Plan
Un objet sans centre
Lorsque l’administration George H. Bush et le Congrès des États-Unis ont déclaré le 17 juillet 1990 que la décennie à venir serait celle du cerveau (“The Decade of the Brain”), ils ont entériné l’idée que les neurosciences sont dans les pays occidentaux un centre d’attention majeur en raison des perspectives qu’elles ouvrent à la fois dans la connaissance biologique de l’humain, de ses comportements et fonctions de l’esprit, mais aussi pour les nombreux espoirs médicaux et sociaux que ce domaine suscite. De par les sujets traités et leurs implications sociales, ce champ d’investigation est devenu un axe prioritaire des plans de recherche nationaux, soutenu par d’importants moyens et budgets, la création d’institutions, de journaux scientifiques, de cursus universitaires ou de postes. Les neurosciences en sont venues à tenir une position symbolique dans l’espace public concernant l’explication de nos conditions et comme ressource pour prendre en charge nos afflictions et améliorer notre bien-être. Il suffit d’observer comment leurs discours, progrès thérapeutiques et innovations technoscientifiques trouvent un fort écho dans les médias généralistes, la presse scientifique ou les productions culturelles. Au-delà des problèmes médico-économiques qu’elles doivent résoudre, les neurosciences sont entourées de nombreux enjeux industriels et politiques. Par exemple, en 2013, quelques jours après que l’Union européenne ait octroyé plus d’un milliard d’euros au Human Brain Project qui vise à modéliser le cerveau humain et simuler son fonctionnement, l’administration de Barack Obama a annoncé faire de la recherche sur le cerveau aux États-Unis l’axe central de sa politique médicale et scientifique avec un projet similaire pour figure de proue : le BRAIN Initiative Project. En dehors de leur caractère parfois utopiste ou démesuré, de tels projets (qui se sont multiplié en Chine, au Japon ou en Corée du Sud) entretiennent imaginaires technoscientifiques et imaginaires sociaux dans une nouvelle association où les questions sociales pourraient être résolues de manière scientifique.
Pourtant, près de 35 ans après ce qui est apparu pour beaucoup d’observateurs comme un tournant dans l’agenda scientifique occidental, il reste encore bien délicat pour les chercheurs en sciences sociales de réussir à définir ce que ce champ de recherche recouvre, jusqu’où il s’étend dans ses applications et ses effets, ou bien même simplement de savoir quel est son objet. Pour prolonger les interrogations de l’anthropologue Joseph Dumit (2016), le sujet d’étude des neurosciences est-il cet organe enfermé dans la boite crânienne ou bien l’ensemble du système nerveux central et ses liens efférents avec le reste de l’organisme ? Est-ce le sujet malade de la psychiatrie comme fenêtre vers l’étude des processus psychiques ? Est-ce l’individu rationnel moderne ou bien l’être idéalisé de la psychologie comme sujet d’expérimentation et de simulation ? Aujourd’hui, l’émergence de l’intelligence artificielle dans notre quotidien et le « tournant environnemental » qu’ont pris les sciences biologiques et médicales, avec par exemple le développement de l’épigénétique, ont encore davantage diffracté le projet des neurosciences et ses ambitions vers de nouvelles problématiques et dans de nouvelles associations intellectuelles et disciplinaires. Ces ouvertures tendent aussi peut-être à détourner ces dernières années les chercheurs en sciences sociales des terrains des neurosciences.
