Plan
Introduction
L’authenticité est un savoir-être constitué de compétences flottantes qui s’incorporent dans l’identité psycho-sociale qu’un élève-ingénieur construit lors de sa formation. Paradoxalement, ces compétences flottantes se développent et se renforcent dans les temps où les certitudes laissent la place à de nouveaux paysages de formation qui en temps de crise, obligent étudiants et enseignants à accepter conjointement que des moments disruptifs deviennent le ferment d’un développement professionnel, sans cesse en recomposition. Ces compétences flottantes renforcent donc les supports les plus fluides et les plus consistants qui permettent à des personnes en formation de s’orienter vers des perspectives inattendues. Pour cela, il est nécessaire qu’un enseignant, lui aussi en pertes de repères professionnels face à des situations de crise, mette en scène des dispositifs de formation qui permettent à des étudiants de révéler « autre chose » que des compétences de sur-conformités techniques, qui n’ont plus de raison d’être dans un climat d’insécurité sanitaire. Ce dispositif de formation qui met en scène cette « autre chose » est un chef d’œuvre éducatif au sein duquel, enseignants et étudiants deviennent les chorégraphes d’une partition de l’incertitude où ceux-ci, mutuellement :
- S’autorisent à prendre appui sur leurs savoirs expérientiels qui mobilisent de façons simultanées des processus d’anticipation intuitive réveillées par des temps de crise.
- Acceptent d’utiliser différents médiateurs culturels leur permettant d’agir dans l’urgence et de faire confiance à l’incertitude.
L’anticipation intuitive, l’action dans l’immédiateté et la confiance en l’imprévu participent à l’émergence d’une démarche de formation flottante où l’enjeu est de solliciter l’imaginaire des étudiants en formation, dès lors qu’une distanciation sociale remet en cause un vivre ensemble professionnel. Ainsi, en devenant des objets flottants, entre une réalité imaginale et un imaginaire social, les moments de formation authentifient ce que l’être humain vit pleinement à l’intérieur de son corps, lorsque les turbulences environnementales atteignent une acmé vertigineuse autour de lui (Caillé, Rey, 2004).
Vivre une réalité imaginale dans des espaces confinés : une compétence flottante qui donne du corps à un dialogue intérieur
Que peuvent faire un étudiant et un enseignant lorsqu’ils se trouvent dans une impossibilité d’agir ? Lorsque le sens de l’existence se fait impuissance, lorsque l’inattendu et l’immédiat obscurcissent les prises de décision, deux postures existentielles s’affrontent : la force de l’inhibition et la puissance de la création. C’est au contact de ces deux dynamiques qu’un étudiant et qu’un enseignant vont pouvoir éprouver la réalité émotionnelle authentique d’un dialogue intérieur qui s’exprime en première personne.
Un vécu expérientiel s’incarne dans une une parole incarnée qui se révèle à l’aune de situations critiques vécues en temps réel (Depraz, 2014). Le dialogue qui se nourrit de sensations internes donne alors la parole à une expérience de l’intime qui se trouve bouleversée par l’évanescence de certitudes culturelles. Le corps sensoriel s’inscrit alors dans un entre-deux qui est constamment remanié entre :
- L’imaginaire et le réel,
- L’abolition du toucher qui éloigne les personnes et un nouveau regard qui rapproche celles-ci,
- Les sonorités de voix qui deviennent audibles et l’importance de parler vrai pour être entendu.
Face à des espaces qui peuvent devenir des lieux de sens interdits, des doubles sens rythment une nouvelle socialité : celle où le fait de prendre ses distances avec une première personne du pluriel, perçu comme dangereuse, favorise la découverte d’une grammaire émotionnelle qui se conjugue à la première personne du singulier. Lorsque celle-ci joue le rôle de porte-parole d’une personne confrontée à une expérience critique, le deuil de quelques illusions est à accepter.
