Plan
1 - Introduction
Depuis un peu moins de vingt ans, les agricultures, autant des pays industriels que des pays à moindre développement, sont entrées dans une mutation de grande ampleur. Les raisons sont connues et avaient été annoncées dès le courant des années 1990 : arrêt de la croissance ininterrompue des rendements durant 35 ans alors que la population mondiale va encore continuer sa croissance pendant au moins 30 ans ; spécialisation agricole « excessive » par bassins de production ; apparition de problèmes environnementaux directement liés à l’intense activité agricole ; dépendance de la production agricole aux énergies dites fossiles ; baisse et vieillissement de la population agricole et en particulier des techniciens agricoles ; domination absolue de la population citadine presque partout dans le monde ; rupture entre l’imaginaire citadin de l’agriculture et la réalité de l’activité agricole ; pression accentuée sur les prix agricoles et mondialisation de l’agriculture ; filières alimentaires dominées par l’aval commercial ; exigences sociétales en contradiction avec les accords commerciaux liés à la mondialisation ; nécessité de trouver une autre forme d’agriculture qui ne sacrifie ni les rendements ni les faibles coûts de production ; décalage accru entre la recherche fondamentale en agriculture et les besoins des agriculteurs les plus innovants ; changement climatique d’origine anthropique sachant que, à l’origine, l’agriculture s’est construite sur un état climatique exceptionnel à l’origine de l’agriculture et des civilisations (Kaufman et al. 2020, Liu et al. 2014). Un nouveau modèle agricole est recherché, mais ses modalités exigent de nombreuses transformations (Bourget 2024, Bruinsma 2017, Ruault et Hostiou 2024, Traitler et al. 2018) lesquelles demandent à relocaliser les activités de recherche et développement en prenant en compte les conditions locales, pédologiques, climatiques, écologiques et sociotechniques, c’est-à-dire les milieux de production (Triclot 2024). Selon cette configuration, les agriculteurs pourraient jouer un rôle essentiel, puisque ces milieux sont désormais le facteur limitant, le lieu de l’optimisation des productions.
En mettant de côté les lieux de recherche bien identifiés (Instituts et laboratoires universitaires) et les lieux d’innovation (industriels fournisseurs amont qui ont été efficaces durant la deuxième moitié du XXe siècle), nous pouvons aisément montrer que le maillon faible se situe dans l’activité agricole elle-même. Car, et c’est le sujet de cet article, pour avancer dans cette transformation inédite depuis le début de l’agriculture, identifier et reconnaître les agriculteurs capables de recherche de solutions, d’invention et d’innovation est la première étape. La deuxième est d’analyser les spécificités de la recherche faite par les agriculteurs. La troisième sera d’identifier les moyens adaptés qui permettraient de valoriser culturellement et financièrement les activités de recherche, invention et innovation menés par les agriculteurs.
Cet article est une analyse de l’activité de recherche, désormais en pleine évolution en agriculture, qui n’est pas reconnue en tant que telle, car la structure de l’agriculture et les modalités de recherche des agriculteurs ne sont pas conformes à l’imaginaire collectif (citadin) de ce qu’est la recherche, le plus souvent associée à la recherche fondamentale ou appliquée qui pourtant ne représentent que 15% du CIR (Crédit Impôt Recherche). La recherche, même fondamentale, a un besoin intrinsèque d’artéfacts techniques. Ainsi a-t-on pu parler de « complexe scientifico-technique » ou même de technoscience (Hottois 1979), qui décrivent une réalité sociologique, économique et politique (Séris 1994). L’agriculture a désormais un profil intégrant les sciences et techniques de la matière et du vivant et les sciences humaines, lesquelles parlent volontiers de recherche-action pour parler d’une recherche réflexive intriquée à l’action (Adelman 1993). Elle utilise des artéfacts, mais le fait qu’elle soit aussi une activité humaine et sociotechnique occulte en partie le fait qu’elle travaille avec le vivant, lequel est son premier outil de production. Or le vivant et ses milieux demande du soin, de l’attention, bien davantage que les outils matériels, même si ces derniers, selon Simondon, devraient aussi être reconnus en fonction de leur composante humaine indéniable (Triclot, 2024).
Nous monterons ci-après qu’il faut considérer la recherche en agriculture de manière spécifique et reconnaître la part importante de la recherche et du développement, intrinsèque à l’activité agricole elle-même, laquelle est la principale activité humaine à avoir toujours été confrontée à l’incertain et aux événements imprévisibles, et cela bien avant l’émergence des sciences. En reconnaissant l’importance de la recherche dans l’activité agricole, il deviendra possible de soutenir la transformation dynamique de l’agriculture, et non pas en lui imposant uniquement des exigences normatives. Mais cela demande d’abord de reconnaître la spécificité de la recherche agricole, localement située et enracinée dans la relation au vivant comme coproducteur.
À l’incertain propre à l’activité ouverte de l’agriculture, s’ajoute, quand les agriculteurs innovent ou développent des prototypes de toute sorte – qu’ils soient technologiques ou fondés sur des méthodes ou systèmes de cultures nouveaux – , une incertitude propre aux résultats de la mise en place de ces prototypes. Pour des raisons culturelles, mais aussi à cause du fait que leurs recherches sont intriquées à leur activité et leur savoir-faire, ils ne connaissent pas la traditionnelle séparation industrielle, entre recherche et production. Et finalement nous poserons la question : peut-on continuer à être agriculteur, à terme, face aux exigences de transformation agroécologique, sans entrer en posture de recherche, c’est-à-dire une posture de création de connaissances et savoir-faire et de recherche de solutions aux problèmes rencontrés par cette transformation qui remet en cause les systèmes de cultures dit « conventionnels » ?
2 – Recherche et Innovation par les agriculteurs
Nous décrivons ici l’état des lieux de ce que nous connaissons à ce jour de l’activité de recherche, invention et innovation des agriculteurs actuels et leur rôle dans la transformation agricole en cours. Nous confrontons cette situation face à la longue histoire de l’agriculture qui a connu une aussi longue évolution technique avant que la recherche scientifique s’y implique, avec pour conséquence le retrait relatif des agriculteurs dans les processus d’innovation. Cette histoire révèle des analogies intéressantes de la situation actuelle par rapport à celle des origines de l’agriculture, suggérant une transformation profonde à venir de l’agriculture.
2.1 - Types d’agriculteurs impliqués dans la recherche et l’innovation
Il existe au moins, en France mais aussi dans les autres pays développés, quatre types d’agriculteurs pouvant être impliqués dans la recherche et l’innovation, sachant que certains peuvent participer, souvent momentanément, à 2 voire 3 d’entre eux :
1) Les agriculteurs qui sont en dehors de réseaux R&D spécifiques mais qui mettent en place de nouvelles pratiques agricoles, de nouveaux systèmes de culture, d’aquaculture ou d’aquaponie, de nouvelles espèces (spiruline, patate douce, grenade, Arnica montana, etc.), ou des outils numériques ou robotiques pour le suivi, l’aide à la décision, la production, ou encore qui « bricolent » ou « prototypent » certains de leurs outils mécaniques de travail (Kefi et al..2023). Dans, ce cadre, ils peuvent, après-coup, rejoindre des réseaux qui leur offrent des moyens d’échanges. Mais généralement, même s’ils ne sont pas dans un réseau formel, ils échangent avec d’autres agriculteurs qui ont des stratégies voisines ou avec des acteurs institutionnels.
2) Les agriculteurs organisés en réseaux pour le développement de systèmes de culture décalés par rapport à la référence officielle, basés, par exemple, sur le semis direct sous couvert végétal et la minimisation du travail du sol, sur l’interdiction de la chimie de synthèse ou sur des principes d’écologie et de savoir des sociétés traditionnelles (par exemple, en France : Réseau Base, APAD, Agriculture Bio, Brin de Paille).
3) Les agriculteurs participants à une coopérative, une association ou un groupement de conception, d’autoconstruction ou de réparation de matériel agricole : la plus connue en France est l’Atelier Paysan (Salembier et al., 2020).
4) Les agriculteurs qui participent à des groupements spécifiques locaux pour la transition vers l’agroécologie (GIEE, AEP, GEPHY, 30000, chambres d’agriculture) en travaillant avec des chercheurs, des ingénieurs, des conseillers. Il s’agit là des conséquences d’initiatives venues du ministère de l’agriculture, de 2012 à 2016, en conséquence d’échanges avec des associations d’agriculteurs innovants. Ce sont des collectifs d’agriculteurs reconnus par l’État, lesquels s’engagent dans un projet pluriannuel de modification ou de consolidation de leurs pratiques en visant à la fois des objectifs économiques, environnementaux et sociaux. Les actions du projet doivent relever de l’agroécologie.
2.2 – Importance et rôles des innovations par les agriculteurs
À ce jour, il est difficile de connaître toutes les innovations en cours de développement par les agriculteurs, au point que des chercheurs construisent des méthodes pour « traquer » ces innovations (Salembier et al. 2021). Ces innovations sont en quelque sorte des « anomalies » créatives, qui ressortissent de mécanismes systémiques alimentant des processus de conception dans d’autres fermes. Cette traque permet de découvrir, implicitement ou explicitement, des questions de recherche, d’identifier des processus de conception dans des domaines d’innovation orphelins, lesquels ne manquent pas en agriculture. Mais cette traque a aussi pour conséquence de faire circuler des concepts d’innovation et finalement de mettre en relation des agriculteurs-concepteurs entre eux et avec les chercheurs « académiques ».