Les premiers travaux de sciences sociales tentant de rendre compte des enjeux entourant ces évolutions ont émergé au tournant des années 2000 (Chamak et Moutaud, 2014 ; Choudhury et Slaby, 2012 ; Pickersgill et van Keulen, 2011 ; Rose et Abi-Rached, 2013). Dans la lignée du constat qui vient d’être esquissé, ces travaux se sont d’abord concentrés sur les effets du déploiement des technologies de neuroimagerie qui promettaient d’identifier les circuits fonctionnels des états émotionnels ou cognitifs chez l’humain (Beaulieu 2001 ; Dumit, 2003). Les chercheurs en sciences sociales ont aussi essentiellement pris la mesure des conséquences de l’essor des neurosciences dans les transformations des catégories et le régime de scientificité de la psychiatrie qui paraissaient être les plus directement impactés (par exemple Lloyd, 2008 ; Martin, 2007 ; Moutaud, 2009 et 2011 ; Young, 1995). Ces recherches qui ont constitué l’essentiel du corpus traitant des neurosciences dans un premier temps étaient principalement issues de la sociologie et de l’anthropologie de la médecine ou des connaissances, et fortement influencées par la sociologie des sciences et des techniques. Leur intérêt a été aiguisé par l’ambition de pouvoir décrire et analyser dans ces changements les reconfigurations contemporaines des rapports entre science, médecine, biologie, individu et société, avec l’idée de saisir les implications des nouvelles hiérarchies qui se dessinaient entre les savoirs et modes d’interventions en psychiatrie et neurosciences. Parce que ces éléments ont été déjà largement commentés, ils ne seront pas repris ici (voir notamment : Bovet et al., 2013 ; Lemerle et Moutaud, 2020 ; Moutaud, 2018b).
Cette contribution est un état des lieux raisonné des travaux en sciences sociales sur les neurosciences et vise précisément à tenter de délimiter ce que recouvrent cet objet et ces terrains des neurosciences. Quatre lignes d’analyse et de recherche issues de la littérature ont été identifiées et seront déclinées : une première concerne la spécificité du régime de scientificité des neurosciences lui permettant de revendiquer une approche scientifique et technique du mental, de la pensée, des émotions et des comportements ; la deuxième balaie les positionnements des sciences sociales face aux savoirs neuroscientifiques et ce régime de scientificité ; une troisième concerne les enjeux (bio)politiques de la translation des savoirs, pratiques et discours des neurosciences dans les politiques publiques ; enfin, la dernière en forme de conclusion se concentre sur la question de la valeur accordée au discours neuroscientifique pour rendre compte de la condition humaine.
Le régime de production de la preuve des neurosciences
Pour tenter de définir ce que sont les neurosciences, il est cependant possible de prendre pour point de départ la partition faite par le sociologue Alain Ehrenberg entre « programme modéré » (ou « faible ») et « programme fort » (ou « grandiose ») (Ehrenberg 2004). Dans le programme modéré, les neurosciences collaborent autour de l’étude de l’anatomie et du fonctionnement du système nerveux normal et pathologique avec deux objectifs : identifier et objectiver les fondements neuronaux – le substrat biologique – des différentes fonctions cognitives, des émotions et des comportements ; et son corrélat médical : découvrir les causes des maladies neurologiques et psychiatriques (comme la maladie d’Alzheimer ou de Parkinson, l’autisme ou la schizophrénie), déterminer de possibles biomarqueurs diagnostiques et pronostiques et d’élaborer des traitements. Le défi est de taille dans des sociétés frappées par le vieillissement de leurs populations et l’explosion des coûts matériels et sociaux des troubles mentaux.
Ce programme « modéré » des neurosciences est redoublé par un programme « grandiose » recouvrant l’ambition philosophique de définir entièrement l’humain par sa mécanique cérébrale et d’agir sur le cerveau pour soigner ou augmenter ses capacités. De par la nature de leur objet d’étude, les savoirs et pratiques du cerveau toucheraient au plus près au mystère de l’identité humaine avec pour visée ultime d’éclairer enfin les rapports du corps à l’esprit et de percer le secret de la socialité encodée dans l’activité cérébrale. L’ambition est ainsi de découvrir les neurones de l’empathie, les centres du plaisir ou encore les circuits de la confiance. Ces idéaux et représentations nourrissent dans leur version extrême un discours philosophique naturaliste à prétentions hégémoniques concernant la nature humaine.