Au moment d’un confinement décrété, une soumission librement consentie est le premier processus qui permet à un étudiant et à un enseignant d’exister, en s’appuyant sur des repères extérieurs. Ce n’est que dans un second temps qu’un autre processus devient manifeste : celui d’assumer une autorité assumée par l’étudiant et par l’enseignant qui permet à ceux-ci de s’autoriser à devenir acteurs de leurs propres expressivités. Celles-ci s’appuient dans ces conditions sur une partition dont les auteurs sont les corps sensori-moteurs d’un enseignant et d’un étudiant. Le déconfinement d’une pensée est alors synchrone d’une temporalité inédite lorsqu’une distanciation sociale est assumée : le temps social laisse la place à un temps personnalisé où l’étudiant et l’enseignant apprennent à devenir maîtres de leurs initiatives. Happés par une urgente immédiateté, l’étudiant et l’enseignant, empêchés de vivre à leurs rythmes sociaux habituels, accèdent ainsi à une conscience augmentée. Accepter d’être en contact avec des sensations internes permet à un étudiant et à un enseignant d’interroger le sens d’une action de formation authentique. Une quête de vérité et une conversion identitaire témoignent en conséquence des compétences flottantes qui permettent à des moments de confinement subis de devenir des opportunités de devenir soi-même, dans le regard distant des autres.
Quête de vérité et conversion identitaire : deux compétences flottantes qui favorisent l’accès à un devenir soi-même dans le regard distant des autres
La sidération d’une crise vécue est une invitation à lâcher-prise et une opportunité de se saisir d’une situation inédite, pour permettre à une métamorphose de naître. C’est elle qui opère le passage du pouvoir être-affecté au pouvoir-agir à nouveau (Revault d’Allonnes, 2008). Le souci de soi qui permet à des sensations corporelles de remonter à la surface de la conscience n’est pas une fermeture aux autres. Une vie bousculée par les distances sociales n’est pas la vie d’un autre monde : c’est une vie déclose, qui réveille un attachement à la vie authentique.
C’est la conjugaison de la précarisation de l’existence et l’augmentation d’un pouvoir d’agir en première personne qui permet à un enseignant et à un étudiant de devenir les co-constructeurs d’un cheminement où un point de non-retour devient acceptable. Il suffit juste d’accepter pour eux le plaisir simple de se sentir à nouveau vivre (Fischer, 2003). Cependant, cette sensation de « juste acceptation » mettra du temps à effacer un sentiment d’injustice. Il ne va pas de soi en effet de s’extraire de la sidération que provoque l’expérience insolite d’un temps éclaté, où le passé semble définitivement décomposé et l’avenir pas encore représentable (Garapon, 2020).
Un moment de conversion et un moment de vérité sont deux des fondements d’une formation initiale des élèves-ingénieurs qui découvrent les codes culturels labyrinthiques des situations de crise. Lorsque l’epistrophê (Hadot, 2002) et la parrêsia (Foucault, 2009) sont absentes d’un dispositif de formation en situation de crise, il se produit une non rencontre entre un enseignant et les étudiants, surtout lorsque celui-ci refuse de remettre en question ses habitudes professionnelles et lorsque ceux-ci refusent de se soumettre à une autorité enseignante devenue flottante. Un déplacement conjoint et flottant est l’occasion de faire l’expérience du désapprentissage avant de réapprendre à apprendre, aussi bien chez les enseignants ayant un statut hérité d’un passé en voie de décomposition que chez les étudiants n’ayant encore aucun statut à revendiquer au sein d’un avenir obscurcit par l’ignorance de ce qui va ad-venir.
Désapprendre en situation de crise, avant de réapprendre à apprendre
Au cœur d’une situation de crise, des habitus de formation sont donc à déconstruire conjointement par des enseignants et des étudiants : si les gestes professionnels fondamentaux à acquérir restent identiques, la façon de les proposer aux étudiants est à repenser par les enseignants autour de la question suivante : comment modifier des stratégies d’enseignement lorsque des dispositifs technologiques stimulent de façons inédites les imaginaires des émetteurs et des récepteurs ? Cette question s’inscrit dans un moment où une recherche sur le sens de l’apprentissage des gestes professionnels, au sein d’un collectif de travail interdisciplinaire, devient une priorité (Bernaud, 2016).