Le nombre d’agriculteurs-chercheurs-innovateurs, en France, peut être estimé, approximativement ; selon les sources et les critères choisis, cela tourne entre 3 000 et plus de 35°000. Autrement dit, la définition même d’agriculteurs chercheurs-innovateurs, à « géométrie variable », pose problème et demande des éclaircissements. Selon le site du ministère de l’agriculture (2022), les certifications HVE (Haute Valeur Environnementale) qui permettraient de quantifier les agriculteurs tournés vers la durabilité, atteignaient le nombre de 36°225, tous types d’agriculture confondus. Selon le Think Tank Agridées (2020), 4% des exploitations pratiqueraient des techniques de minimisation du travail du sol soit environ 17°900. L’agriculture biologique (2022) déclarait 60°483 exploitations agricoles. En se basant sur trois associations (BASE, APAD, Atelier Paysan) et en ajoutant les agriculteurs dans des GIEE, DEPHY, 30000, on dépasse 10°000 en 2023.
Le rapport sur l’agroécologie pour le ministre (Guillou, 2013), il y a onze ans, ne donne pas de chiffres cumulés précis. Mais, à partir des annexes, on peut faire une estimation de l’ordre de 3000. Cela conduit à présumer une croissance réelle du nombre d’agriculteurs-chercheurs-innovateurs depuis dix ans. On peut estimer que la crise environnementale a fait prendre conscience que le monde agricole ne peut être comparé, en ce qui concerne le recherche et l’innovation, ni au monde industriel, ni au monde artisanal. Chaque situation géographique est unique, chaque contexte sociotechnique est unique, chaque choix de recherche-innovation est unique. Car l’agriculture s’enracine sur la spécificité du vivant et du lieu. Accompagner les agriculteurs dans leur changement vers des pratiques plus durables nécessite de prendre en compte la singularité de leur situation (Hazard et col., 2022).
Notons ici un aspect crucial de l’activité agricole qui passe souvent inaperçu. C’est une activité qui s’apparente à une industrie lourde – celle dont les produits ne sont pas destinés directement au consommateur – par l’ampleur des investissement globaux (y compris immobiliers) comparativement à la valeur de la production. Aussi, pour les mêmes raisons, les marges sont particulièrement faibles. En revanche, c’est une activité artisanale, dont le procès de travail est individuel et fragmenté, et la possibilité de domination/contrôle de son marché, source de marges améliorées, ne lui est pas généralement pas accessible, sauf pour les ventes très locales en direct. Cette « malédiction » de l’activité agricole générale a pourtant été constatée dès les années 70 du XXe siècle (Klatzmann, 1975), mais on ne sait aujourd’hui qu’en constater la réalité. Ainsi, dans des logiques de filière, l’agriculture est toujours dominée, sauf cas rares (par exemple le maïs doux en France, ou les producteurs de Champagne). Contrôler son marché et obtenir des marges permettant de définir des programmes de R&D conséquents, est une expérience rarissime en agriculture, sauf dans les cas de sous production par rapport à la demande, ce qu’aucun politique ne souhaitera. Ce constat permet de comprendre les fluctuations des politiques agricoles1. En conséquence, les moyens de recherche de l’exploitation agricole ne pouvant pas être clairement séparés dans une entité à part, doivent être porté par les acteurs productifs, conduisant le plus souvent à leur inclusion dans la logique de production.
En termes méthodologiques, les transpositions/transmissions d’innovations entre exploitations sont possibles et souhaitables, mais la transition vers des systèmes agroalimentaires productifs et durables transforme la manière dont les agriculteurs engagés dans l’agroécologie créent de la connaissance. Ce n’est ni comme un chercheur professionnel, ni comme un inventeur industriel, car les agriculteurs travaillent avec le vivant dans un milieu ouvert. Étant donné la variabilité des milieux agricoles, les agriculteurs ne peuvent plus se fier à des packages techniques génériques. Ils doivent créer des connaissances agroécologiques conformes à leur « humble » situation (Catalogna et al., 2018 ; Catalogna & Navarrete, 2016), ils doivent en permanence être en posture réflexive, tout en prenant des décisions dans l’incertitude. Ce rapport à l’incertitude sera explicité plus loin et mérite des recherches fondamentales. Il conduit à rechercher, dans l’histoire des agricultures, comment les agriculteurs s’y prenaient avant l’émergence de la posture scientifique.
2.3 – Brève histoire des recherches et innovations en Agriculture
Parmi les activités humaines qui peuvent être étudiées sont l’angle sociotechnique et économique, l’agriculture a probablement la plus longue histoire, puisqu’elle est apparue il y a un peu plus de 10 000 ans. Vincent Boqueho (2012) semble être le premier à avoir émis une hypothèse à la fois simple et crédible sur les causes et raisons de l’émergence quasi concomitante de huit régions du monde au moins, en Eurasie, Afrique et Amérique, peu après le début de l’holocène. Il n’avait pas considéré la Nouvelle Guinée, laquelle répondait à ses critères, et qui s’avère avoir aussi créé des activités agricoles. Or ses critères sont intéressants pour notre sujet. L’émergence de l’agriculture résulte de la confrontation entre des groupes humains a priori capables d’inventions et d’innovations face à un situation géographique et climatique permettant une sédentarisation et une croissance de la population mais avec des risques réels de variation et d’incertitude des ressources alimentaires. Une publication récente (Allaby et al. 2022) montre qu’en ce qui concerne les végétaux, le processus de domestication a demandé quelques millénaires et s’est fait au début dans le cadre de territoires suffisamment grands impliquant des interactions nombreuses entre les acteurs. Le processus de sélection a été faible pendant une durée de l’ordre de deux mille ans, comme s’il fallait d’abord trouver les conditions, avant de s’accroître durant un bon millénaire pour aboutir à des « variétés » dites domestiquées dont les caractéristiques conduisent à une conclusion importante : ces « variétés » permettent, par rapport à l’espèce sauvages, des gains de productivité et non de rendement. La surface utilisable par l’agriculture, dès l’origine, n’est pas limitante.
Les premiers agriculteurs ont longuement tâtonné avant de trouver des solutions viables. L’invention et l’usage de la serpe en bois avec incrustation de pierres tranchantes a été concomitante du début de l’accroissement de sélection et de la mise en place d’une véritable agriculture (Allaby et al. 2022). Après, l’histoire est assez bien connue, les variétés végétales et les races animales se sont multipliées pour chaque espèce. Darwin a émis le concept de « sélection naturelle » après avoir analysé pendant de longues années les méthodes de sélection des éleveurs et des cultivateurs de son temps, avant l’émergence de la génétique. La sélection artificielle, celle des éleveurs ou des agriculteurs, ne parait pas très orientée, mais s’appuie sur les opportunités qu’offrent les variations naturelles (Darwin 1859).
Étant donné l’état des agricultures du monde à l’orée de l’émergence de la pensée scientifique, il y a moins de cinq siècles, il apparait que les agriculteurs depuis l’origine de l’agriculture n’ont pas attendu la recherche scientifique pour rechercher des solutions. Bien sûr, le terme « recherche » a ici deux sens différents. Recherche, dans le sens de la R&D, et recherche de solutions, face à des problèmes techniques, menant à des innovations. Certes, résoudre un problème n’est pas identique à rester une hypothèse, mais cette différence conceptuelle masque la réalité empirique de la méthode pour tester une hypothèse. Depuis Galilée, et c’est vrai également en physique quantique ou en biologie moléculaire, on sait qu’il faut adapter ses outils pour construire l’expérience de test d’une nouvelle hypothèse.
Il existe de très nombreuses publications depuis plus de 50 ans, non discutables à l’échelle de cet article, qui démontrent que l’innovation agricole existe depuis les origines, avant la démarche scientifique, qu’elle s’est accélérée depuis environ 2500 ans, qu’elle a connu une accélération supplémentaire dans le cadre de la révolution technique du XIIIe siècle, en Europe, puis à nouveau avec la révolution industrielle dès le XVIIIe siècle, et que l’apport scientifique n’est vraiment devenu déterminant qu’à la fin du XIXe siècle. De fait, durant les dix-neuf premiers siècles de notre ère, conformément aux choix d’origine des premiers agriculteurs, c’est la productivité qui a connu le plus d’amélioration et non les rendements, en particulier grâce à l’évolution de la traction animale et du travail du sol. Au milieu du XXe siècle, la rencontre de la mécanisation, de l’industrie des engrais, de celle des phytosanitaires, de l’usage de la génétique en sélection et d’une nouvelle science agronomique a radicalement transformé les modalités des processus d’invention et d’innovation en agriculture et en particulier a amélioré considérablement les rendements, ce qui était nouveau, et indiquait en arrière-fond que la surface agricole devenait le facteur limitant de la production agricole.