Pour l’historien Cornelius Borck, le projet neuroscientifique se distingue par sa « structure proleptique » (2009) : ce programme et ses promesses anticipent les découvertes et les avancées qui seront réalisées avant d’en avoir les moyens aussi bien en matière de connaissances, de technologies que de cadres réglementaires. Il faut néanmoins noter que ce projet est soutenu par un arsenal technologique et un régime de production de la preuve, lesquels établissent expérimentalement, au laboratoire, des liens entre cerveau, comportements et émotions. On y note au centre le rôle et l’omniprésence des technologies d’imagerie cérébrale comme dispositifs d’extériorisation des fonctions cérébrales (Beaulieu, 2001, 2002a et 2002b). Celles-ci s’inscrivent à la fois dans un long passé de visualisation et d’objectivation en sciences de phénomènes délicats à circonscrire et entourés d’incertitude quant à leur qualité (Daston et Galison, 2007 ; Latour et de Noblet, 1985), mais aussi de rationalisation du corps et de l’expérience. En complément de ces technologies de visualisation, ce régime de production de la preuve mobilise des technologies de manipulation expérimentale et de modélisation des phénomènes directement sur l’humain et non plus seulement sur des animaux d’expérimentation (comme des technologies de simulation ou de stimulation des fonctions cérébrales, par exemple) (Mahfoud, McLean et Rose 2017 ; Moutaud 2016 et 2018a).
Un autre élément central du projet des neurosciences proviendrait de sa perspective interdisciplinaire. Les neurosciences agglomèrent au sein d’infrastructures et d’agencements propres au mouvement de la Big Science (Mahfoud, 2021) une hétérogénéité d’épistémologies, méthodes, disciplines, approches, niveaux d’analyse ou technologies (disciplines cliniques et de recherche telles que la neurobiologie, la neurophysiologie, les sciences cognitives, la neuropsychologie ou la neurologie ou encore la génétique et les sciences computationnelles, pour n’en citer que quelques-unes). Si pour certains, les neurosciences se caractériseraient par l’« oscillation entre l’ancien et le nouveau », c’est-à-dire entre des méthodes, des technologies et des concepts innovants et des idées conservatrices sur le cerveau remontant au dix-neuvième siècle (Hagner et Borck, 2001), les neurosciences initieraient selon le sociologue Nikolas Rose un nouveau style de pensée. Celui-ci ne propose pas seulement une forme d’explication, mais de réenvisager ce qu’est le fait même d’expliquer et ce qu’il y a à expliquer, soit une manière nouvelle d’aborder et de définir les problèmes et leur hiérarchie (Rose, 2007). Cependant, la richesse de points de vue, d’approches et de méthodes resterait pour d’autres, constitutive de la « faiblesse » du projet neuroscientifique et de son « unité fragile » entre disciplines proprement « neuro » et les autres (Dumit, 2016).
Se confronter à l’eschatologie méthodologique des neurosciences et investir les espaces de controverse
De manière intéressante, l’envahissement de l’horizon scientifique par les neurosciences et leur positionnement hégémonique interroge ce qui fait preuve aujourd’hui. Les neurosciences comme nouvelle anthropologie dépassent l’enjeu de la maitrise technique de la nature pour poser la question fondamentale des modes de connaissance des logiques des conduites humaines et des altérités de l’esprit, c’est-à-dire de ce qui se trouve dans l’esprit de l’autre et de comment il fonctionne (Young, 2012a, 2012b). Elles remettent donc frontalement en cause les savoirs et modèles explicatifs des sciences humaines et sociales et mettent à l’épreuve leurs méthodes d’administration de la preuve qui deviendraient alternatifs, les poussant à devoir les clarifier. C’est pourquoi il est nécessaire de souligner les difficultés méthodologiques auxquelles les anthropologues et les sciences sociales plus généralement peuvent se heurter sur de tels terrains.
L’un des traits distinctifs des neurosciences contemporaines tient dans l’idée d’un « tournant neuro » (« neuro-turn » en anglais : Littlefield et Johnson, 2012) qui est un élément constitutif du régime de production des savoirs des neurosciences. Ce tournant marque la dissolution de la frontière en neurosciences entre ce qu’il y a à expliquer et les moyens et méthodes pour l’expliquer. S’il est incontestable que le développement des neurosciences pose une multitude de problématiques anthropologiques, philosophiques, éthiques, économiques ou encore juridiques, la référence ultime pour les explorer et les clarifier résiderait dans les mécanismes fondamentaux du cerveau. Ce tournant se traduit plus spécifiquement par l’explosion d’un nouvel ensemble de disciplines hybrides, les neuro-disciplines ou « neuro-X » (Ortega et Vidal, 2011) telles que la neurophilosophie, la neuroéconomie, la neuroéthique, le neuromarketing, le neurodroit, etc. qui adoptent une perspective neuroscientifique ou utilisent les données et outils du champ pour enrichir leurs points de vue respectifs ou réviser leurs expertises.
