Résumé

L’adoption d’une nouvelle technique répondait à un enjeu institutionnel et social fort, celui de la psychiatrie des temps de la sectorisation. L’évaluation de l’efficacité des techniques de soin psychiatrique ne peut donc se faire sans se référer au système global de soin dans toutes ses dimensions, pas seulement savantes mais aussi économiques, institutionnelles, médiatiques, relationnelles.

Auteur(s)

Hervé Guillemain, Professeur d’histoire contemporaine à Le Mans Université, membre de TEMOS CNRS 9016 (page personnelle). Il est spécialiste d’histoire de la santé et particulièrement de la folie et de la psychiatrie. Auteur de Schizophrènes au XXe siècle. Des effets secondaires de l’histoire (Alma 2018), il est directeur de DicoPolHiS (Dictionnaire Politique d’Histoire de la Santé) et co-animateur du podcast historique La piqûre de rappel.

Pourquoi un historien en vient-il à parler de l’efficacité des techniques psychiatriques ? J’ai pensé que la question serait intéressante dans le cadre du séminaire phiteco qui travaille au croisement des sciences humaines et sociales et des enjeux technologiques. Mais c’est aussi une question qui travaille assez régulièrement mes étudiants ou le public à qui j’adresse des conférences et qui sont aussi des citoyens préoccupés de santé mentale.

Les techniques dont vous parlez est-ce-que ça marche ?

L’évaluation de l’efficacité des techniques thérapeutiques psychiatriques a longtemps été négligée par les historiens et laissée aux médecins. Comme si au fond l’historien, qui n’est certes pas un juge appelé à hiérarchiser les pratiques, ne pouvait du fait du point de vue dont il parle dire quelque chose de juste à ce sujet. La démarche n’est , en effet, pas de comparer des statistiques anciennes de réussite, toujours sujettes à interrogation, pour dresser le tableau ordonné des pratiques efficientes. Mais plutôt d’envisager la notion d’efficacité d’une technique thérapeutiques en contexte. De s’interroger aussi sur les facteurs d’essor (les historiens le font spontanément) mais aussi sur les raisons du déclin (c’est une approche plus rare que je développe actuellement). Facteurs d’essor et de déclin qui ne peuvent être pensés que si les techniques de soin sont observées en tant qu’éléments d’un dispositif institutionnel global de prise en charge qui évolue dans des sociétés qui évoluent aussi. Ce qui revient à rompre avec une histoire des thérapies trop souvent internaliste en l’inscrivant au cœur d’une histoire institutionnelle et sociale qui ne passerait sous silence ni les controverses générées par leur avènement, ni les effets secondaires évoqués par les malades. Pour résumer il s’agit de faire une histoire politique au sens large du terme des techniques de soin. C’est la démarche que le projet DicoPolHiS développe également et auquel je me permets de renvoyer.

C’est une démarche qui peut s’appliquer bien au-delà du champ psychiatrique et avec des objets plutôt étranges. J’ai donné récemment dans le cadre d’un projet sur les sciences amateures un article sur le pendule qui guérit et qui montre comment une proposition aussi farfelue (de notre point de vue aujourd’hui) a pu prendre corps en s’appuyant notamment dans les années 1930 sur les travaux nombreux qui réfléchissent à la diffusion des ondes du corps, dans le sillage des succès de la TSF et des premiers travaux sur la guérison par les couleurs. Ou encore le travail de François Zanetti sur l’histoire de la thérapie électrique à la fin du XVIIIe siècle qui montre bien que l’électricité est jugée efficace non en elle-même mais à partir du moment ou les médecins en récupèrent l’usage au détriment de ceux qu’ils appellent charlatans et en lien avec un projet de légitimation professionnelle auprès de l’État. Pour ce faire je vais prendre 2 points de vue historiquement situés.