C’est à cette occasion que les métiers de l’ingénieur peuvent profiter des situations de crise pour revisiter leurs ingénieries de formation qui conjuguent des valeurs orthodoxes stables et des vertus innovantes instables. Cette conjugaison, un enseignant peut l’expérimenter lorsqu’il passe d’une position de médiateur instrumental entre un étudiant et des connaissances désincarnées à celui d’étayeur dramaturge qui permet à ce même étudiant de se ressentir comme un auteur créatif de son propre cheminement. Permettre à un étudiant de redécouvrir les joies de la création, c’est aussi l’occasion pour un enseignant d’élaborer des mises en scènes qui font de lui un auteur qui accepte d’assumer son originalité créative (Gardiner, 2017). La mise en œuvre d’une pratique enseignante originale est alors à concevoir comme une aventure qui se tisse entre plusieurs facettes d’un système de formation. Un enseignant confronté à une remise en cause de ses compétences en situation de crise a ainsi deux bonnes raisons de rendre vivant son engagement professionnel : celle d’être sensible à ce qu’il sait par le cœur et celle de s’autoriser à ne plus tout comprendre de l’intelligibilité de la fonction enseignante.
Une distanciation sociale devient une opportunité à saisir pour distinguer les fondements de ce qui est à transmettre lors d’une action de formation. Cette nécessité de revisiter un acte de transmission se trouve amplifiée lorsque des moments d’indécision générés par une situation de crise obligent un enseignant à prendre des décisions en urgence prudente. Cette position oxymoronique qui accepte de s’ouvrir aux effets vicariants d’une action de formation inédite valorise l’innovation, l’interdisciplinarité et le collectif intergénérationnel. C’est autour de ce triptyque que les étudiants et les enseignants peuvent apprendre à devenir conjointement critiques face à un moment de noviciat commun qu’il est nécessaire de partager.
En effet, ce n’est pas seulement une action individuelle qui donne le sens à un geste professionnel, mais à l’inverse, le sens de celui-ci se construit à partir de l’acteur qui s’engage au cœur d’actions collectives. Celles-ci côtoient en permanence l’inattendu, l’indescriptible et l’imprédictible des relations humaines. La mètis devient à ce moment-là cette activité anonyme et invisible qui permet de faire aboutir, par un biais imprévu, un projet de formation à visées multiples (Detienne et Vernant, 1974). Une situation de crise est un moment privilégié pour penser une troisième voie pour la formation des élèves-ingénieurs, là où une co-construction de sens est à l’œuvre lorsqu’émerge un tiers-savoir (Mouchet, 2015). Celui-ci est accessible lorsque les enseignants et les étudiants ont l’occasion d’éprouver l’œuvre du lâcher-prise : accepter de comprendre que l’incompréhensible est le moteur de la créativité humaine (McKenna, 2017). C’est en cela que la rencontre d’une personne en formation et d’un formateur peut devenir une source d’apprentissage partagé. Quelque chose comme l’appui d’une altérité à l’exercice d’une liberté (Bidet, Macé, 2011, p. 410).
Conclusion
Lorsque l’ignorance du futur proche envahit les lieux de formation, les enseignants et les étudiants ne se dirigent pas toujours nécessairement vers des conduites démocratiques. Inversement, le chemin conduisant à la liberté de certains peut se traduire chez d’autres par l’imposition de mesures coercitives, portant atteinte à leur liberté de se défendre. A ce moment d’exception qui constitue une crise succède une prise de conscience exacerbée qui nécessite de rester humble face aux complexités qui déstructurent une formation professionnelle. Les enseignants et les étudiants en font chaque jour l’expérience, dès lors où des vies empêchées aspirent à donner de la voix à de nouveaux possibles. L’imprévisible est donc à concevoir comme une remise en question, mais également comme une ouverture au renouvellement de l’expression de la vie qui se conjugue à l’indéfinitif. Alors, il n’est plus nécessaire d’avoir peur et d’être résigné face aux scories qui témoignent d’une sortie de crise. Il est indispensable d’apprécier un avenir qui ne peut pas encore être imaginé. Il est ainsi vital d’aimer l’ignorance de l’avenir, celui où se construit l’espérance d’une continuité de soi. C’est pourquoi une crise nous convie « à rendre pleinement manifeste, dans une lumière parfaitement rationnelle, le rôle de la violence dans les sociétés humaines » (Girard, 1972, p. 481). Afin de rester à l’écoute de cette violence qui se nourrit de la peur de l’avenir, un lieu de formation devient un creuset de dialogues interculturels et intergénérationnels où peuvent se penser dans le même temps une théorie du sujet en évolution, une théorie de l’action interculturelle et une théorie des organisations professionnelles métissées.