Auparavant essentiellement entre les mains des agriculteurs les plus entreprenants, le pouvoir d’invention est passé entre les mains des chercheurs et des ingénieurs d’un monde nouveau issu de la rencontre de la science et de la technique. Simondon lors d’une entrevue télévisée (Ministère de l’éducation du Québec, 1968), désormais sur youtube en trois séquences, parle du « coup de foudre » entre science et technique au début du XIXe siècle. Cent ans plus tard, il était transmis à l’agriculture, mais les agriculteurs n’y étaient pas ou peu impliqués, ils utilisaient et validaient les inventions créées par d’autres. Le glissement progressif des rôles et la relative dés-appropriation du savoir inventif des agriculteurs fut certainement l’un des aspects majeurs qui ont conduit Rudolf Steiner à proposer un retour aux pratiques anciennes avec l’agriculture biologique provoquant un blocage avec confrontation de deux approches vécues selon les modalités d’un conflit idéologique. L’expérience actuelle de la dégradation des milieux et la recherche d’une « agroécologie » peut être conçue aussi comme une réappropriation par les agriculteurs d’un savoir-faire inventif. En France, l’agriculture de conservation des sols, approche agronomique et globale, a été portée pendant près de vingt ans par des agriculteurs partageant leurs expériences, sans l’aide des chercheurs ni des institutions.
La France, ayant été un peu en retard lors de cette véritable révolution du XXe siècle, l’a rattrapée, à marche forcée, durant la deuxième moitié du XXe siècle. Si les agriculteurs durant les cinq derniers millénaires de civilisation ont été très largement majoritaires, quoique souvent, mais pas toujours, asservis, c’est bien eux qui ont fourni les surplus alimentaires permettant l’éclosion des villes, des États, des Empires. Première école d’économie, les physiocrates, dits « les économistes » – (Richard Cantillon (1660-1734), Vincent de Gournay (1712-1759), puis François Quesnay (1694-1774), leur chef de file incontesté après la publication du "Tableau économique" (1758) – affirmaient encore que seule l’agriculture apportait de la valeur. Avec Jean-Baptiste Say (1767-1832), puis Adam Smith (1723-1790), l’agriculture perd son rôle prééminent de moteur de la création de valeur. À partir de la fin du XVIIIe siècle, l’agriculture perd constamment son importance dans la production de valeur, jusqu’à représenter à la fin du XXe siècle moins de 5% de la production de valeur dans les pays industrialisés.
Rappelons quelques faits bien documentés. Cette dernière transformation est associée à une énorme croissance de la productivité et des rendements en agriculture, avec une population agricole divisée par dix en soixante ans, alors que la population globale, dans tous les pays considérés a souvent fortement augmentée (entre 30% et plus de 100%). La production agricole et les acteurs de cette production sont devenus totalement dépendants d’innovations conçues en dehors de leur activité, les expérimentations ayant lieu hors de leur activité. Leur activité est devenue un « champ d’application » des chercheurs et inventeurs. Cet énorme accroissement de production est corrélé avec la dépendance totale au pétrole (Harchaoui & Hatzimpiros 2019).
Cette transformation a entraîné de nouvelles situations. Depuis vingt ans, comme les populations agricoles continuent à diminuer, les exploitations gagnent en surface, les agriculteurs sont de mieux en mieux formés, ils observent leur situation, ils découvrent qu’ils ont en main les moyens de s’adapter, d’anticiper, de concevoir de nouveaux modèles et de les développer. Certains, de plus en plus nombreux, découvrent l’histoire des agricultures du monde. Ils comprennent la situation de l’agriculture dans la crise énergétique, écologique et climatique actuelle. Ils découvrent qu’eux seuls sont capables de comprendre comment orienter leur entreprise agricole. L’innovation agricole, par les agriculteurs, est de nouveau à l’ordre du jour.
Il apparaît des similitudes entre les agricultures planétaires aujourd’hui et à l’orée de l’agriculture. Un changement climatique avec une augmentation des températures moyennes voisines mais encore plus rapide actuellement (presque 4°c entre le maximum de la glaciation de Wurms (24°000 ans BP) et le début de l’holocène (11°700 ans BP), et 2°c d’ici la fin du siècle et l’équivalent actuel dans une visée de cent ans sans réorientation ; une augmentation de la variabilité des événements météorologiques ; une population en croissance ; et last but not least, les agriculteurs d’aujourd’hui, bien que globalement minoritaires dans la plupart des pays, retrouvent un rôle expérimental qui a des points communs avec les temps originaires. Là s’arrêtent les ressemblances, car les échelles spatiales et temporelles des problèmes à résoudre diffèrent de plusieurs ordres de grandeurs, les connaissances et moyens techniques n’ont aucune commune mesure entre les deux époques et les organisations sociotechniques et politiques sont non comparables.
Il reste que les agriculteurs innovants montrent un comportement, surtout en comparaison aux descriptifs de Allaby et al.(2022) qui suggèrent que finalement l’activité propre à l’agriculture pourrait imposer une approche de l’invention et de la recherche différente de ce qui est connu dans le monde industriel. Travailler directement avec le vivant et produire par l’intermédiaire du vivant tout en cherchant à inventer pourrait impliquer des raisonnements spécifiques. Après une période de dépossession progressive, néanmoins associée à une croissance spectaculaire des rendements, de nouveaux problèmes conduisent manifestement à une sorte de renouveau.
3 - Le « renouveau » de la recherche à la ferme
À partir de l’analyse de nombreuses recherches en agronomie, agroécologie et développement durable en agriculture, nous montrons ci-après que le renouveau de la recherche, de l’invention et de l’innovation dans l’activité agricole est une réalité. Mais cette réalité demande une approche épistémologique adaptée dans le contexte d’une poursuite de l’élargissement des activités de recherches scientifiques, laquelle questionne plus précisément ce que savoir désigne et intègre les activités de conception.
3.1 – Concept de « On-Farm Experimentation » (OFE)
L’expérimentation agricole existe depuis des lustres (Johnson, 1972 : Richards, 1989), et certainement depuis les origines (cf 2.3) ; elle concerne toutes les agricultures du monde. Mais il se passe de nos jours une réelle spécificité par rapport aux expérimentations anciennes à l’origine des nombreuses innovations de l’agriculture jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. En effet, il s’agit d’un renouveau dans tous les pays marqués par la « révolution agricole moderne ». Ces expérimentations, directement à l’échelle de l’exploitation agricole, sont réalisées avec des partenaires scientifiques. Ce sont celles qui permettent de mieux comprendre les problématiques propres aux agriculteurs engagés dans la transition agroécologique, car une branche de recherche scientifique se penche sur l’activité des agriculteurs, et analyse comment procèdent les agriculteurs. Certains scientifiques font des analyses épistémologiques de leurs comportements expérimentaux. Cela fait partie de l’histoire de l’agronomie, en France, depuis Hénin et Sébillotte (cf biblio), de réfléchir à ce qu’est l’agronomie en tant qu’activité scientifique mise en situation d’action effective sur le terrain.
Il est manifeste que la rencontre relativement récente entre agriculteurs innovants et agronomes-chercheurs marque un début de recherche sur ce qu’est la recherche pour un agriculteur aujourd’hui. Qu’il s’agisse de l’agriculture biologique, de l’agriculture de conservation des sols, de la permaculture ou de l’agriculture qualifiée péjorativement de conventionnelle, en France, la recherche par des agriculteurs pour anticiper les changements a commencé bien avant celle des agronomes, même si, de facto, les agriculteurs ne publient pas leurs travaux, pas davantage que leurs ancêtres qui avaient tout inventé durant les milliers d’année d’évolution agricole.
C’est seulement au début des années 2010 que la recherche agronomique académique publie des articles sur l’expérimentation à la ferme (Berthet et al. 2012, Cook et al. 2013, Enjalbert et al. 2011, Piepho et al. 2011). Depuis, on constate une croissance rapide du nombre de publications internationales sur ce qui est désormais qualifié « On-Farm Experimentation (OFE) » dont on ne peut citer ici qu’une part (Akpo et al. 2021, Catalogna et al. 2018, Catalogna & Navarrete 2016, Cook et al. 2018, Hegedus et al. 2023, Hegedus & Maxwell 2022, Lacoste et al. 2021, McIntosh 2020, Paccioretti et al. 2021, Roques et al. 2022, Toffolini & Jeuffroy 2022). De fait, les publications sur ce sujet connaissent une croissance exponentielle et déjà depuis la fin de 2023, il y en a plusieurs par mois. D’ici peu le nombre de publications sur ce sujet finira par dépasser celui des publications qui cherchent à comprendre comment les agriculteurs faisaient dans le passé, avant l’implication de l’approche scientifique en agriculture.
Ces publications relèvent d’expérimentations au champ faites par des agriculteurs selon une approche conceptive qui leur est propre, tout en étant de plus en plus « accompagnés » de chercheurs institutionnels. Mais ce sont les chercheurs qui publient, et, à ce jour ils n’associent pas les agriculteurs comme auteurs, pour des raisons qui relèvent d’un reste de logique de cloisonnement, ou de la modestie des agriculteurs vis-à-vis de la science. Cette forme d’expérimentation, accompagnée et reformulée, permet la production d’une science crédible, pertinente et légitime, dans la mesure où elle adopte une perspective centrée sur l’agriculteur (Toffolini & Jeuffroy 2022). Les résultats pourront être transmissibles.
