Plan
Introduction
Que révèlent les transformations de l’agromachinisme dans le contexte de l’évolution agrotechnique contemporaine ? Sous nos yeux nous découvrons un monde agrotechnique traversé par de nombreux questionnements, en transformation accélérée, et pris dans un sentiment de crise. Il est même dit que l’agriculture se situe à un moment charnière de son évolution historique. De manière aussi accentuée, ici focalisée sur les objets techniques, nous voyons des agriculteurs et des agricultrices mus par la volonté de comprendre - -et parfois d’infléchir- les logiques d’évolution possible pour leurs agroéquipements, parfois à rebours des représentations « allant de soi » et des discours dominants. Ces agriculteurs sont avant tout désireux d’élaborer des solutions tenant compte des nouvelles technologies, des savoirs accumulés, de leurs visions de la durabilité et des conditions locales de leur insertion, ce qui conduit à l’émergence possible d’une nouvelle « culture technique agricole » (Dubois et Sauvée, 2016, 2017) qui trouve dans les potentialités de l’agromachinisme de nombreuses voies possibles d’exploration et d’invention.
Que peut-on dire de la situation agrotechnique actuelle dans l’optique d’une compréhension globale de l’évolution agromachinique ? Est il possible de cerner les logiques sous-jacentes de ce foisonnement d’inventions et d’innovations agromachiniques ? Dans un premier temps nous préciserons notre point de vue, qui est celui d’une approche de la technique plaçant l’objet technique et son évolution au centre du questionnement. Puis nous aborderons successivement trois thèmes qui sont selon nous au cœur de la transformation agromachinique en cours : la place des agriculteurs dans cette évolution, les liens entre la révolution numérique et l’agromachinisme, et les interactions possibles entre la question énergétique et l’agromachinisme. Nous terminerons l’article sur un questionnement plus général sur la nécessité d’aborder cette transformation sous un angle plus englobant, à savoir celui d’une rupture épistémologique, de la place des savoirs et des savoirs faire agricoles comme ferment et possible signe avant-coureur des transformations à venir.
Pour une approche centrée sur le fait agrotechnique et son évolution
Selon Guchet, le fait technique doit être apprécié du point de vue de la connaissance technologique, en le détachant, autant que faire se peut, « du thème anthropologique, c’est-à-dire du point de vue de l’homme qui s’outille pour intervenir dans la nature » (Guchet, 2008). Il souligne que, dans cette perspective, « l’objet de la connaissance technologique, ce n’est pas tel objet isolé et donné dans l’expérience immédiate […] : c’est la répartition des fonctions entre différentes structures de l’objet, c’est-à-dire sa systématique fonctionnelle, et le processus qui a produit cette systématique par transformation du mode de coordination des différentes opérations techniques ». Guchet souligne que ce processus, dit de « concrétisation », consiste à « établir une coordination opératoire entre les éléments de la machine et les éléments du milieu extérieur » (Guchet, 2008 : p. 10). Dans cette optique, l’évolution technique ne renvoie pas à un processus sociohistorique : pour Guchet, l’objet de la technologie, c’est donc « un processus d’évolution qui n’est pas un processus historique, mais un processus régi par des lois de transformation de nature opératoire, fonctionnelle » (Guchet, 2008). Sur ce même thème, Irlande Saurin (2015 ; 2017) parle d’une « historicité propre au développement des techniques » (Saurin, 2017 : p. 157).