Cet abîme méthodologique présenté sous un angle réflexif est au cœur des neurosciences qui valorisent la pluridisciplinarité (voire la transdisciplinarité) comme fondement inhérent à leur pratique, ou plutôt à l’objet de leur pratique (le cerveau et son fonctionnement). Une universalité disciplinaire déclinée d’une universalité biologique est revendiquée : les transformations induites par la « révolution » neuroscientifique seraient telles qu’elles bouleversent notre manière de penser les problèmes et les formes collectives de leur résolution. Dans les sciences humaines et sociales en particulier, la pénétration des neurosciences et des sciences cognitives se traduit par la montée des neurosciences sociales et la recherche de causalités naturalistes pour expliquer les représentations, faits et comportements sociaux (voir Feuerhahn et Mandressi, 2011). En conséquence, ce sont donc autant les modalités et lieux de discussions et régulations des pratiques qui sont nouveaux et se déplacent, que les manières dont les questions sont posées. La démarche démocratique est débordée par une injonction méthodologique pluridisciplinaire idéalisée.
Les sciences sociales prenant les neurosciences pour objets d’étude seraient incitées à se positionner face au dilemme posé par cette eschatologie méthodologique. Il est possible de distinguer cinq positions.
Tandis que certains ouvrent la voie vers une « neuroanthropologie » et se servent des productions neuroscientifiques pour nourrir la discipline (Lende et Downey, 2012), d’autres profitent de l’extension de la juridiction des sciences cognitives sur les objets de la sociologie pour en discuter la pertinence mais également pour clarifier la méthodologie de la discipline et ses concepts (par exemple Ogien, 2010, 2011).
Sur une troisième ligne, des chercheurs, tels que la chercheuse en sciences cognitives Suparna Choudhury, l’anthropologue Andreas Roepstorff ou le philosophe Jan Slaby, proposent d’apaiser les tensions qui pourraient naître des nouvelles problématiques ou des défis posés par les découvertes des neurosciences en venant les enrichir d’un point de vue critique arrimé aux sciences humaines et sociales afin de faciliter leur translation et communication dans la société, mais aussi de les rendre plus pertinentes. Cette position est intéressante pour ce qu’elle nous dit de la colonisation de nos disciplines par les neurosciences puisque ces chercheurs tentent de rendre compatibles les recherches neuroscientifiques avec les connaissances des sciences humaines et sociales. Leur ambition réflexive est de combler le « fossé » (Choudhury, Nagel et Slaby, 2009 : 63) entre les deux domaines pour les faire résonner dans une perspective interdisciplinaire (Choudhury et Slaby, 2012 ; Roepstorff et Frith, 2012). Un reproche peut être fait à ce programme, celui de subordonner les sciences humaines et sociales aux neurosciences, de les réduire à une discipline appliquée. Il faut par conséquent distinguer ces approches d’une anthropologie cognitive (Bloch, 2013 ; Sperber, 1996) qui postule l’extension des modèles explicatifs matérialistes aux phénomènes sociaux et utilise les sciences cognitives pour comprendre, là où cette troisième ligne évoquée ambitionne d’aider les neurosciences à comprendre et à être comprises.
Enfin, la sociologue Cynthia Kraus (2012), revendique, en opposition directe à Choudhury et ses collègues, de maintenir une perspective décentrée pour investir les « fossés », ces espaces de controverses dans lesquels se confrontent des conceptions antagonistes des phénomènes et naissent les conflits afin de comprendre ce qu’ils nous apprennent sur les objets et pratiques engagés. Car c’est dans ces lieux, ces espaces intermédiaires que se lisent les tensions nées du changement de paradigme que les neurosciences imposent dans la connaissance de l’humain. Ils sont des leviers pour penser les pratiques et les déplacements opérés dans les conceptions du monde qu’elles portent (voir aussi Gumy, 2018).