Cette mise en travail collaboratif d’agriculteurs-chercheurs et d’agronomes-chercheurs est internationale et ne concerne pas que les pays industriellement avancés (Harrison et al. 1990, Hockett & Richardson 2018, INRAE 2021). Dans ce cadre, un mouvement international associant 8 pays, dans lequel l’INRAE joue un rôle important, est mis en place (INRAE 2021, Lacoste et al. 2021) et utilise désormais l’acronyme OFE (On-Farm Experimentation).
L’accentuation de ces travaux collaboratifs provient de l’implication des États et des Institutions de recherche en agriculture, selon les modalités décrites en 2.1, n°4. La France, sur cet aspect joue aujourd’hui un rôle important et tente de corriger l’historique de travaux développés par les agriculteurs sans aucun soutien. L’expérimentation à la ferme signifie clairement que les travaux, de fait, sont réalisés par des agriculteurs impliqués dans la conception et engagés sur des objectifs. La majorité de ces travaux collaboratifs, objet de publications académiques internationales, ont moins de quinze ans. L’historique de cette nouvelle approche s’enracine néanmoins dans un plus lointain passé, essentiellement américain et brésilien, lorsque a eu lieu la prise de conscience que, dans des conditions de climats peu tempérés, l’agriculture maximisant le rendement et la productivité à court terme peut rencontrer de très graves accidents environnementaux. Le changement climatique en cours risque de faire disparaître les régions dites « tempérées ». L’urgence d’une approche concentrée sur le local, dans la longue durée, est indéniable même si cela peut paraître paradoxal.
3.2 - Les spécificités de la recherche et de l’innovation en agriculture
L’histoire agricole des 50 dernières années révèle que tenter de maintenir des rendements suffisants, dans les nouvelles conditions de changement climatique, de baisse de la biodiversité, de compétition pour l’usage de l’eau, de dérèglement des cycles du carbone, de l’azote, du phosphate et du Soufre, exige des actions dans l’incertitude. Cette incertitude est à trois niveaux : 1) l’agriculture étant rarement confinée, elle dépend des variations imprévisibles de l’environnement (sécheresse, pluies violentes, orages, gel, grêle, canicules…) ; 2) L’agriculteur est à la fois, de fait dans son exploitation soumise à ces imprévus, et de principe acteur externe sur son exploitation ; 3) Ce que conçoit l’agriculteur peut échouer ; il en tirera, ou non, des conclusions. Cela peut le conduire à modifier ses objectifs. L’expérimentation agricole, reconnue pertinente, participe à l’apprentissage intellectuel par les agriculteurs de cette situation qui leur est propre. Selon les imprévus, l’agriculteur peut ou ne peut pas agir. Typiquement, lorsqu’il pleut trop, l’agriculteur ne peut pas entrer dans son champ.
Le processus expérimental agronomique factoriel, référence scientifique, perd son statut de seul critère de définition d’une recherche. En revanche, il devient un outil heuristique, pour analyser et comprendre ces expériences des agriculteurs (Catalogna & Navarrete 2016). Il s’agit d’analyser les relations entre les processus d’apprentissage et d’innovation, chez ces agriculteurs, et les synergies possibles entre les connaissances scientifiques et empiriques. Le concept de cadre de travail, « framework » en anglais, devient la référence pour penser l’usage de la science dans l’analyse des recherches et innovations en agriculture en devenant un « dynamic framework », ou cadre de travail dynamique (Berthet et al. 2012, Cristofari et al. 2017, Godin 2006, Hill & MacRae 1996, Lönngren et al. 2016, Quendler et al. 2013, Rabhi et al. 2021, Sneessens et al. 2019, Sovacool & Hess 2017, Steingrímsdóttir et al. 2018).
Une première classification des exploitations agricoles, sur la base des cadres de travail, a été entreprise (Therond et al. 2017, 2019). Elle montre que la simple classification « agriculture conventionnelle », « agriculture biologique », « agriculture de conservation des sols » n’est pas pertinente. C’est en cherchant du côté des sciences humaines que le concept de « dynamic framework » a pu être conçu (Schaub 2021, Wright 2002, Zimmerman et al. 2018). Il sera appliqué en agriculture avec pertinence (Catalogna et al. 2018, Catalogna & Navarrete 2016). En particulier, on peut observer comment un agriculteur conclue une expérience ou, au contraire, sans en tirer de conclusion claire, décide néanmoins sans hésitation. Les agriculteurs utilisent rarement des réplicas et comparent la plupart du temps leur expérience à leurs propres champs des années précédentes, donc dans le temps plutôt que dans l’espace. Leurs témoins implicites sont basés sur le souvenir des expériences passées.
En agronomie, les expériences dites factorielles cherchent à identifier l’effet d’un ou de quelques facteurs sur un système, comme les intrants chimiques (engrais, phytosanitaires) ou la génétique. On teste diverses hypothèses sur le rôle des facteurs, sur de petites parcelles dont l’arrangement spatial, les répétitions et témoins adaptés aux objectifs, répondent à des exigences statistiques (Maat 2011). Les expériences factorielles suivent un schéma en trois étapes : conception de l’expérience, suivi en temps réel et analyse des résultats. Cette approche a eu un succès indéniable, manifesté par l’extraordinaire croissance des rendements et de la productivité. Mais ni les milieux ni l’environnement n’ayant été pris compte, comme s’il s’agissait d’une industrie à optimiser, ce sont les milieux et l’environnement qui en ont payé le prix. Étant une activité dans un milieu ouvert, comme les mines à ciel ouvert, les externalités non prises en compte finissent par être tangibles. Prendre soin des milieux devient une exigence (Triclot 2024).
Les agriculteurs ne peuvent pas réaliser de telles expériences, car leurs champs servent d’abord à produire, même si, adroitement et implicitement, les agriculteurs-chercheurs gardent en mémoire les événements de chaque année et les résultats correspondants. Pour disposer de temps, surtout sur les petites et moyennes fermes, ils doivent organiser différemment l’introduction, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation des résultats de nouvelles approches (espèces, variétés, pratiques, matériel ou technologies diverses). Qu’il s’agisse de nouveauté née dans leur esprit ou d’adaptation sur leur exploitation de conceptions venues d’ailleurs ne change rien, et en conséquence l’expérimentation agricole diffère de celles qui sont réalisées en laboratoire ou à partir de petites parcelles.
L’expérimentation agricole relève aussi d’une stratégie de production, de maintien des capacités productives et de fertilité des sols (malmenés par la révolution agricole antérieure), d’intégration des conditions sociotechniques, environnementales et économiques, bref d’une stratégie agricole dans son sens le plus large. Pour favoriser la transition vers des systèmes agricoles plus durables, il est important de mieux comprendre comment les agriculteurs apprennent ou peuvent apprendre à changer (Chantre & Cardona 2014), tout en continuant à produire, et comment leurs propres expériences peuvent relever d’apprentissage de nouveautés techniques, biologiques, humaines, sociales.
Une des différences avec les scientifiques est que leurs hypothèses sont le plus généralement implicites, comme si elles étaient évidentes et n’avaient pas besoin d’être longuement formulées. Néanmoins, nous pouvons y distinguer, malgré leurs côtés implicites, deux types d’hypothèses. L’une est fortement liée aux attentes pratiques des agriculteurs : les agriculteurs veulent voir "si ça marche". L’autre est moins précise : quelque chose de nouveau est expérimenté mais il n’y a pas d’attentes claires à ce sujet ; les agriculteurs cherchent à savoir "ce qui se passe si..." L’origine d’une idée nouvelle peut être très variée : apportée par un voisin (Bhuktan et al. 1999), venue d’un programme de développement (Mak 2001, Kummer 2011), d’une observation spécifique apparemment anodine (Scheuermeier 1997), d’un savoir-faire personnel ou même, de la littérature scientifique à laquelle de nombreux agriculteurs sont de plus en plus sensibles.
Lorsque les problèmes sont clairement identifiés, certains auteurs classent l’expérience comme une « expérience de résolution de problèmes » De fait, un agriculteur cherche rarement à répondre à une question, mais bien davantage à résoudre un problème. Il ne se soucie pas de prouver son affirmation-hypothèse initiale ; un événement inattendu est même le bienvenu s’il crée une situation nouvelle et reproductible qui résout le problème, même dans le cadre d’une expérience factorielle. Finalement l’épistémologie de l’agriculteur est phénoménologique (Catalogna & Navarrete 2016) et l’agriculteur, toujours soumis à des changements environnementaux imprévisibles, reste à l’affut de la « sérendipité »2 , ce que Darwin avait bien remarqué chez les sélectionneurs de son temps. L’agriculteur sait faire intuitivement la différence entre risques calculables et incertitude.
3.3 - Pour une épistémologie adaptée à l’expérimentation à la ferme (On-farm experimentation ou OFE)
On peut synthétiser les différences d’approche du scientifique et de l’agriculteur en situation d’expérimentation selon Catalogna et Naverrete (2016) en 9 points.