L’idée sous-jacente de cette conception de l’évolution technique est de ne voir dans un « phylum » technique donné qu’une voie possible de concrétisation, d’en percevoir et d’en caractériser la cohérence intrinsèque, parmi d’autres voies dont on peut penser qu’elles sont tout aussi cohérentes. Ce processus de « concrétisation », appliqué à l’agriculture, suppose que s’établissent, de manière renouvelée, des interactions complexes au sein du triptyque homme-technique-vivant, mettant en relation des phénomènes biologiques, physico-chimiques, mais aussi mécaniques – notamment le travail du sol –, informatifs et multiples. Comme nous le développerons en conclusion, les formes et les configurations à différents niveaux d’échelle – de la parcelle aux espaces virtuels, en passant par l’exploitation agricole – que prennent ces interactions dans le cadre de la thématique de l’agromachinisme, placent les questions d’information, entre objets connectés et puissance des machines dans un contexte de recherche d’autonomie énergétique, d’inventivité des agriculteurs et des entreprises de l’agroéquipement, au cœur des réflexions. Cette approche de processus opératoires se doit d’intégrer les (multi)fonctionnalités permises par le monde vivant, végétal et animal, dont les moyens technologiques innovants tendent à en augmenter et à en intensifier les effets. Mais les techniques mobilisées, telles l’adaptation d’outils mécaniques manuels ou la connexion au cloud d’un robot autonome, peuvent porter en elles-mêmes ces capacités d’intensification.
Michel Griffon montre bien comment la compréhension d’un agroécosystème est inséparable d’une description de ses fonctionnalités multiples, des plus spécifiques au plus génériques, dans une logique multiscalaire (Griffon, 2017), dans un contexte borné par les limites physiques de la biosphère et contraint par les besoins alimentaires et énergétiques d’une population en croissance. Il souligne que la révolution numérique permet « une amplification et une intensification du travail humain dans l’agroécosystème [ce qui] établit l’écologie fonctionnelle et le numérique au centre de mécanismes nouveaux d’intensification » (Griffon, 2017 : pp. 193 194). L’évolution agromachinique sera probablement au cœur de ces transformations, mais elle devra relever de nombreux défis, notamment sur le plan des niveaux d’échelle de ces transformations, sur leur intégration (éco)systémique dans l’exploitation agricole ou dans des collectifs plus amples, dans un contexte de transition énergétique et de tension sur les ressources naturelles et minières.
Cette conception de l’évolution technique a, pour notre propos consacré à l’agrotechnique, un double mérite. D’une part, elle oblige à considérer le fait technique agricole du point de vue de sa logique propre, intrinsèque, indépendamment d’analyses sociohistoriques pertinentes en soi, mais qui laisse de côté les ressorts véritables d’une concrétisation de processus opératoires. Il est facile de voir à quel point le discours sur la technique tendait à limiter, voire à bloquer, les inventions techniques proposées par les agriculteurs qui en appellent à « penser autrement ». À l’inverse, les injonctions sociétales qui se multiplient à l’adresse de l’agriculture tendent à minimiser, voire à ignorer, les contraintes propres, qu’elles soient agronomiques, écologiques, réglementaires ou énergétiques qui pèsent sur les praticiens. D’autre part, cette conception de l’évolution technique autorise un décentrement par rapport aux visions sociohistoriques et permet de mieux saisir la technique en train de se faire, et sa logique constitutive. Un de ses corollaires majeurs est l’attention portée aux praticiens, aux acteurs du terrain, aux agriculteurs, aux firmes et aux PME, en tant qu’acteurs directs de ces inventions techniques opératoires (Caroux et al., 2018).
Cette perspective portée sur l’inventivité technique à l’œuvre, le plus souvent au niveau local, est souvent sous-estimée, voire oubliée. En prenant le point de vue du temps long, François Sigaut soulignait par ailleurs cette faiblesse récurrente des recherches sur l’évolution des techniques agricoles. Selon lui, « il suffit de visiter quelques musées d’agriculture pour prendre conscience de l’extraordinaire diversité des outillages d’une région à l’autre, diversité qui ne peut s’expliquer que par un long passé d’innovations locales dans chacune d’elles. Le problème est que, sauf hasard heureux, ce passé nous reste à peu près inconnu ». Il s’agit « d’une quantité de petites innovations qui marchent, mais qui ne forment pas un ensemble lisible [fait] d’une multitude d’innovations de détail et d’intérêt local » (Sigaut, 2009).