L’efficacité de l’électrochoc ne tient pas à la technique mise au point à la fin des années 1930. Cette efficacité se mesure à la réponse qu’elle offre à plusieurs problèmes dans le contexte de la remontée démographique forte des institutions psychiatriques à la fin des années 1940. L’ouverture massive de services libres – c’est-à-dire de services de traitement sans internement - apparaît à cette époque comme le cadre privilégié de l’application de l’électrochoc. L’économie des frais d’hospitalisation qu’elle permet est considérable. Si la supériorité thérapeutique de la cure de Sakel dans le soin des psychoses (expliquer) est souvent proclamée par les praticiens, celle-ci est souvent remplacée par l’électrochoc qui nécessite beaucoup moins de présence humaine durable. La technique est aussi simple d’utilisation. La manipulation simple des machines permet de confier la réalisation de séries de chocs aux assistants et aux internes. La technique apparaît aussi dans le discours des acteurs de l’époque comme un moyen de transformer l’image de l’institution encore réputée asilaire et non médicalisée : choquer c’est « faire » et c’est conférer aux soignants une dimension nouvelle. Elle est aussi conçu comme un moyen psychothérapeutique : le choc n’est pas considéré comme une fin en soi, mais comme un moyen de faire entrer le sujet dans la relation avec le soignant. Qu’ont pensé de la cure électrique les patients choqués ? Dans son enquête pour Le Petit parisien en 1943, Edmond Tourgis relate la réaction de patients surpris qu’une cure psychiatrique soit réalisée sans douleurs ni craintes : « on sent rien, on se rappelle rien » explique un patient auquel il a fallu assurer que le choc avait bien eu lieu. De fait la résistance à l’électrochoc apparaît moins exprimée dans les écrits des patients conservés dans leurs dossiers. Pour toutes ces raisons, la diffusion de la technique de l’électrochoc a permis d’envisager une généralisation de la prise en charge ambulatoire des malades mentaux. La technique ne suppose en effet qu’une faible et éphémère surveillance du sujet choqué et ne nécessite pas l’autorisation des familles dans le cadre du service libre. Les médecins généralistes véhiculent d’ailleurs auprès des familles l’image d’une pratique accessible et rapide, mise au même plan qu’une réparation mécanique, puisque, après tout, il s’agit seulement d’électricité.

Synthétisons ces facteurs, la popularité de la technique, sa médiatisation à la fin de la guerre, l’enthousiasme des médecins généralistes et des psychiatres, l’espoir de basculer dans un modèle décentré de l’hôpital ont donc facilité l’emploi à la chaîne de la pratique. Le projet de ramener à la relation psychothérapeutique les malades par le choc électrique s’évanouit et laisse place à un usage mécanique dont les conséquences n’ont guère été évaluées à l’époque. Le bref article d’André Beley, médecin chef à l’hôpital d’Aix-en-Provence, qui assimile l’institution à une « usine thérapeutique » et pointe à la fois la perte de sens de la pratique psychiatrique ainsi que les rechutes à venir, fait figure d’exception. Mais trop d’électrochocs devaient tuer l’électrochoc. L’extension à toutes les classes d’âge, à tous les statuts de malades, à tous les diagnostics, à un usage préventif a généré en quelques années une forme d’électrorésistance qui a gagné l’ensemble des acteurs et qui rappelle celle qui fut repérée chez les soldats électrisés lors de la Première Guerre mondiale. Alors que le choc électrique apparaissait comme une solution radicale pour faire sortir (ou pour ne plus faire entrer) les patients maniaco-dépressifs et mélancoliques de l’hôpital psychiatrique, il contribuait à individualiser un reste de la psychiatrie biologique, celui des schizophrènes, sur lesquels il fonctionnait moins bien. La psychochirurgie allait répondre au début des années 1950 à ce nouveau défi institutionnel.

La diffusion de cette technique est contemporaine de celle de l’électrochoc. Les conditions de son invention sont bien connues. Sa dimension répressive et palliative a été bien décryptée de même que l’homogénéité sociologique des sujets qui sont soumis à cette technique chirurgicale : majoritairement des femmes démentes précoces et schizophrènes.