1) Le scientifique se focalise sur un minimum de facteurs bien décrits, tandis que l’agriculteur, plus réaliste, prend en compte, immédiatement, et implicitement, de nombreux facteurs dont il sait par expérience l’importance ;
2) Le scientifique minimise les interactions entre ces facteurs tandis que l’agriculteur reconnait, de facto, les fortes interactions entre les facteurs ;
3) Le scientifique cherche à fournir des informations spécifiques pour tous tandis que l’agriculteur cherche à obtenir le maximum d’informations pour son activité ;
4) Le scientifique traite des données abstraites alors que l’agriculteur traite de données tangibles ;
5) Le scientifique construit son raisonnement sur des hypothèses alors que l’agriculteur le construit sur des résultats attendus ;
6) Le scientifique cherche la précision et l’agriculteur la pertinence ;
7) Le scientifique expérimente pour répondre à des questions spécifiques, l’agriculteur conçoit l’expérimentation comme processus d’apprentissage continu ;
8) Le scientifique est davantage focalisé sur la technique, l’agriculteur cherche à optimiser les performances pour des bénéfices durables ;
9) Le scientifique analyse, observe, la réponse moyenne ; l’agriculteur analyse le processus.
Les différences sont signifiantes : le scientifique étudie en extériorité alors que l’agriculteur se préoccupe de l’évolution, voire de la survie, de son activité. Sa recherche est intégrée dans son activité et il s’inclut dans celle-ci. Car la survie de son exploitation qui peut être en cause.
La référence à la science est généralement réduite à un seul type d’expérience scientifique, les essais factoriels, alors qu’il en existe bien d’autres, systémiques (Debaeke et al. 2009, De Souza et al. 2012). Pour analyser les expériences des agriculteurs, il conviendrait d’utiliser les concepts, les étapes et la diversité des méthodes utilisées par d’autres scientifiques, issus des sciences humaines, non pas ceux qui construisent des expérimentations, mais ceux qui font partie prenante de celle-ci. Il est probable que le cloisonnement des sciences a ralenti le transfert conceptuel de ce qui a été appelé recherche-action, une démarche et une méthodologie de recherche scientifique qui vise à mener en parallèle, de manière intriquée, l’acquisition de connaissances scientifiques et des actions concrètes, transformatrices sur le terrain. Ce double objectif, associé à une réflexion critique, trouve son origine dans les sciences sociales. De fait, le concept de recherche-action a été inventée par Kurt Lewin, le premier psychosociologue, en 1946, pour décrire ses propres recherches entamées dix ans auparavant (Adelman 1993, Dickens & Watkins 1999, Lewin 1946).
Il est frappant que la NRP (Nouvelle Revue de Psychosociologie) vient de lancer un appel à publication dans son numéro 39, prévu pour publication au printemps 2025, lequel cherche à « explorer les voies de la convergence entre la psychosociologie, les sciences humaines cliniques et les sciences de la vie et de la terre, au sein de ce vaste chantier que constitue la recherche-action participative ». Autrement dit, c’est une exploration en résonnance avec l’intégration nécessaire des problématiques environnementales, ce qui est bien une problématique émergente depuis près de trente ans en agriculture.
La recherche en agriculture a désormais commencé à investir ce concept de recherche-action (Sriskandarajah et al. 2016, Carrapatoso 2021, Ison 2012, 2017). Pour analyser l’aspect scientifique de l’activité de recherche des agriculteurs, nous pourrions aussi sortir de la conception positiviste de la recherche scientifique datant de la fin du XIXe siècle (Auguste Comte, Claude Bernard, etc.) et nous appuyer davantage sur la recherche épistémologique moderne (Thomas Kuhn, Paul Feyerabend, Herbert Simon, etc). En synthèse, on peut considérer que l’évolution vers une agriculture durable gagnerait à remplacer le modèle linéaire de transfert de connaissances et de technologies de la recherche vers les agriculteurs par des processus impliquant de nombreux acteurs aux intérêts différents et parfois divergents, permettant une action davantage « bottom up ».
Une analyse spécifique concerne ce qu’on appelle le couvert végétal, lequel est généralement recommandé en agroécologie et laisse croire que c’est une « simple formalité », dénuée de toute recherche. En réalité, concevoir et réussir un couvert végétal pour qu’il remplisse son rôle de protection des sols (érosion), de fixation du carbone aérien (CO2), d’amélioration de la texture et de l’aération du sol et d’enrichissement en humus du sol, permette de supprimer le labour, et fournisse même des surplus utilisables, ne semble pas faire partie des programmes de recherche académique. C’est une gageure expérimentale, et il vaudrait mieux parler DES couverts végétaux, potentiellement très variés, sachant qu’on ne sait pas exactement comment cela fonctionne et permet d’éviter le travail du sol. Or, on ne connait guère comment concevoir la composition en espèces et variétés d’un couvert végétal optimal, et le moment optimal de son semis, en fonction des cultures installées sur ce couvert. Les dates optimales de plantation de ce couvert en fonction des cultures productives, ni l’état de santé nécessaire des espèces qui le constitue pour que ce couvert remplisse toutes ses fonctions, ne sont pas clairement connus, et leur mise en œuvre rencontre de nombreux imprévus. Ce type de nouvelle situation décrit bien les problèmes épistémologiques relevés par Aurélien Cohen (2017). Par exemple, pouvoir se passer totalement d’un herbicide total (en l’occurrence le glyphosate) n’est pas encore garanti, et des passages mécaniques, coûteux en matériel, énergie et temps de travail peuvent être requis, si l’adéquat aux milieux agricoles n’a pas été trouvée. Ce sont surtout les agriculteurs impliqués dans l’agriculture de conservation des sols qui y travaillent selon une approche très empirique et intuitive, sans qu’ils puissent prétendre qu’il s’agit d’une recherche fondamentale et sans qu’ils aient le soutien de la recherche académique sur ce sujet. De plus, il n’existe pas en France de production industrielle digne de ce nom de matériel spécialisé dans les semis sous différents couverts végétaux et sur différents sols, car ces agriculteurs ne sont pas encore assez nombreux. Ils modifient (bricolent) leur matériel pour l’adapter à leurs conditions (Kefi et al. 2023)
3.4 - Les transformations de la recherche en agronomie et la reconnaissance de l’agriculteur-chercheur
Nous venons de citer les 9 points décrivant les différences entre les approches de recherche des agriculteurs et des scientifiques. Ces différences sont liées aux conditions dans lesquelles les deux groupes s’engagent dans le travail expérimental. Auparavant, Volker Hoffmann (Hoffmann et al. 2007) avait reconnu le pouvoir d’innovation, de recherche et d’expérimentation des agriculteurs à partir de la présentation d’exemples tels que la sélection des cultures et des animaux, le développement de nouveaux systèmes de production, l’équipement agricole et les innovations sociales. Compte tenu des avantages comparatifs – et complémentaires – respectifs des approches des agriculteurs et des scientifiques, et pour aider les chercheurs à améliorer la qualité de leurs travaux, il discute des moyens d’optimisation de la collaboration entre les agriculteurs et les scientifiques pour l’innovation technologique selon cinq points de vue : l’orientation vers l’utilisateur, la décentralisation, les modes informels d’expérimentation, l’externalisation des connaissances tacites et les considérations économiques.
Une meilleure compréhension de ces questions pourrait aider les chercheurs à définir leur propre rôle dans le processus de recherche, à reconnaître les forces et les faiblesses de leur propre travail et aussi de celui des agriculteurs, à surmonter les problèmes de communication et à trouver des solutions créatives aux problèmes qui surviennent généralement dans le processus de développement technologique participatif. Nous serions dans la recherche-action dans le sens donné par Lewin.
Les travaux de Lorène Prost portent sur les processus de conception à l’œuvre dans un monde agricole en transition3. Investie à la fois en agronomie systémique et en sciences de la conception, elle analyse l’activité des agriculteurs qui re-conçoivent leurs pratiques et l’activité des agronomes qui outillent et accompagnent ces re-conceptions. Elle montre comment l’agronomie systémique est renouvelée par la montée en puissance des travaux sur la re-conception des systèmes agricoles vers plus de durabilité. Bien que son texte soit peu accessible à ceux ou celles qui ne sont pas familiers/familières des théories de la conception (design en anglais), nous pouvons synthétiser ses analyses sur le sujet qui nous concerne ici : la recherche et la conception des agriculteurs investis dans la transition agroécologique, plus précisément les processus de changement et les expériences menées par les agriculteurs dans les exploitations, sont essentielles. Il s’agit aussi d’une synthèse des études scientifiques sur les transitions des exploitations agricoles vers l’agroécologie, laquelle remet en question les horizons temporels et les dimensions de la durabilité que les chercheurs en agriculture et agronomie considéraient auparavant. Dans ce contexte, on peut affirmer que les transitions des exploitations agricoles vers l’agroécologie nécessitent des changements dans l’organisation et le financement actuels de la recherche agricole afin d’encourager des configurations à plus long terme et plus adaptatives.