Des agriculteurs engagés dans la transformation agromachinique
Les profils d’agriculteurs engagés dans la transformation agromachinique de leurs exploitations agricoles sont multiples. Néanmoins, en dépit de la diversité de leurs rapports à l’évolution agromachinique, ils nous montrent des constantes, mais aussi des différences, que nous tenterons de mettre en évidence (Caroux et al., 2018). Tout d’abord les choix stratégiques des agriculteurs-inventeurs, justifiés par des considérations abstraites, voire par des engagements de nature politique, semblent largement l’emporter sur des processus d’adaptation au contexte immédiat. On pourrait supposer que chacun d’entre eux cherche à apporter la preuve d’un possible imaginé, ce qui conduit à des orientations spécifiques à la fois imprévisibles et improbables. Ces agriculteurs ont montré leurs capacités à orienter leurs choix techniques suivant un processus d’interactions entre leur projet en tant qu’exploitant agricole, leur contexte agronomique spécifique et leur marché prédéfini ou en construction. Le point de départ de ces inventions se trouve souvent dans la volonté d’une meilleure adaptation à la représentation qu’ils se font de leur activité, technique certes, mais également sociale et économique. Pour ce faire, ils inventent, adaptent, transforment, leurs agroéquipements. Un point commun de ces choix techniques est qu’il semble être alimenté par une représentation forte du développement durable et exprime le besoin d’inventer.
Il est intéressant de noter que la logique même de l’invention les conduit à développer des approches qui font que leur évolution agromachinique suit des voies bien distinctes. L’opposition entre le « high-tech » et le « low-tech » leur semble étrangère : ils cherchent avant tout des solutions locales à leurs problèmes, rencontrés sur le terrain, tout en restant fidèles à des représentations distinctes du développement durable. Ils acceptent de tâtonner, de chercher, de faire des erreurs, mais peu à peu ils sont capables de modifier leur trajectoire et le fil rouge qui leur a permis de garder le cap apparaît.
Cette posture de décideur assumé face à des choix sociotechniques trouve sa source dans une forme d’autonomie et de réflexivité sur la place des machines dans leurs exploitations respectives. On peut dire que leurs choix agrotechniques entrent en résonance avec les propos de Simondon (2014) : « L’aliénation n’est pas causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence. » L’appropriation, par l’agriculteur, de l’ensemble des objets et des systèmes techniques dont il peut disposer s’intègre progressivement dans sa culture agricole. Dans cette culture agricole, l’exploitation agricole réinvente également son insertion dans les territoires : ces évolutions agromachiniques prennent le plus souvent appui sur de nouveaux marchés ou de nouveaux rapports à l’environnement socio-économique. Ces exploitations agricoles sont imaginées comme autant d’écosystèmes intégrés selon une approche concrète et pragmatique orientée vers la recherche de l’efficience agri-environnementale : les nouveaux outils de l’agriculture de précision adaptés aux exigences éco-agro-systémiques des parcelles et de l’exploitation sont appréhendés à divers niveaux d’échelle : la parcelle, l’exploitation agricole, le collectif, notamment en interaction avec les autres agriculteurs, ou au-delà.
Le Big Bang numérique et son lien avec la transformation agromachinique
Le Big Bang numérique, ses rapports à l’agromachinisme, ses conséquences et ses ressorts semblent coïncider, ou au moins ne pas être contradictoires, avec ce que nous disent ces agriculteurs. La pénétration rapide du numérique dans l’agriculture, même si elle a commencé il y a plus de vingt-cinq ans, avec le GPS, connaît une accélération notable et concerne désormais l’ensemble du monde agricole. Des acteurs issus de ce monde ont le souci de le transformer de l’intérieur en utilisant ces nouveaux outils, sans approche prescriptive et nomologique (Canguilhem, 2009).