Du laboratoire aux politiques publiques : gouverner les populations par les neurosciences ?
Si le modèle biomédical idéalisé enjoint de transposer les découvertes de recherches fondamentales vers la clinique (de « la paillasse au lit du malade »), les neurosciences opèrent quant à elles la translation du laboratoire à la société comme impératif animant leur développement, selon le sociologue Nikolas Rose et l’historienne Joelle Abi-Rached (2013). Les neurosciences proposent un réductionnisme à visée holiste, pour reprendre les mots de Rosenberg (2006), en élaborant des applications pratiques visant l’amélioration de la condition humaine.
Ce mouvement a été largement documenté par les recherches en sciences sociales au travers des exemples de la neuroéducation, de la neuroparentalité, de la neuroéconomie ou du neurodroit. Si la tentative des neurosciences de définir expérimentalement les bases fondamentales des conditions de la vie sociale, ces pratiques expérimentales ou savoirs sortent du laboratoire pour investir l’espace public et circulent sous la forme d’une multiplicité d’outils, de discours, de pratiques et de dispositifs pour imprégner les politiques publiques.
Par exemple, la neuroéconomie analyse chez des individus les bases neuronales de comportements et processus cognitifs et émotionnels liés à des choix ou prises de décisions économiques et plus largement à la mise en œuvre de stratégies. Ce domaine est une sous-spécialité du courant des neurosciences sociales qui ont émergé au début des années 1990 pour devenir l’un des lieux des plus fortes attentes mais aussi tensions autour du projet neuroscientifique (Feuerhahn et Mandressi. 2011 ; Monneau et Lebaron, 2011). Fortement influencées par les sciences cognitives, les neurosciences sociales manipulent expérimentalement des concepts et notions habituellement dévolus à la psychologie sociale, à la philosophie ou aux sciences sociales tels que l’empathie, la confiance ou l’attachement. Ainsi, en neuroéconomie, les neuroscientifiques ne recherchent pas tant la rationalité dans le cerveau que les conditions premières des comportements rationnels. Ils s’appuient pour cela sur des dispositifs expérimentaux telles que des tâches comportementales couplées à des technologies d’imagerie cérébrale fonctionnelle qui permettent d’observer l’activité du cerveau (Monneau et Lebaron, 2011). Les connaissances produites doivent être rapidement transposées aussi bien sur des problématiques de gestion des crises économiques que de prévention des risques de catastrophes environnementales, même si, en pratique, ces recherches ne semblent pour le moment pas dépasser les applications micro-économiques, comme dans le domaine controversé du neuromarketing qui s’emploie à objectiver les bases des comportements individuels de consommation (Schneider et Woolgar, 2012).
Seulement, les travaux sur le domaine se fondent essentiellement sur des données de seconde main et des analyses de la littérature neuroscientifique. Nous manquons sur ce terrain de travaux empiriques qui permettent d’éclairer la construction et la discussion au sein même des équipes de recherche des modèles et des concepts. D’une manière plus large, la circulation et manipulation de ces modèles du fonctionnement du cerveau ou concepts neuroscientifiques seraient l’occasion d’interroger les tensions qui peuvent exister entre leur élaboration locale (dans des centres de recherche) et leur universalité et immuabilité lorsqu’ils sortent du laboratoire pour orienter des pratiques ou être réappropriés pour, par exemple, supporter des politiques publiques ou expliquer des situations et des conduites. En l’état, les travaux se concentrent essentiellement sur le deuxième moment (la circulation et les usages et non la production des savoirs ou pratiques).