On constate que la recherche en agronomie évolue en tenant compte des capacités des agriculteurs. Elle s’éloigne de la recherche opérationnelle, mais se focalise davantage sur les recherches pour comprendre et expliquer comment ceux qui sont dans l’activité – les agriculteurs – opèrent. C’est une reconnaissance explicite que les acteurs agricoles sont des acteurs-chercheurs et qu’une nouvelle activité de recherche agronomique consiste à tenter de comprendre comment les acteurs font leur recherche (sélectionneurs, tests de phytosanitaire, recherche de nouveaux systèmes de culture, modification et/ou minimisation du matériel, etc.). Comprendre et pratiquer la recherche-action devient un enjeu majeur dans le cadre de l’adaptation au changement climatique et des modifications désormais perceptibles de l’environnement dans le contexte de l’activité agricole. Les agriculteurs, ceux qui cherchent une solution à la production maintenue dans un contexte de reconstruction du système de production, deviennent des chercheurs de fait, et les agronomes des chercheurs qui accompagnent et cherchent à comprendre comment font ces agriculteurs-chercheurs pour organiser leur recherche dans l’action, dans le partage et l’échange, c’est-à-dire d’une manière qui rappelle ce que Lewin a nommé « Recherche-action ». On est loin de l’épistémologie positiviste.
En référence à la pensée de Herbet Simon (The science of artefact, 1969)4, Lorène Prost montre qu’il n’y a pas de réponse univoque a la question de la nature scientifique de l’agronomie. Généralement, la science ne se préoccupe pas uniquement d’établir des lois et régularités, elle crée aussi des objets. La création d’objets innovants associés à des connaissances nouvelles repose sur une hybridation forte entre science et technologie dont la frontière semble alors s’estomper, d’autant plus qu’il s’agit d’une science du vivant, et c’est bien là que se positionne la recherche agronomique d’aujourd’hui. Elle a aussi pour objectif d’accompagner, d’équiper, et d’outiller intellectuellement tous les acteurs du monde agricole – dont bien sûr les agriculteurs – qui agissent sur le champ et dans le champ.
Au sein de l’INRAE et en coordination avec AgroParisTech l’approche conception mobilise un nombre croissant de chercheurs, en interdisciplinarité, dans le cadre du réseau IDEAS dont l’objet est d’analyser est réaliser des processus participatifs pour concevoir produits, technologies ou services dans les systèmes agroalimentaires. De nombreux chercheurs INRAE, cités dans cet article, font partie du réseau IDEAS. Armand Hatchuel, professeur au sein du Centre de Gestion Scientifique de MINES Paris, a eu un rôle important dans la formation de plusieurs chercheurs du réseau IDEAS.
Il convient donc d’étudier l’activité de conception des agriculteurs eux-mêmes, activité à laquelle l’agronome-chercheur peut contribuer. Les agronomes-chercheurs peuvent se concentrer sur le métier du « paysan-chercheur »5 ; comment expérimente-t-il, avec quels outils, quelles conceptions de son travail ? Et ce d’autant plus que ses savoir-faire restent implicites et difficilement formulables.
L’agroécologie peut être comprise comme une forme d’agriculture en partie relocalisée. C’est à chaque agriculteur de terminer la conception de son système de production par lui-même, à partir de son contexte et de son projet. Il convient de reconnaître l’idée d’un agriculteur-concepteur sachant que cela n’exclut pas les autres acteurs de la conception. Du point de vue de la recherche agronomique, son objet se déplace vers le soutien des processus de conception des agriculteurs dans leur changement vers l’agroécologie. Il s’agit d’inscrire les activités de conception des agriculteurs dans une activité collective de conception plus large. Comment les processus de conception individuels des agriculteurs sont articulés à d’autres, plus collectifs, et comment ces différents processus s’alimentent-ils mutuellement ? La recherche sur le duo agronome-chercheur et agriculteur-chercheur, afin de mieux comprendre les contributions relatives de chacun à la conception, est une reconnaissance explicite que les agriculteurs en transition vers l’agroécologie sont aussi des chercheurs.
4 – L’émergence des paysans-chercheurs
L’identification et la reconnaissance du paysan-chercheur devient aujourd’hui une étape importante dans le processus de transformation de l’agriculture vers l’agroécologie et la durabilité. Il prend des décisions non seulement en tenant compte de risques calculables mais aussi en acceptant les situations d’incertitudes inhérentes à son activité. Ce qui ressort des nombreux travaux publiés et cités dans cet article, c’est qu’il convient de centrer la recherche sur l’agriculteur afin de mieux faire le lien entre les exigences de l’industrie et les apports des scientifiques. Une des conditions du succès, probablement la plus importante, est d’établir une relation d’égalité entre agriculteur et chercheur académique, en sachant que le seul preneur de risque, face à l’incertitude, est bien l’agriculteur.
4.1 - Comment qualifier une activité de R&D sur une exploitation agricole ?
En premier lieu, il convient de partir de la définition donnée par le Manuel de Frascati (OCDE 2016) concernant l’activité de R&D dans une organisation d’entreprise. Nous reprenons ci-après, les cinq critères qui qualifient de manière générale une activité de R&D selon le Manuel de Frascati (§ 2.7), référence méthodologique internationale en matière de recueil et d’exploitation des statistiques de R&D, en les confrontant aux activités de R&D en agriculture, a minima en ce qui concerne les questions de transition vers l’agroécologie.
1 - Comporter un élément de nouveauté (Viser à obtenir des résultats nouveaux : § 2.14 à 2.16)
Passer de l’agriculture industrialisée, dite conventionnelle, à un nouveau système de culture qui incorpore des exigences non définies durant le développement agricole de la deuxième moitié du XXe siècle, c’est approximativement comme passer de l’industrie d’avant la Seconde Guerre Mondiale à l’industrie de la fin du XXe siècle ou du début du XXIe siècle. On ne peut pas parler d’un élément de nouveauté, mais mieux d’un faisceau de nouveautés interagissant en réseau, dont l’implémentation demandera une vingtaine d’années, a minima. Les nouvelles connaissances structurées à acquérir ne sont pas clarifiées même au niveau de la recherche la plus fondamentale à ce jour. Le terme agroécologie lui-même ne relève pas encore d’un cadre conceptuel clarifié (Berthet 2014).
Nous avons montré ci-dessus que la recherche agronomique elle-même change de nature pour comprendre et accompagner les agriculteurs dans leur re-conception des agrosystèmes et de leurs pratiques agricoles. Tout agriculteur engagé dans cette transition est face à des nouveautés d’une ampleur inégalée depuis plus de 50 ans.
2 - Comporter un élément de créativité (Reposer sur des notions et hypothèses originales et non évidentes : § 2.17)
Il faut reconnaître que cette transition agricole va demander des trésors de créativité, et ce que nous venons de décrire ci-dessus montre qu’un nombre croissant d’agriculteurs en relève le défi à leurs risques et périls. Ces travaux permettent d’aboutir à de nouveaux concepts, méthodes, et pratiques adressant les limites auxquelles sont confrontés les systèmes actuels et apportant ainsi une meilleure compréhension et maitrise de ces problématiques.
3 - Comporter un élément d’incertitude (Revêtir un caractère incertain sur le résultat final : § 2.18)
Quelques soient les développements qu’il cherche à réaliser, un agriculteur se retrouve toujours face à l’imprévu, l’incertitude, entre autres pour des raisons de météo locale, mais aussi face à des réglementations qu’il ne peut anticiper, ou des évènements internationaux qui modifient souvent brutalement, les conditions d’accès aux marchés, en amont ou en aval de ses activités. En outre, en ce qui concerne ce que l’on appelle la « transition vers l’agroécologie », les contours qui définissent cet objectif, incertain dans sa conception intrinsèque sont à construire. L’incertitude est fondée à la fois conceptuellement et concrètement (Berthet 2014). L’agriculteur doit s’engager à la fois dans le développement et dans la mise en œuvre pratique, sans garantie, même s’il est accompagné par les agronomes-chercheurs, ce qui n’est pas toujours le cas. De plus, l’expression générique « agroécologie » cache l’importance des conditions locales. Les essais ou les prototypes que l’agriculteur tente de réaliser sont aussi soumis à ce principe d’incertitude. Il devra sans cesse faire preuve de sérendipité, car les connaissances actuelles ne permettent pas d’intégrer la complexité de la situation. Production agricole et écologie n’ont pas été pensés ensemble : c’est à inventer (Berthet 2014).
4 - Être systématique (S’inscrire dans une planification et une budgétisation : § 2.19)
Les agriculteurs sont obligés de planifier leur activité sur plusieurs années et encore davantage ceux qui évoluent vers l’agroécologie, même si cette planification oblige à la reconsidérer chaque année. De même, ils sont obligés de définir un budget spécifique, plus ou moins explicite, même si leur activité économique est très variable pour des raisons de fluctuations non prévisibles, tant en ce qui concerne les prix des différents intrants, que ceux de leurs productions, qu’en ce qui concerne la législation et l’évolution des normes, ou tout simplement les imprévus météorologiques. Le principal point faible des agriculteurs est la difficulté à définir précisément le temps de leur activité dédié à la R&D, tant l’activité de l’agriculture est multiforme et demande à pratiquer de nombreuses fonctions dans le cadre de leur activité. Nous y reviendrons ci-après.