L’analyse des start-up de l’AgTech française révèle un profil sociologique original de leurs fondateurs. Ce sont souvent des jeunes (moins de 35 ans), d’origine agricole (enfants, neveux ou petits-enfants d’agriculteurs). S’ils sont plus âgés, ils sont agriculteurs eux-mêmes et ne sont pas dans les circuits financiers des start-up. Ces fondateurs sont tous diplômés d’études supérieures dont une partie d’entre eux d’écoles d’ingénieurs en agriculture ou en électronique-informatique, les autres, d’écoles de commerce. Ils souhaitent adapter les outils les plus récents, et en particulier les technologies numériques, aux besoins des exploitations agricoles. Cette émergence des start-up de l’AgTech conduit les acteurs financiers à s’adapter : de nouveaux fonds apparaissent, dédiés à l’agriculture, à l’agro-industrie et à la valorisation industrielle ou énergétique de la biomasse. ; le Crédit Agricole a créé « Le Village by CA », pépinières de start-up dont la première a été inaugurée à Paris, et une vingtaine a suivi dans toutes les régions de France. Les domaines ciblés sont : l’agriculture et l’agro-alimentaire, l’économie de l’énergie et de l’environnement, le logement, la santé et le bien vieillir, le tourisme. À ce jour, sur les quatre cents start-up de ces pépinières, une trentaine est directement liée à l’agriculture. Ainsi le numérique se construit sur l’agromachinisme, mais il le déborde largement. Des entreprises importantes du numérique investissent pour des finalités agricoles : Google, en mai 2017, dans la start-up américaine Farmers Business Network (FBN). Celle-ci a créé une plate-forme de partage entre agriculteurs comme outil d’aide à la décision. En France, In Vivo a acquis Smag en 2014. Smag promeut la place des nouvelles technologies comme outil incontournable dans le « développement d’une agriculture de précision, compétitive et durable ». Les grands groupes du machinisme ne sont pas en reste et, après avoir connecté leurs machines, ils entreprennent des diversifications vers les robots, comme Fendt, Pioneer ou New Holland.
Le fait majeur de cette émergence de l’AgTech est la constitution progressive de nouveaux « milieux associés » (Dubois & Sauvée, 2016). Les nouveaux milieux associés à ces évolutions agromachiniques ont de multiples composantes et extensions, notamment dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ainsi les écoles d’agronomie ont créé des parcours d’innovation et d’entreprenariat en cohérence avec la problématique agromachinique ; le monde de la recherche-développement lance en 2017 l’institut de Convergence Agriculture numérique (#DigitAg), porté par l’Irstea. De nouvelles modalités de création et de diffusion de l’innovation se font jour, et les relations entre les agriculteurs et les firmes de l’agromachinisme s’en trouvent également transformées. Des initiatives concrètes cherchant à créer de nouvelles formes de collaborations voient le jour Cette évolution des milieux associés en relation à l’agromachinisme va de pair avec une transformation plus profonde qui se situe au niveau agronomique, avec sa forte dimension agro-écologique (Griffon, 2017). Nous retrouvons ici un des ressorts fondamentaux de l’évolution agrotechnique en cours, où l’objectif est d’intensifier les interactions systémiques à plusieurs niveaux d’échelle. « Les évolutions actuelles des agrotechniques, en particulier dans le sens d’une attention plus grande portée à la complexité des sols et à leur organisation propre, vont de pair avec une nouvelle conception de la nature » (Guchet, in Dubois, & Sauvée, 2016 : p. 129). Il convient toujours de dominer la nature puisqu’il s’agit de la faire produire, mais pour cela il convient de s’adapter à ses modalités, de l’accompagner et même de l’imiter (Griffon, 2013, 2017).
