quelles pages parlaient de quelle idée ou concept principal (une sorte de collaboration entre les lecteurs, dans la paresse de leur lecture). L’utilisation du tag « trouble » a parfois été faite comme un appel à l’aide, pour que d’autres lecteurs/amis puissent contribuer, par leurs interprétations, à clarifier une notion, une idée ou même une relation entre des phénomènes apparemment séparés. Toutefois, ici, ce n’est pas nécessairement la recherche de la « vérité » en tant que telle qui est pertinente, mais plutôt l’engagement d’un « processus de reconnaissance mutuelle » ; une « danse de la reconnaissance » dont parle Ganaëlle Langlois : « pas une compréhension parfaite, mais une navigation tendue entre la similitude et la différence ».
Ces expérimentations ont été stimulées, particulièrement dans le cas de groupes plus grands, par la constitution d’un document guide. Avec Maude Durbecker, nous avons clarifié la signification et l’utilisation de chacun des différents tags et suggéré des pratiques propices des différentes fonctionnalités de l’outil Hypothes.is, dans un document que nous avons appelé « guide à pratiquer ». Plutôt qu’un simple « manuel d’utilisation », en effet – impliquant que nous devrions nous adapter à l’outil, en tant que consommateurs-utilisateurs – nous avons pensé quelques « prescriptions », afin d’encourager certaines pratiques de l’outil et des méta-catégories d’annotations, tout en les maintenant ouvertes.
Figure 6 : ici, avec Maude, nous suggérons/prescrivons la pratique consistant à « surligner » des fragments de texte et à prendre des notes « en privé » dans certains cas – toutes les annotations ne devant pas systématiquement être partagées avec le groupe.
Enfin, je dois mentionner que j’utilise l’outil pour mes propres recherches, en annotant des contenus web directement dans mon groupe privé intitulé “recherches personnelles”, dans lequel je peux centraliser des fragments textuels significatifs que j’ai lus ici et là sur le web. L’interface d’Hypothes.is est d’ailleurs très utile pour retrouver les annotations exactes que je recherche, en fonction du tag :
Figure 7 : mon tag <3 personnel, pour annoter et collecter les idées bien formulées
Ce qu’il reste à faire
Bien sûr, il ne s’agit là que d’un bref aperçu de l’outil, ainsi que de ce que nous en avons progressivement fait, dans nos collectifs ou individuellement. Je pense que la plupart de ses potentialités doivent encore être découvertes ou créées, car cette couche d’annotation au-dessus du web nous invite à des relations enrichissantes avec les contenus textuels sur le web et, en fin de compte, les uns avec les autres.
Nous pourrions imaginer d’autres fonctionnalités et pratiques pour cet outil. Par exemple, la réorientation de fragments annotés vers des « tiroirs » spécifiques d’une bibliothèque collective en ligne, ou même vers des « canaux » de forums de discussion, où ils peuvent constituer le précieux matériau initial d’une discussion et/ou d’une appropriation.
En attendant, nous pouvons aussi bien nous engager dans une forme de (més)appropriation activiste de l’outil, en annotant sur la couche publique d’Hypothes.is avec des messages de contre-propagande :
Figure 8 : juste pour le plaisir
Comme aucun site web qui ne soit pas derrière un paywall ne peut interdire à l’outil d’annotation Hypothes.is d’ajouter sa couche interprétative et contributive par-dessus, autant combattre à travers elle les nombreuses formes de manipulation rhétorique ou de « bullshit » que nous lisons sur le web (et que nous serons amenés à lire de plus en plus avec des textes générés par des IA) – en collaborant entre humains dans leur dévoilement et à travers cette couche supplémentaire qui ne demande qu’à être saisie
La lecture (et l’écriture) sociale en ligne
La lecture sociale en ligne est cette activité par laquelle les annotations, les commentaires, les discussions sont encouragées sur la marge extensible d’un document numérique, et par cette caractéristique particulière de l’internet qui permet à un même document d’être vu et modifié, simultanément, à partir de différents endroits.
Par cette activité, nous pouvons promouvoir une interaction plus individuante et collective avec le web, plutôt qu’une consommation passive et isolée. L’individuation, ici, est toujours à la fois un processus individuel et collectif, et n’atteint jamais un point final en tant que tel. Si cette individuation concerne non seulement les lecteurs humains mais aussi les textes annotés eux-mêmes, nous pourrions spéculer sur la possibilité de faire de nos annotations collectives les versions intermédiaires d’autres textes – faisant ainsi de ce qui était aux marges (les annotations) un nouveau centre. Grâce à la sélection opérée au travers de nos annotations, nous pourrions, en effet, donner de nouvelles vies aux textes lus en ligne, en réécrivant, ré-agençant, juxtaposant collectivement les fragments de texte annotés.
Ces expériences de lecture et d’écriture collective en ligne représentent-elles une forme émergente de lecture et d’écriture pour le support numérique ? Comme l’affirme Bob Stein dans cette vidéo, le « texte social » est probablement la possibilité la plus prometteuse du numérique pour le futur du texte. Toutefois, si l’on considère l’évolution des formes de lecture et d’écriture par rapport à l’évolution de leur support matériel, environ trois siècles séparent l’invention des caractères mécaniques mobiles par Gutenberg et l’apparition du roman en tant que genre et pratique littéraire reconnu (bien que peu estimé, à ses débuts).
Le rythme des évolutions techno-sociales et les enjeux sont toutefois très différents, aujourd’hui, de ce qu’ils étaient durant la Renaissance. Les réseaux sociaux hégémoniques, encore tout récents mais globalement intoxicants, peuvent être abandonnés au profit de jeux sociaux individuants du type Hypothes.is : des jeux qui, comme l’écrit Ganaëlle Langlois, développent « la capacité à négocier la similitude et la différence, tout en formulant la relation entre le ‘je’ et le ‘nous’ ».