5 - Être transférable et/ou reproductible (Déboucher sur des résultats qu’il est possible de reproduire : § 2.20)
Les structures collectives (GIEE, DEPHY, 30000, etc.) ont pour intérêt principal d’accélérer la transférabilité. C’est aussi la raison pour laquelle des agriculteurs se regroupent en associations (BASE, APAD, Atelier Paysan). C’est par le collectif que se réalise le transfert. Les travaux de R&D, dans le cadre de la transition vers agroécologie, sont transférables et reproductibles davantage dans les modalités d’action que dans l’action proprement dite localement, tant les situations sont diverses localement. On s’attend qu’il puisse ressortir des travaux de recherche en agroécologie des règles générales mais pas à la manière d’une production industrielle, dont le milieu est contrôlé. Le milieu dans lequel agit l’agriculteur exige créativité et acceptation d’un part d’incertitude. Les sciences de références de la recherche en agroécologie sont les sciences de la matière, les sciences du vivant et les sciences humaines dont les sciences des artéfacts initiées par Hubert Simon en 1969. Il restera une part d’incertain que prennent toujours en compte les agriculteurs. À partir des conceptions (design en anglais) et des résultats obtenus, les développements permettent à d’autres paysans-chercheurs de reproduire les résultats obtenus dans le cadre de leurs propres activités. Il est vrai que beaucoup d’agriculteurs sont tout juste en train d’apprendre à consigner leurs travaux et leurs résultats, tant il est vrai que leurs savoirs, intégrés dans un savoir-faire acquis, peuvent ne pas être explicités.
4.2 - Résumé des modes de raisonnement de l’activité scientifique et technique et leurs modes d’usage en agriculture.
Il existe au moins cinq raisonnements proprement scientifiques :
Le raisonnement inductif (induction) part des observations empiriques et aboutit à une théorie ou à une loi, ou encore part du particulier pour aboutir au général. L’induction permet la généralisation, et vise l’universalité. Toutefois, la généralisation peut parfois être abusive. D’un point de vue épistémologique, le raisonnement inductif nous ramène à une conception empiriste de la connaissance et il est clair que les agriculteurs l’utilisent souvent, mais avec prudence tant ils savent que dans les conditions agricoles sont peu prévisibles. Les céréaliers français l’ont appris à leur dépend : les apports azotés peuvent être adéquats et pourtant ne pas avoir les résultats attendus si pluie et/ou sècheresse sont présentes aux moments inattendus.
Le raisonnement déductif (déduction) part des lois ou des théories déjà construites pour ensuite aller vérifier si ces lois sont valables dans l’expérience ; on part de principes ou de prémisses générales pour aboutir à une conclusion sur des cas particuliers. D’un point de vue épistémologique, le raisonnement déductif nous ramène à la conception rationaliste et sert en général de modèle préféré pour toute explication scientifique. Mais l’expérience montre que si beaucoup de scientifiques en sont les tenants, car ils travaillent en conditions contrôlées, les agriculteurs s’en méfient, tout en en reconnaissant la valeur, tant l’incertitude les environnent.
Le raisonnement analogique (analogie) a été remis au goût du jour par Gilbert Simondon (1924-1989) lequel a montré qu’il était parfaitement heuristique (utile pour la recherche) à condition de s’appliquer aux opérations (fonctions) et non aux structures. Par exemple, Descartes en parlant d’enchainement des idées fait référence aux chaines matérielles par analogie. C’est à partir d’un tel raisonnement que les agriculteurs transposent une expérience et ses résultats à un autre temps, un autre lieu ou une autre espèce, en prenant différents niveaux d’analogie, ce qui peut choquer certains scientifiques à tendance épistémologique positiviste. Mais comment s’y prendre quand il s’agit de modifier des parcours de cultures, d’introduire de nouvelles espèces, de modifier le travail du sol, etc. ?
Le raisonnement transductif (transduction) est utilisé par Gilbert Simondon pour désigner l’opération de prise de forme expliquant la genèse de l’individu sur fond de réalité pré-individuelle. Il s’agit, d’une opération par laquelle une activité se propage et s’amplifie. L’exemple canonique est la cristallisation à partir d’une poussière. C’est un mode de raisonnement pratiqué souvent en agriculture. Il a été promu, par la recherche académique elle-même, selon un raisonnement dit pas à pas ou step-by-step en anglais (Meynard et al 2023), comme le raisonnement propre à la transition vers l’agroécologique, tant la complexité des situations agricoles pousse à privilégier de ne pas aller trop vite et de consolider les gains acquis. Or cette dernière proposition est, de fait, une reprise, formalisée, de l’approche des agriculteurs.
Le raisonnement Abductif (abduction) ou hypothético-déductif consiste à inférer des causes probables à un fait observé. Autrement dit, il s’agit d’établir la cause la plus vraisemblable à un fait constaté et d’affirmer, à titre d’hypothèse, que le fait en question résulte probablement de cette cause. C’est le complément du raisonnement déductif. Il a longtemps été privilégié par les scientifiques eux-mêmes, et de nombreux experts estiment que c’est Le Raisonnement Scientifique, mais il n’est pas toujours adapté à une approche de résolution de problèmes dans un environnement complexe selon un résultat attendu, ce qui est la situation dans laquelle se situe l’agriculteur. Ce raisonnement est difficilement opérant dans une logique de recherche dans l’action qui exige de combiner tous les raisonnements. Catalogna et Naverrete (2016) ont montré que l’agriculteur, en fonction de son expérience passée, peut inférer différemment du chercheur.
4.3 – Paysans-chercheurs et agronomes-chercheurs
Parmi les publications citées, de nombreuses tentent de dresser les forces et faiblesses des deux groupes d’acteurs. Le fait de savoir et surtout de savoir le faire savoir (communication) donne un avantage autant dans les échanges que dans les débats qui peuvent avoir lieu, en collectif ou devant des instances institutionnelles. Même si un nombre croissant d’agriculteurs innovants peuvent débattre sans difficulté avec les agronomes-chercheurs, ce n’est généralement pas dans leur culture d’afficher leur savoir-faire dans des termes qui positionnent favorablement celui qui sait et sait le dire à ceux qui n’entendent qu’un mode de raisonnement. Ce qu’on peut définir comme « l’arrogance naturelle de celui sait et sait faire savoir », autrement dit « l’arrogance naturelle du sachant » est souvent non perçu par celui qui expose son savoir. Nous avons vu au point 2.3 que les agriculteurs sortent tout juste d’une période de dépossession progressive de leur inventivité propre. Il convient de leur donner la possibilité d’être réellement entendus et soutenus.
Le rôle des agronomes chercheurs devient dans ce cas, plus « modeste » : apporter leur savoir à ceux qui détiennent un savoir-faire, mais ne savent pas toujours l’exposer dans les termes académiquement reconnus. Le poids de l’histoire reste encore lourd et l’évacuer demande encore du temps. Jean-Philippe Valla a fait de sa ferme Tournesol, au pied du Vercors, un terrain d’expérimentation. Il montre à quel point un agriculteur doit disposer d’une gamme de compétences très large (savoir souder, selon lui, est la première indication de l’autonomie de l’agriculteur…). Mais justement, il ne porte pas ce poids historique, il ne vient pas du monde agricole. Le Paysan-Chercheur est celui qui se libère de ce poids historique et s’insère dans l’histoire des agricultures du monde.
5 - Quels appuis aux agriculteurs-innovateurs ?
Nous ne pouvons pas nous étendre ici sur l’ensemble du dispositif réglementaire construit pour inciter les agriculteurs à aller vers l’agroécologie. Il est devenu d’une telle complexité qu’il ne peut être compris par les agriculteurs que comme un carcan fait d’injonctions parfois contradictoires, ce qui permet, pour une part, de comprendre les manifestations agricoles récentes dans toute l’Union Européenne (Bourget 2024). La loi française de 2018 issue des États généraux de l’alimentation lancés en 2017, “loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous” dite loi EGalim, est vécue par les agriculteurs comme sans conséquence concrète. Il reste qu’il n’existait pas, jusqu’en 2022, de dispositif pour soutenir les agriculteurs mûs par le désir d’entreprendre, de chercher des solutions nouvelles, d’innover dans l’incertitude.
Le CIR (Crédit Impôt Recherche), méthode française pour reconnaître et aider les activités de recherche intégrées à des activités économiques, s’est développé dans les activités industrielles et commerciales mais, de fait, a peu été appliqué à l’échelle de l’exploitation agricole. Il pourrait être un signe fort de reconnaissance de ce qu’est l’activité des agriculteurs, mais il s’avère que la description des conditions d’application CIR, prise à la lettre, se heurte à la réalité agricole. Ce n’est pas la recherche ou le développement agricole qui est analysé, dans le cadre du CIR, actuellement, mais, entre autres, le niveau de compétence, décrit comme une conséquence directe d’une niveau académique reconnu, l’existence d’un service spécialisé en R&D, une démarche de recherche fondée sur une épistémologie ancienne, etc. Ne peuvent répondre à ces critères, verbatim, que des entreprises ayant a minima une vingtaine d’employés, et disposant d’une marge (dans le sens financier) importante. En conséquence de cette approche, les activités proprement de recherche et développement ne représentent finalement que 15% des montants globaux du CIR. Pourtant l’esprit du CIR est fondé sur le manuel de Frascati (OCDE 2016), et dans ce dernier cadre, il semble que les activités de recherche et développement en agriculture sont clairement identifiables.