Question énergétique et évolution agromachinique à l’aune des niveaux d’échelle
Nous considérerons dans un troisième temps l’impact de la question énergétique associée au changement climatique, et aux autres contraintes propres aux limites de la géosphère et de la biosphère, sur l’évolution agromachinique. Cet impact sous-tend selon nous une modification des contraintes d’échelle selon deux perspectives distinctes (Dubois, 2016). Concernant la question énergétique, il apparaît en effet que l’agriculteur dispose d’une marge de manœuvre réelle, même s’il ne l’utilise pas toujours pleinement. Pour autant, cela ne signifie pas que le succès du choix individuel d’un mode de production soit adapté, sans transformation, à des changements d’échelle, notamment parce que le concept de changement d’échelle doit être revisité, en distinguant deux niveaux. Le premier niveau mesure une échelle spatiale, et le deuxième, une échelle de diversité ou de différenciation, obtenu en agrégeant les exploitations individuelles. Dans le niveau d’échelle spatiale classique, on passe de la parcelle à l’exploitation, puis au territoire, etc. Dans le niveau d’échelle qui correspond au taux de pénétration et qu’on pourrait qualifier d’agrégatif, on mesure, au sein d’un territoire donné, l’importance d’un mode de production, d’un système de culture, d’une espèce cultivée, d’un traitement donné, etc. Il est important de tenir compte de ces deux niveaux d’échelle qui ne peuvent plus être analysés indépendamment du système technique utilisé (Gille, 1978). Ne pas tenir compte des deux à la fois, c’est s’empêcher de penser système et intégration systémique.
La problématique énergétique est une contrainte macroscopique de l’ensemble du système agromachinique mais elle se décline selon ces deux niveaux d’échelle. On peut imaginer une baisse de cette consommation par l’usage de robots, tous électriques. Mais cela entraînera la croissance d’une énergie électrique consommée régulièrement, autrement dit du nucléaire, ou des batteries, ou de toute autre forme de stockage. Le problème de l’azote ne sera pas non plus résolu. En effet, s’il est possible de remplacer les nitrates obtenus par la réduction chimique de l’azote gazeux – grâce aux énergies fossiles –, par le processus de fixation biologique de l’azote (les légumineuses), cela génère un autre coût. La réduction biologique est obtenue grâce à l’énergie fournie par la photosynthèse aux bactéries symbiotiques associées. On peut réaliser un travail d’amélioration de cette fixation biologique de l’azote : les possibilités peuvent se décliner à différents niveaux d’échelle, du moléculaire au territoire. Mais ce sera un processus long et complexe. Aujourd’hui il semble encore difficile de prétendre qu’on peut, globalement, se passer des intrants chimiques et maintenir un rendement moyen semblable. Il faudra peut-être accepter une perte globale d’environ un tiers, avec des variations selon les régions, les productions et le niveau scientifique et technique de l’agriculteur (Le Buanec, 2012 ; Deguine et al., 2016).
Cette contrainte énergétique s’accompagne d’autres limitations corrélées qui font que la recherche d’optimisation va devenir de plus en plus urgente (Dubois, 2016). Pour ce faire, il s’agit de penser le système agroécosystèmique aux différents niveaux d’échelle, et de ne pas inférer immédiatement une homologie de résultats dans le passage du niveau de l’exploitation agricole à celui d’un territoire puis à l’échelle nationale, continentale, voire planétaire. Ce modèle permacole appliqué de manière générale sur de grandes surfaces conduirait à des volumes de production très importants, des recyclages de même ampleur et des densités élevées de population agricole. Cette transformation territoriale et sociale poserait des problèmes de logistique collective avec comme conséquence une baisse de marge asphyxiant le système. La limite d’échelle deviendra le nombre d’agriculteurs. Le modèle de l’entrepreneur de travaux agricoles ne peut lui-même fonctionner que comme partie intégrée dans un milieu agricole plus vaste. On voit ainsi que l’évolution agromachinique à venir doit intégrer la double contrainte d’échelle, spatiale et agrégative.
