Le LSD, dont les propriétés psychotropes sont découvertes en 1943, commence à être utilisé en psychiatrie au début des années 19501. Permettant de produire une modification particulièrement intense de l’état de conscience, il est alors employé dans le cadre des thérapies de choc qui constituent, avec la psychanalyse, les deux modèles thérapeutiques dont disposent alors les médecins. L’idée est de provoquer un choc chez le ou la patient·e dans l’espoir de réaliser une « dissolution » de son esprit, qui sera ensuite « reconstruit » avec l’aide du psychiatre. Ces théories du choc émergent dans les années 1930, alors que les traitements médicamenteux disponibles pour prendre en charge les malades mentaux étaient si peu efficaces qu’un grand nombre de thérapeutes étaient devenu « pharmacophobiques » selon l’expression de l’historienne américaine Anne Caldwell2. Ce contexte voit le développement de nombreuses techniques se basant sur la perturbation plus ou moins violente de l’état des patient·es. On propose ainsi par exemple le « pneumo-choc », la malariathérapie, les électrochocs, les comas insuliniques, la cure de sommeil3. La diversité des méthodes proposées repose donc sur la recherche d’un mécanisme commun : la dissolution de la personnalité puis sa reconstruction. La dissolution est un terme proposé par le neurologue anglais John Hughlings Jackson (1835-1911), repris par la suite par Henri Ey et Julien Rouart en 19364. La théorie jacksonienne de la pathologie mentale, qui suppose une organisation hiérarchisée du psychisme, a exercé une influence considérable sur le développement de la neurologie, de la physiologie et de la psychologie. Les psychiatres Pierre Janet ou Eugen Bleuler s’inspirent ainsi de cet auteur ; de même, Jean Delay et Henri Ey sont deux représentants de la théorie organo-dynamique largement inspirée des idées de Jackson, qui caractérise les positions d’une grande partie de la psychiatrie française depuis les années 19205. Or ces deux médecins vont être les pionniers des recherches sur les bénéfices thérapeutiques du LSD en tant que traitement de choc.
Il est aisé de provoquer un choc grâce à l’administration de LSD : les patient·es à qui on administrait cette forme de traitement ne recevaient aucune information sur les effets attendus de l’injection. Souvent, en particulier à l’hôpital Sainte-Anne de Paris, la substance était administrée le jour même de l’entrée des malades dans le service6. Déjà angoisé·es par l’arrivée dans une institution nouvelle et particulièrement sujette aux représentations négatives dans l’imaginaire collectif, les patient·es étaient ensuite laissé·es seul·es durant la majeure partie de l’expérience, dans une chambre « silencieuse et neutre d’aspect7. » De temps à autre, un médecin, une infirmière, ou tout membre de l’équipe soignante pouvait entrer, observer les réactions des malades, discuter entre eux des manifestations en cours, sans jamais chercher à les rassurer8. Nul n’était besoin d’administrer de fortes doses : les déformations visuelles, les synesthésies ou la reviviscence de souvenirs produites par le LSD étaient suffisants pour créer des séances particulièrement terrifiantes pour une partie des patient·es. Pourtant, certains sujets adoptaient un mécanisme de défense, le mutisme, qui allait encourager les médecins à augmenter considérablement les quantités injectées, jusqu’à parvenir à briser ces barrières. Si 200µg sont considérés par la plupart des équipes comme étant une dose forte de LSD, certains médecins, comme les docteurs Lanter9 ou Weil10 en France, n’hésitaient pas à dépasser les 800µg. La peur est la sensation la plus souvent rapportée par les patient·es. Dans son service de Strasbourg, le docteur Jean Weil, qui prend spécifiquement en charge des patients dépendant à l’alcool dans le cadre de sa thèse, soutenue en 1965, parle même de « cure par l’angoisse ».
Parallèlement, le LSD est également employé dans le cadre de la narco-analyse, une méthode consistant à plonger les patient·es dans un état somnolent et de les faire parler pour tirer contre leur grès des informations sur leur état. Si les malades qualifient ce traitement de « sérum de vérité », certains psychiatres n’hésitent pas quant à eux à parler de technique de « violation de la personnalité11 ».
A contre-courant de ces méthodes, quelques thérapeutes entrevoient dès le début des années 1950 la possibilité de dépasser ces traitements pénibles. Le docteur Belsanti, en Italie, déclare ainsi dès 1952 : « Concernant une possible action thérapeutique de type choc du LSD, j’ai l’impression qu’elle est totalement à exclure12 ». Ces évolutions sont souvent liées aux auto-expérimentations de ces mêmes médecins : constatant une grande différence entre leurs propres expériences du LSD et celles de leurs patient·es, ils et elles comprennent l’importance des éléments extra-pharmacologiques dans le déroulé de la séance13. En permettant à leurs patient·es de vivre une expérience positive et dont ils ou elles puissent tirer des enseignements bénéfiques, ces thérapeutes révolutionnent les conditions de l’administration thérapeutique de psychédéliques. S’élaborent alors les techniques du « set and setting » : il s’agit à la fois de prendre en compte le bien-être physique et psychique des sujets lors de la séance. L’attitude des thérapeutes devait également être repensée pour créer une « alliance thérapeutique ». Ces méthodes, qui permettent d’obtenir des résultats curatifs inespérés, par exemple dans le domaine de l’addiction à l’alcool14, ne sont pourtant pas généralisées, et conduisent même progressivement à stigmatiser les thérapeutes y étant favorables : dans un contexte grandissant d’assimilation du LSD à la contreculture, la remise en cause des pratiques psychiatrique qu’elles supposent nuisent à la crédibilité des études dites « psychédéliques ».
Depuis une quinzaine d’années, les recherches cliniques sur les bénéfices thérapeutiques du LSD reprennent en Occident, après une période de 40 ans d’interdiction ; les techniques du « set and setting » sont désormais au cœur des protocoles. Les travaux en neurosciences ont notamment permis de démontrer l’importance des facteurs extra-pharmacologiques dans l’expérience psychédélique, légitimant de fait cet accompagnement spécifique, qui pourrait, à terme, nourrir de manière cruciale les évolutions de la prise en charge médicale dans son ensemble. Cette communication retrace l’histoire mouvementée de ce processus, en présente les différents acteurs et actrices ainsi que les enjeux méthodologiques.