Il existe peu d’entreprises agricoles, en France, dont la grandeur en chiffre d’affaires et en nombre de d’actifs puisse dépasser celle d’une toute petite entreprise (TPE). Il existe, en France et en grande culture, des exploitations de 3000 ha ou plus. Or le système agricole conventionnel actuel, très mécanisé, permet de faire fonctionner ces entreprises avec moins de 10 UTH (unité de travail humain) tout compris, autrement dit moins de dix personnes (TPE), alors que son chiffre d’affaires peut dépasser 4 millions d’euros (PME), sachant que les marges sont faibles. Il n’est pas possible dans ces conditions d’identifier un service de R&D dans l’écrasante majorité des exploitations agricoles, ni une personne affectée à la recherche. Un agriculteur cumule toutes les fonctions, classiquement séparées en entreprise. Or, même dans ce cas extrême, le responsable (souvent qualifié de gérant pour des raisons juridiques) doit adapter son entreprise aux marchés fluctuants et aux coûts des intrants également fluctuants. Il doit prendre régulièrement des décisions qui ne relèvent pas d’un conducteur de travaux ni d’un responsable de production, mais d’une recherche dans l’action, pour sans cesse adapter et reformuler ses planning de production (modification des rotations, choix annuel des assolements, développement de nouvelles productions, investissements, choix technologiques, etc) ; il peut décider une différenciation vers la transformation, des investissements dans des outils de stockage, ou des outils de production d’énergie, modifier son système de culture, ce qui peut exiger un temps effectif considérable dans la recherche, temps quasiment jamais exposé par les agriculteurs, tant c’est implicite : ce sont des projets. De plus l’unité de temps des expérimentations agricoles est d’un an. Il peut falloir de 3 à 8 ans pour apprendre et commencer à recevoir les fruits de recherches et développements sur la longue durée.
Lorsqu’il y a une forte activité de recherche, nous l’avons vu, il s’agit de recherches dans l’action et chaque personne ne peut affecter à la recherche ou au développement qu’une partie de son activité. Cela exige un suivi des temps passés journaliers par actif, ce à quoi les agriculteurs ne sont pas habitués et qu’il convient de leur apprendre. Souvent débordés par les exigences réglementaires, qu’ils identifient à de « la paperasse », ils ne notent pas les temps passés à leur activité de recherche et l’expert qui les évalue, s’il a l’habitude d’évaluer des entreprises de taille moyenne ou de grande taille, ne saura pas évaluer la part de temps passé à la recherche sauf selon un audit qui exige un entretien personnalisé et donc un coût prohibitif par rapport à l’enjeu du montant possible.
Autrement dit, l’analyse à partir de documents peut être insuffisante pour comprendre s’il s’agit de recherche, de développement, ou simplement de production standardisée. Il y a là des problèmes spécifiques, propres à l’agriculture, de traduction entre la recherche telle qu’évaluée selon la logique du manuel de Frascati et la recherche telle que définie pour le CIR, plus adapté au fonctionnement d’entreprises déconnectées des variations des milieux et de l’environnement.
Le niveau de diplôme ne peut pas, en agriculture, prédéfinir s’il y a recherche ou pas. L’ingéniosité, la maîtrise de nombreux savoir-faire, l’acquisition de nouveaux savoir-faire n’est pas assimilable à un niveau de diplôme. Il existe des docteurs en science qui créent des entreprises agricoles , ils découvrent l’écart entre une activité de recherche dans une moyenne ou une grande entreprise et la réalité de la recherche dans l’action en agriculture, systématiquement sous-estimée à partir de documents préformatés et peu adaptés à l’activité agricole laquelle exige chaque jour réflexivité, inventivité et décision.
Par ailleurs, des discussions avec des agriculteurs impliqués dans la recherche, par exemple ceux qui s’orientent vers l’agriculture de conservation des sols ou agriculture régénératrice, montrent qu’ils sont réticents à considérer qu’ils font de la recherche, pour des raisons culturelles (dans son sens le plus large) car pour eux la recherche correspond à une sorte d’idéal dont il se sentent éloignés. Ils font de la recherche comme M. Jourdain fait de la prose… Ils ne savent pas mettre les mots adéquats sur leur activité, lorsqu’ils la décrivent, uniquement parce que le mot recherche correspond à un idéal qu’ils croient être hors de leur portée ou tout simplement différent de ce qu’ils estiment être la condition de l’agriculteur, dévoilant clairement le poids de l’histoire. Ils parleront de projets, d’adaptation, d’amélioration, de résultats, de problèmes, de difficultés, de butées, de blocages, de freins, de décisions, de risques, d’incertitude, mais s’interdiront le plus souvent de parler de recherche et encore moins d’élaboration conceptuelle.
6 - Conclusions
La pratique agricole est une activité dans laquelle la recherche intégrée à l’action, et non séparée, est en train de devenir, pas à pas, quasi omniprésente. Face au changement climatique, à la croissance des événements imprévus et aux exigences sociétales, l’agriculteur est de plus en plus enclin à évaluer et intégrer les risques et les incertitudes d’une décision, d’une action sans parler pour autant de recherche. La seule maintenance de son activité exige pourtant une posture de recherche davantage qu’une posture de (re)production, ce qui est rarement pris en compte. Le temps passé à supputer et à prédire les conséquences d’une action peut être considérable mais spontanément sous-évaluée par l’agriculteur et surtout pas qualifiée de recherche, même par l’agriculteur.trice concerné.e...
L’agriculteur non seulement n’a pas été formé à expliciter toutes les raisons de son activité et de ses orientations, mais de plus les savoir-faire sont acquis dans et par l’action elle-même et en conséquence font partie des implicites de ses décisions. Les experts qui analysent une activité agricole, sans avoir eux-mêmes une expérience agricole, peuvent ne pas voir une activité réelle de recherche à partir des termes qu’emploie l’agriculteur plus tourné vers des problématiques d’objectifs, de projets d’amélioration et de résolution de problèmes. L’agriculteur accepte l’inattendu et cherche toujours à en tirer profit. Il serait ainsi, selon, un point de vue normatif, et dans le meilleur des cas, davantage un innovateur, voire un inventeur, qu’un chercheur.
Mais c’est ne pas voir qu’à chaque décision l’agriculteur prend des risques, et c’est sa survie comme agriculteur qui en dépend. Il peut connaître des échecs et ce n’est certainement pas en investissant davantage dans le matériel qu’il pourra automatiquement s’en protéger. Le pousser à investir pour des raisons de défiscalisation, c’est l’empêcher de penser recherche, conception, invention, innovation.
En revanche une activité de recherche réelle qui conduit à minimiser les investissements matériels et à privilégier les fonctionnalités du vivant devient invisible lorsque la recherche est analysée uniquement à partir des investissements réalisés. Elle permet de diminuer les charges pesant sur l’activité agricole sans pour autant être visible en termes de conséquences de la recherche. Cet aspect est propre à l’activité agricole où le vivant fait partie de l’outil de production, et d’autant plus que l’agriculteur opte pour une « agriculture du vivant », celle qui, justement, est demandée par la société.
Dans ces conditions, recherche et innovation continues ne seront pas spécialement perçues par l’agriculteur lui-même, peu au fait des définitions normatives ou légales de ce qu’est la recherche. Comment serait-elle perçue par l’expert auditeur qui fonde son évaluation sur des documents plus moins préformatés et peu adaptés à l’activité agricole, s’il est dans l’impossibilité de discuter avec l’agriculteur et de comprendre sa posture ? On a donc un cercle vicieux : l’agriculteur ignore ou doute faire de la recherche, pour des raisons culturelles et de modestie. Il ne peut donc défendre sa position même quand elle est celle d’un chercheur, c’est-à-dire d’un acteur qui doit sans cesse apprendre, produire des connaissances et des savoir-faire, et les transmettre.
C’est pourtant ce qui est désormais demandé aux agriculteurs : prendre des risques et les assumer, travailler dans un environnement souvent imprévisible, trouver des solutions nouvelles intégrant les exigences sociétales et les variations accrues de l’environnement, s’adapter aussi au contexte de plus en plus contraignant de ses marchés intégrés à des filières et savoir dialoguer avec les agronomes-chercheurs. Comment soutenir cette posture qui peut le mettre face à des imprévus qui mettent son entreprise en danger ? Par un CIR amélioré, ou selon des audits accompagnés ? Il convient d’admettre qu’il faut une approche nouvelle, originale, pour définir les moyens de soutenir les Paysans-Chercheurs, de plus en plus nombreux, mais dont les besoins unitaires sont petits en comparaison d’industries bien plus concentrées.