Autant il peut être stimulant de copier un modèle innovant dans son inventivité et dans la recherche incessante de solutions locales et adaptées à soi, autant une prescription générale, nomologique et homogénéisante de leurs résultats et l’extension à un niveau général dans le système agrotechnique dans son ensemble n’est guère envisageable. L’évolution agrotechnique bute sur des frontières externes d’équilibre entre besoins énergétiques, besoins alimentaires et disponibilités en ressources naturelles. Les principes d’efficience économico-environnementale, et notamment dans leur composante énergétique, ne s’incarnent pas de la même façon selon les niveaux d’échelle auxquels on se réfère. L’appréhension des effets d’échelle devrait donc jouer un rôle de « principe régulateur » : certains choix ne peuvent être multipliés densément sur un territoire, car leur valeur ajoutée dépend de situations géographiques. Certains autres peuvent connaître une amplification forte dans des parties spécifiques des territoires : proximité d’une consommation immédiate, proximité de réseaux de transport adaptés. D’autres choix enfin peuvent se multiplier sur l’espace national à condition de ne pas dépasser une certaine densité (spécifique du choix envisagé). On pense notamment à tous les efforts de mutualisation du matériel. Les nouvelles technologies permettront peut-être de construire des réseaux d’échanges et de mises en commun de matériels qui souvent dépasseront les territoires régionaux, voire nationaux, et pourront affecter sensiblement les possibilités d’évolution de l’agromachinisme (Caroux et al., 2018).
L’évolution agromachinique comme seuil d’un nouvel encyclopédisme agricole ?
À partir de ces observations, constats et analyses, nous conclurons sur l’hypothèse d’un changement de paradigme épistémologique dans l’approche de la production agricole, changement qui devrait affecter profondément l’agromachinisme. Le développement des approches agro-écologiques et des innovations localement situées constituent des indicateurs forts et conduisent à considérer l’évolution agrotechnique comme un processus dont il faut accepter la complexité. Suivant les travaux de Simondon, nous l’appellerons un « nouvel encyclopédisme agricole ». Il paraît probable que le développement et la diversification des « machines » en agriculture ne pourront plus être appréhendés sans prendre conscience des connaissances nécessaires pour en maîtriser la conception, l’usage et la diffusion. Avec cette importance des activités de conception, il est probable que les savoir-faire et les compétences des agriculteurs seront des éléments à prendre en compte de manière renouvelée dans cette grande transformation agromachinique.
Nous ferons dans un premier temps l’hypothèse que ces évolutions agromachiniques soient conditionnées par une capacité encyclopédiste. Mais cet encyclopédisme n’est pas premier. Il est une conséquence : c’est dans le souhait d’innover que réside ce ressort et la volonté d’accéder à une solution originale, conduisant souvent à de longues recherches, des rencontres originales, des voyages à l’étranger et des lectures éclairantes...(Caroux et al., 2018). Ces innovations agromachiniques supposent également l’existence ou la création de milieux associés, comme nous l’avons vu. Ainsi les rapports entre les agriculteurs et les conseillers, les fournisseurs et les chercheurs semblent changer de nature. Ils semblent tous être dans une interdépendance accrue et, par conséquent, les agriculteurs peuvent conserver et amplifier leur autonomie. Leurs souhaits d’agir, de connaître et d’inventer sous-tendent ces évolutions techniques. Celles-ci vont s’affirmer d’autant plus qu’une dynamique en relation à des milieux associés et des modalités nouvelles, d’accompagnement et de suivi vont les guider. Ces évolutions techniques supposent également de nouvelles formes d’échange et d’interaction pour la co-conception, à l’écoute des problèmes rencontrés sur le terrain. Il s’agirait ici de construire, voire d’organiser, des processus de changements agrotechniques. L’existence de milieux associés à l’évolution agrotechnique joue le rôle de catalyseur permettant de réaliser (ou d’accélérer) ce processus d’individuation des exploitations agricoles (Dubois, & Sauvée, 2016 ; Caroux et al., 2018). Il y aurait long à dire sur l’ensemble des freins à ce processus néanmoins, quand un viticulteur conçoit le robot dont il a besoin et le promeut au sein de la profession, c’est une barrière sociale qui tombe : la capacité d’invention, d’innovation et d’entreprenariat s’est déplacée chez les agriculteurs. Ces expériences sont encore peu nombreuses, car de nombreux agriculteurs, réticents aux nouvelles technologies et surtout doutant de leur savoir-faire, restent réservés quant à leur implication directe dans l’innovation. Des expérimentations supprimant ces barrières psychologiques, sociales et organisationnelles sont concevables et déjà à l’œuvre dans de multiples initiatives de terrain (Dubois et Sauvée, 2016 : Caroux et al., 2018).