La lobotomie standard (ou leucotomie préfrontale) consiste à provoquer un maximum de déconnexions cérébrales en sectionnant les faisceaux qui unissent le cortex préfrontal au reste du cerveau, résultat qui peut être atteint par la méthode américaine de Freeman et Watts. Cf schéma dans presse populaire. Le geste technique n’est pas considéré comme complexe à réaliser. Le nombre de spécialistes disponibles pour réaliser ces actes est cependant réduit et essentiellement parisien. Les débuts furent donc compliqués car il était nécessaire de procéder au transfert collectif de patients vers le service de neuro-chirurgie du centre psychiatrique Sainte-Anne. La procédure était complexe puisqu’il fallait obtenir l’accord des familles et celui du département d’origine des patients ; elle était aussi coûteuse puisqu’elle occasionne des frais supportés par le département pour le transport et le prix de journée payé à Sainte-Anne pour les jours de résidence des patients ainsi qu’une mobilisation extraordinaire du personnel puisqu’il faut compter un infirmier par patient transféré à Paris. La pratique n’a pu dépasser le stade expérimental et avoir une véritable fonction institutionnelle qu’en changeant de modèle pratique et en obtenant un consensus large des professionnels et l’appui des familles. Dès 1950, les enquêtes publiées montrent son extension dans une douzaine de sites universitaires au minimum. Les chiffres évoqués au congrès de 1950 dépassent déjà le millier d’opérations. Dans les centres hospitaliers dépourvus de spécialistes, ce sont les chirurgiens qui se sont déplacés.

Lorsque débutent ces opérations, les règles qui président au consentement des patients sont peu claires. Le volume de référence concernant la condition juridique et administrative des malades mentaux n’évoque pas du tout cette question. Xavier Abely, qui se penche sur cette question du consentement à la psychochirurgie, évoque quant à lui l’existence d’une « tradition » lui paraissant bien établie : à l’exception des cas d’urgence, l’autorisation était demandée seulement aux représentants de l’interné, ce dernier étant considéré comme incapable de prendre une décision valable. C’est particulièrement vrai pour les schizophrènes dont l’opposition, selon Puech, n’est qu’une « manifestation de leur négativisme général ». Que savaient exactement les familles de la nature de cet acte chirurgical et de ses possibles conséquences ? Il n’est pas impossible que certaines familles aient partagé l’enthousiasme des psychiatres et des chirurgiens. C’est ce que semblent montrer les débats du congrès de 1950. La vulgarisation de ces méthodes par la presse, dont certains médecins demandent d’ailleurs la censure, - a d’évidence suscité une demande pour un acte présenté, soit comme une simple incision orbitaire, soit comme une intervention d’urgence. La lobotomie a en fait été l’objet d’un large consensus en 1950 et elle a été pratiquée massivement et consciemment en dépit de ses effets secondaires connus et critiqués par quelques médecins dès l’origine. Sa pratique a été pensée comme une expérimentation qui devait laisser place à un usage plus sélectif de la psychochirurgie. C’est pourquoi elle a encore ses défenseurs bien après l’avènement des neuroleptiques (en 1952).

Cette approche peut être appliquée à d’autres techniques de soin : hydrothérapie dont la mode est forte au 19e siècle et dont on ne sait ce qu’elle devient au 20e siècle. Ou encore les neuroleptiques retards qui sont une technique centrale aujourd’hui et ont été adoptés à la fin des années 1960 quand l’institution psychiatrique qui voulait faire sortir les patients chroniques sous neuroleptiques s’est retrouvé confrontée à l’évasion de la thérapie des malades une fois sorti. L’adoption d’une nouvelle technique répondait à un enjeu institutionnel et social fort, celui de la psychiatrie des temps de la sectorisation. L’évaluation de l’efficacité des techniques de soin psychiatrique ne peut donc se faire sans se référer au système global de soin dans toutes ses dimensions, pas seulement savantes mais aussi économiques, institutionnelles, médiatiques, relationnelles. J’espère vous avoir au moins convaincu de cela.

Citer cet article

Guillemain, Hervé. "Qu’est-ce-qu’une pratique thérapeutique efficace ?. Propositions historiennes pour étudier les dispositifs techniques de soin psychiatrique au XXe siècle.", 5 mars 2024, Cahiers Costech, numéro 7.

DOI https://doi.org/10.34746/cahierscostech186 -
URL https://www.costech.utc.fr/CahiersCostech/spip.php?article186