Ces problématiques sont particulièrement saillantes sur les multiples terrains touchant à l’éducation et à la régulation des comportements des adolescents ou des jeunes. Que ce soit en éducation, dans le champ de la parentalité, de la santé mentale ou de la justice, les travaux ont soulevé les enjeux entourant le recours aux savoirs neuroscientifiques sur le développement cérébral à l’adolescence et plus particulièrement au concept de « cerveau adolescent » (Choudhury et Wannyn, 2022 ; Gumy, 2018 ; Macvarish, 2016). Cette notion est la traduction neuroscientifique d’une conception sociale de cet âge de la vie dans les sociétés contemporaines comme période d’incertitude existentielle et de vulnérabilité. Elle renvoie à une période de maturation sociale qui trouverait sa source dans le processus de maturation cérébrale, un processus de transformations structurelles et fonctionnelles de l’organe malléable et adaptable dont le résultat final influera sur toute une vie. Au cours de cette période critique, les frontières seraient poreuses entre le corps, l’organique, la société et l’environnement qui ne cesseraient d’interagir. Cette période de maturation et d’instabilité se caractériserait au niveau comportemental par un manque de contrôle émotionnel et une impulsivité favorisant des comportements à risque. Elle devient alors la temporalité sur laquelle concentrer les interventions ceci afin d’influer sur les trajectoires et leur imprévisibilité.
La notion est alors mobilisée aussi bien pour soutenir des programmes de santé mentale pour des jeunes à risque de développer des troubles psychiques, que dans le domaine judiciaire pour évaluer la dangerosité des individus, ou dans l’éducation pour élaborer des programmes pédagogiques. On peut rapidement comprendre comment cette notion et ces terrains d’intervention sont potentiellement pétris de controverses et d’idéologies et transforment l’appréhension des enjeux politiques ou sociaux concernant une catégorie de population. Ils peuvent être lus comme une extension problématique de la juridiction des neurosciences sur nos vies, investissant de nouveaux espaces polémiques comme l’école, la justice et l’enfance qui sont des objets d’attentions politiques et sociales majeurs des mondes contemporains. En continuité, d’autres recherches se sont penchées sur la production des savoirs et la construction des ontologies neuroscientifiques au laboratoire, tels que les concepts de « plasticité cérébrale », « santé cognitive », « cerveau suicidaire », « cerveau sexué », etc. (Gumy, 2018 ; Kraus, 2012 ; Langlitz, 2012 ; Lloyd et Raikhel, 2014 ; Rees, 2016 ; Moutaud, 2022). Ces concepts contribuent à bouleverser notre compréhension de la matérialisation de l’environnement dans les corps ou bien les rapports entre inné et acquis ; ils renvoient, à une représentation spécifique de ce qu’est la vie mentale et sociale, à ce qui motive nos actions. Ces recherches et notions font émerger à cheval entre le laboratoire et la société une conception de l’individu et de la vie sociale cérébro-centrée, in-corporée (inscrite dans le corps et ses mécanismes) dont il faut interroger la dimension normative. Ce sont de nouvelles représentations de l’humain qui déterminent des modalités d’action et de transformation de nos formes de vie.
Le sujet cérébral ou l’économie du cerveau des neurosciences
L’une des dernières caractéristiques du développement contemporain des neurosciences que nous isolerons ici tient aux conséquences anthropologiques de la diffusion dans l’espace public d’un discours naturaliste soutenant qu’il serait possible d’appréhender le vivant humain uniquement par le fonctionnement de son cerveau. En proposant d’agir préférentiellement sur le cerveau ou la cognition pour soigner ou infléchir les trajectoires personnelles, les neurosciences participent à transformer les expériences et les identités individuelles et plus largement les rapports entre science, biologie, individu et société. Plusieurs auteurs ont ainsi montré que les concepts et modèles explicatifs neuroscientifiques – qu’ils soient cognitifs, chimiques ou biologiques – sont aujourd’hui appropriés par les individus, marquant l’émergence d’un « sujet cérébral » (Ehrenberg, 2004 ; Vidal, 2005). Cette notion largement reprise et commentée (et ses nombreuses déclinaisons comme le « neurochemical self » : Rose, 2003 ; « neurologic subject » : Pickersgill, Cunningham-Burley et Martin, 2011 ; « brainhood » : Vidal, 2009) traduiraient une nouvelle forme d’être au monde pour l’individu, une nouvelle manière de se penser ou de définir son identité personnelle et sa vie relationnelle selon son cerveau et son fonctionnement. Les analyses divergent toutefois quant à la question de savoir si c’est la définition, l’essence même de l’être humain qui seraient bouleversées, ouvrant à l’étude des reconfigurations du biologique et du social ; ou bien si les changements touchent à sa manière de se représenter, les neurosciences offrant alors un nouveau langage mobilisé par les acteurs pour rendre compte au quotidien de leur situation.