Comme souligné en introduction, et ce sera notre deuxième constat, une technique, même nouvelle, n’est pas un « objet technique isolé » que l’expérience immédiate permet de comprendre. Elle provient d’un croisement de multiples déterminations, et ce croisement est réalisé par l’inventeur. Les inventions en agriculture portent en arrière-fond la crise énergétique, climatique, environnementale et les limites en ressources. L’accélération des évolutions techniques, en relation avec les NTIC/NBIC, qui touche toutes les sociétés industrialisées, est désormais perceptible en agriculture. Ces nouveaux modèles d’apprentissage pour l’invention et l’innovation agromachiniques remettront en cause les schémas top-down. Il s’agirait ainsi de mettre en place ces relations de partenariats pour la co-conception qui, encore aujourd’hui, font défaut, mais qui sont réclamées par nombre d’agriculteurs dans un contexte d’une transition indispensable vers l’agriculture et l’agro-industrie durables. Le foisonnement des idées, la multiplicité des chemins d’invention et une certaine forme d’exubérance dans les initiatives suggèrent une entrée de l’agriculture dans une ère de rupture. Le modèle agricole de demain pourrait être, à l’instar du monde vivant, celui d’une unicité de principe dans son fonctionnement fondamental associé à une diversité quasi infinie des modes de production et de structures agricoles. Aurélien-Gabriel Cohen suggère qu’il convient désormais de « composer avec la variation irréductible du vivant au lieu de lutter perpétuellement contre elle » (Cohen, 2017). Selon lui, en prenant appui, dans son raisonnement, sur ce que nous enseigne la permaculture, l’agriculture doit passer d’une « épistémologie des lois à celle de l’enquête ». Mais rien n’est dit sur les conditions de cette révolution épistémologique et il n’est pas sûr que les évolutions agrotechniques à venir en suivent la voie.
Néanmoins il semble qu’aujourd’hui les conditions sont présentes pour une transformation, avec de nouveaux outils de communication et d’échange, de nouveaux milieux associés en émergence, de nouveaux modes de production industriels, des outils de maîtrise de la précision, de nouvelles démarches de conception des agroécosystèmes (Berthet, 2014 ; Berthet et al., 2016) avec, bien sûr, comme toile de fond des contraintes énergétiques et écologiques croissantes. Darwin a renversé les recherches sur l’évolution en acceptant comme fait une énigme : la variabilité du vivant. Il a pris ce qui était inconcevable comme l’élément à partir duquel il fallait penser l’évolution (Lenay, 1999). Par analogie, on peut penser que dans le nouvel encyclopédisme agricole, la conception de l’évolution, et en particulier celle de l’évolution agroécosystèmique, devra avoir sa place. Et c’est bien sur la diversité et sur la complexité des relations entre monde vivant et monde technique que la pensée et la conception agromachiniques vont pouvoir s’appuyer, à rebours de la vision recherchant le forçage par homogénéisation du champ par la machine et/ou de la machine par le champ. Ce moteur des évolutions agrotechniques serait à rechercher dans la quête accrue, par une frange d’agriculteurs-inventeurs, d’une adaptation de leurs agroécosystèmes aux nouvelles caractéristiques du milieu social, environnemental et technique (Caroux et al., 2018). L’évolution agromachinique contemporaine préfigure peut être, grâce à cette inventivité agricole, un bouleversement des modes de création et de diffusion des savoirs et des techniques agricoles.