Ainsi, selon la première proposition, cette nouvelle condition de « sujet cérébral » sous-tendrait une conception politique de l’individu qui traverse de nombreuses dimensions de nos sociétés. Elle serait un espace de co-élaboration des identités biologiques et sociales, cibles du gouvernement des individus par le biologique et du projet libéral de leur responsabilisation où chacun devrait assumer la gestion de son corps, de ses intériorités et de son futur. En problématisant toute une série de questions médico-sociales à travers le prisme du cerveau (comme la prévention des risques de maladies ou l’éducation), les neurosciences feraient de ce « soi » biologique la cible privilégiée d’interventions aussi bien individuelles que collectives dans une double perspective d’émancipation personnelle et de gouvernement des populations (Rose et Abi-Rached, 2013).
S’il s’agit là d’une position d’inspiration post-foucaldienne qui décrit l’apparition d’une nouvelle forme d’existence polarisée sur les interactions du biologique et du social, une autre lecture de ces évolutions met l’accent sur les valeurs et normes portées par les neurosciences (les deux positions n’étant pas exclusives l’une de l’autre) : le discours naturaliste des neurosciences y est analysé comme l’usage ordinaire de nouvelles références ou d’un nouveau langage, au sens wittgensteinien d’une convention sociale régissant les rapports entre les hommes. Plus qu’un discours conduisant à la construction d’une identité fondée sur le biologique, ce serait alors un idiome mobilisé pour les registres d’action qu’il engage et les reconfigurations qu’il offre dans les liens qui nous unissent au monde. L’autorité morale des neurosciences tiendrait à ce qu’elles reformuleraient dans un langage scientifique des idéaux sociaux contemporains (Moutaud, 2022). La valeur sociale prise par le cerveau comme espace d’émancipation et de responsabilisation individuelle serait avant tout la manifestation sur son versant naturaliste de la montée de l’autonomie (i.e. la capacité à agir de soi-même) comme valeur cardinale de nos sociétés (Ehrenberg, 2018).
Cependant, en dehors de groupes sociaux concernés directement par les savoirs neuroscientifiques (comme les populations de personnes souffrant de troubles psychiatriques) ou qui en font un support de revendication (dans le cas du mouvement de la neurodiversité par exemple), il n’y a pas à ma connaissance nous n’avons pas de recherche explorant la variété ou la prégnance de ces discours en regard des positions sociales. Quoi qu’il en soit, les auteurs se rejoignent sur le fait que l’appropriation ou le succès de la diffusion et de l’utilisation du discours cérébro-centré des neurosciences ne tient pas tant à la valeur scientifique accordée à la démonstration des faits ou encore à l’efficacité des pratiques, mais bien à ce qu’il a trouvé une consistance dans les sociétés contemporaines en répondant à une demande sociale (Martin, 2000). D’ailleurs, pour Fernando Vidal l’idée que nous serions notre cerveau n’est pas un corollaire des avancées des neurosciences, mais bien le prérequis à cette expansion des recherches du domaine (Vidal, 2009). Les idées, pratiques et valeurs des neurosciences circulent dans des espaces sociaux variés et contribuent à façonner une économie du cerveau qui postule qu’il nous faudrait porter un soin et une attention particuliers à cet organe dans la mesure où il serait acquis qu’il contribuerait à déterminer la condition humaine et à influer sur la trajectoire des individus. La question ne serait plus tant de savoir si nous sommes notre cerveau, mais de cerner comment le cerveau serait devenu un bien commun et individuel à protéger, un organe dont nous devrions prendre soin mais aussi sur lequel nous pourrions agir pour déterminer ce que nous souhaitons devenir ou pour faire face aux contingences.